Disrupter ou mourir ! Oui, mais…

Disrupter ou mourir ! Oui, mais…

La disruption, cette question existentielle et médiatisée interpelle les dirigeants d’entreprises…

A la fois concernée, en tant que rouage impliqué au cœur de la transformation numérique des entreprises, et observatrice privilégiée (à travers une veille professionnelle et personnelle), la disruption résonne et raisonne à mes oreilles !

Depuis une éternité à l’échelle numérique (quelques mois de la vraie vie), on voit se répandre cette formule (et ses équivalents) « disrupt or die »… Sorte de « remake numérique entrepreneurial » de la question existentielle que William Shakespeare place dans la bouche d'Hamlet en 1601 : « être ou ne pas être » !

Disrupter, c’est désormais, pour nombre de dirigeants, le corollaire évident de la transformation numérique, dont chaque entreprise est censée comprendre qu’il est une question de survie. Mais au fait, disruption, disrupter, disruptif… voire disrupteurs, que recouvrent ces itérations ?

Le concept de disruption est né en 1992 sous la plume de Jean-Marie Dru, Président de TBWA. L’entreprise a même déposé le vocable « disruption » en tant que marque dans 36 pays, dont l’Union européenne. A l’origine employé comme adjectif, en anglais « disruption » caractérise des traumatismes provoqués par des catastrophes naturelles comme des tsunamis.

Remise dans le contexte entrepreneurial, la disruption reflète une « méthodologie créative » indissociable de l’innovation qui, de fait, devient « disruptive » ! Donc, si l’on veut tenter de définir le concept de disruption, il doit qualifier l’innovation. C’est l’innovation qui devient disruptive, par rapport à l’innovation incrémentale, vue comme une simple mise à jour plus ou moins optimisée de l’existant. D’où ce statut de corollaire évident de la transformation numérique…

Qui de l’œuf ou de la poule… de la cause ou de l’effet !

Sauf que, même si elle est métaphorique, la disruption véhicule implicitement cette « image tsunamique » ! Impression soutenue étymologiquement par la notion de « rupture » que sous-tend l’item en tant que tel. Ainsi, dans l’imaginaire managérial, la disruption évoque plus spontanément la destruction que la résurrection !

Il faut donc fournir un effort intellectuel non négligeable pour raccrocher cette image mentale de tsunami sur la cause (incontrôlable et irréversible) : le numérique. L’effet, quant à lui bien concret pour l’entreprise et ses dirigeants, c’est la nécessité vitale de transformation, dont la disruption n’est qu’une ressource stratégique fondamentale !

Une autre déferlante de la tempête numérique, l’angoisse d’ubérisation bouscule les zones de conforts des entrepreneurs ! Soufflée par tous les médias, analystes, experts… elle attise encore, s’il en était besoin, l’exigence de disruption. Alors…

Disrupter oui, mais… pas moi !

Dès lors, même si la disruption est presque devenue une évidence, on voit bien concrètement que certains freinent « un peu », préférant laisser mûrir le concept à l’état de discours. Ils se cherchent des prétextes raisons pour ne pas disrupter, qui leur business model, qui leur métier, qui leur fonction… Le changement à l’épreuve des résistances, c’est aussi vieux que le monde !

Pourtant là, tout le monde est d’accord, il semble bien qu’il faille innover, bouleverser… Question de survie ! Et, dynamique numérique oblige, qu’il faille disrupter vite ! Pas de place pour la procrastination managériale, même si l’on tente de la rebaptiser étude, projet, audit… parce que l’on ne va quand même pas se propulser dans l’inconnu !

Disrupter oui, mais… pas seul !

Plonger dans l’inconnu, non. Réfléchir, oui. Mais vite. Du coup, certains dirigeants sont tentés de jeter un coup d’œil sur la copie des voisins, geste assez facile et rapide avec les médias sociaux. Quelle est leur expérience, ce qu’ils en disent, les réactions de leur clientèle… Parce que (l’idée n’est déjà plus très disruptive) l’entreprise a bien compris qu’elle devait s’orienter « user centric » !

D’autres managers se disent qu’il vaut mieux ne pas s’embarquer seuls dans cette galère. Concrètement, l’entreprise ouvre ses portes à ses partenaires. D’autres, les plus grandes, courtisent les startups… pour mieux s’inspirer, s’imprégner de leurs modèles agiles, souples, créatifs, innovants par essence. Et la réciprocité opère aussi : les petites ont besoin des grandes !

Disrupter oui, mais… pas tout !

Quand on côtoie les dirigeants, surtout lorsqu’on les accompagne dans une discipline aussi transverse que leur stratégie de communication, les hésitations s’entendent, se ressentent. Même lorsque la disruption en tant que telle semble admise, on perçoit des freins structurels. Je ne listerai pas tous ceux que j’ai pu voir/entendre. Ils peuvent être liés à certaines fonctions internes, parfois trop intimement attachées à la culture de l’entreprise. Il arrive également que les freins se resserrent sur certains aspects métiers, au motif qu’il ne serait « pas utile de toucher à cela ».

Parfois le blocage relève de la personnalité de telle ou tel, qu’il est difficile de « bousculer ». Prétendre faire sortir ce dirigeant de ses us et coutumes numériques, parfois limités à un usage superficiel des outils, est inenvisageable. Alors, au mieux l’aventure disruptive s’engagera peut-être en périphérie de la fonction concernée !

Disrupter oui, mais… peut-on s’en passer ?

Je le disais, la résistance au changement fait intrinsèquement partie de la nature humaine et, dès avant le numérique, des problématiques de l’entreprise. Depuis le travail de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe en 1951, la littérature managériale est pléthorique en ce qui concerne la résistance au changement. Si le changement génère naturellement de la résistance, qu’attendre alors de la disruption !

Mais à l’instar de la célèbre courbe de Gauss* appliquée à la nature humaine, si une extrémité rassemble « les retardataires » (ceux qui ont le pied sur le frein), à l’autre extrémité on trouve « les innovateurs », enthousiastes, visionnaires.

Ce sont très certainement ceux-là qui, à l’aube de l’humanité, ont mis l’homme debout, puis l’ont incité à se servir de ses mains, à frotter les silex, jusqu’au jour où il s’est retrouvé assis devant un ordinateur. Depuis, il n’a de cesse de jouer avec les nombres au point de valider la présence des ondes gravitationnelles calculées par Einstein, ou encore de donner à une intelligence artificielle la possibilité de remporter une partie de GO !

Ce sont peut-être ces quelques 2,5% d’utopistes enthousiastes qui préconisent aujourd’hui de « disrupter le monde » ! Faut-il les suivre ? Est-ce que la réponse se calculera au nombre d’entreprises ayant évité la marche disruptive et qui n’existeront plus en 2020 ? Ou au nombre de celles qui, en disruptant auront raté la marche, perdu l’équilibre ? A moins que ne restent plus que celles qui auront vraiment su/pu disrupter…

Pour ma part, il me semble que si l’immobilisme est certainement suicidaire, « disrupter pour disrupter » serait périlleux. La vérité ne serait-elle donc pas, comme souvent, au milieu du gué ? Autrement dit, la disruption n'est-elle pas avant tout un état d’esprit ouvert, réceptif, qui guide l’inspiration et aide à prendre les meilleures orientations ?…

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* Loi normale ou loi de Laplace-Gauss, des noms de Laplace (1749-1827) et Gauss (1777-1855), les deux mathématiciens, astronomes et physiciens qui l'ont étudiée

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