Distinguer la valeur économique de l’architecture : la chose, la pratique et le mot
Pinax avec Perséphone plaçant un linge plié dans un coffre en bois sculpté, terre cuite, Ve s. av. J.-C., Musée Archéologique de Locri (Italie)

Distinguer la valeur économique de l’architecture : la chose, la pratique et le mot

C’est un lieu commun facile : l’architecture ne ferait pas bon ménage avec l’économie. Nos partenaires, qu’ils soient maîtres d’ouvrages, bureaux d’études divers, constructeurs et artisans voire même aficionados, en usent et en abusent. D’où qu’ils viennent, les discours à l’adresse des architectes disent toujours à un moment : « nous ne voulons pas brider votre créativité, cependant il y a une réalité économique ». Cette phrase parle implicitement d’une perception encore tenace de l’architecte comme seul artiste dans l’écosystème de l’édification. La conséquence impliquerait donc que l’architecte devrait être épaulé ? Pour faire atterrir ses idées dans le réel, celui du chantier notamment1 ? Ou encore garder ou reprendre pieds dans la réalité de l’économie ? Un sujet qui occupe parfois nos discussions sans pour autant les envahir. Conscients de ces relations complexes voire ambiguës, nous étions plusieurs architectes à œuvrer afin que la Stratégie nationale pour l’architecture de 2015 propose, dans l’un de ses axes, de distinguer la valeur économique de l’architecture. Depuis, l’idée fait son chemin, d’autres groupes de réflexions et rapports sont venus développer cetteintention. C’est l’occasion de revenir sur ce sujet, de deviser comme l’aurait fait un César Daly dans sa Revue générale, d’interroger le sens des mots et des habitudes, de « requestionner le programme » comme disent certains.


Economie et intérêt public de l’architecture

L’architecture, on l’oublie souvent, désigne autant la pratique que la chose construite, résultat de cette pratique. Aussi, parlons tout d’abord de la chose. On connaît tous le long travail qui a permis, au siècle des Lumières et avec l’Académie d’architecture, de distinguer la fonction d’architecte de celle d’entrepreneur, plaçant notamment l’architecte du côté du monde des idées, l’extrayant des monde des métiers et des corporations du bâtiment pour le hisser au rang de profession, qui plus est libérale. Sur cette base, combats après combats, démonstrations après démonstrations, les architectes et d’autres, mobilisés au long des XIXe et XXe siècles, sont arrivés, après avoir défini leur expertise, à élever l’architecture à la condition d’intérêt public. Plus précisément, l’article 1 de la loi sur l’architecture de 1977 indique, nous connaissons cela par cœur, que « la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans l’environnement […] sont d’intérêt public ». Ainsi l’architecture en tant qu’objet se trouverait régie par un intérêt supérieur à celui de l’économie qui elle, renverrait, aux arts industriels. Du haut de cette position, constatant qu’elle est « la poésie de la construction » pour reprendre les mots de Gromort, la chose n’aurait pas à s’accommoder avec l’économie qui, selon la définition d’usage, désigne « l’ensemble des activités humaines et des ressources concourant à la production et à la répartition des richesses ». Là où l’économie n’aurait comme seul intérêt que son développement, l’architecture servirait un intérêt qui lui est supérieur. C’est évidemment oublier que l’architecture comme objet est en soi le produit d’une économie, fusse-t-elle copieuse ou frugale, heureuse ou amère. C’est oublier également oublier qu’architecture et architecte ne se confondent pas dans un seul et même périmètre. La réalité est donc probablement bien plus complexe et nuancée mais les discours qui accompagnent l’architecture, et notamment son lien à l’économie, le sont-ils pour autant ? Voilà un sujet sur lequel il serait intéressant de refaire le point au-delà de cet article.


Des arts libéraux… à l’entreprise d’architecture

Si les liens techniques et philosophiques entre l’architecture et l’économie sont un sujet, il est intéressant aussi d’évoquer l’organisation économique de l’architecture entendue maintenant comme pratique. Cela revient à parler de l’organisation de l’architecte, de son outil de travail et de sa propre économie. Un sujet intéressant car le cadre juridique de cette organisation a évolué dans les dernières décennies. Durant sa longue ascension où elle s’est imposée, la profession d’architecte s’exerçait uniquement sous le mode libéral. C’était une posture, une place conquise : une profession libérale comme il y en a peu d’autres. Une profession inscrite dans les arts libéraux, exercée en son nom propre comme le stipule la HMONP et, au XIXe siècle, en dissimulant ses éventuels salariés.

Aujourd’hui, de plus en plus d’architectes développent leur activité au travers d’un cadre juridique d’entreprise. Avec un capital, des salariés, un chiffre d’affaires et, souhaitons leurs, des bénéfices, pas seulement financiers mais aussi humains. Toutefois, cette position nouvelle serait plutôt une adaptation nécessaire de l’outil de production des architectes à l’évolution du monde économique. Elle n’est donc que très rarement revendiquée dans leurs discours et encore moins perçue de l’extérieur. Conscient de cette posture « en creux » et de son impact sur la perception de l’architecte, je m’étais risqué dès 2015 à parler d’entreprise d’architecture2, bien conscient, à l’époque, du caractère iconoclaste de mes propos. Depuis la locution fait son chemin notamment avec la mise en place récente d’un observatoire partenarial de l’économie de l’architecture.

Cette évolution offre à mon sens l’occasion de revenir sur ces deux modèles qui portent, au-delà des aspects techniques, des significations et des promesses pour celles et ceux qui pratiquent l’architecture. Une mise en parallèle qui devrait nous aider à ne retenir prioritairement les points positifs de chacun. Lorsqu’il est libéral, l’exercice porte la promesse d’une profession de « caractère intellectuel et que l’on exerce librement » pour reprendre la définition communément acceptée. Un mode d’exercice qui est sans doute la meilleure des réponses aux siècles précédents à l’objectif d’intérêt public et peut-être même à une suite logique de l’enseignement du projet en architecture qui pose à nouveau la question aujourd’hui3. L’exercice libéral se présente ainsi comme surplombant l’économie de la construction puisqu’il vise, dans l’idéal, à anticiper, à organiser afin de distribuer les efforts et la matière selon les ressources et les métiers. Dans le contexte actuel de réduction de la consommation de matières et d’énergie, on imagine bien tout l’intérêt que peut tirer notre société de cette pratique libérale de l’architecture.

Lorsqu’il est entrepreneurial, l’exercice de l’architecture contraint à un changement de perspective et à la reconstruction de notre héritage notamment pédagogique. Combien de fois entendons-nous dire « l’architecte et les entreprises », ou encore disons-nous : « sur ce chantier, j’ai eu de bonnes entreprises ». Ces petites phrases anodines qui en disent long sur les places assignées à chacun. Il y aurait d’un côté un architecte, libre dans ses pensées de concepteur puis de l’autre des entreprises, qui créent de l’emploi et produisent des richesses. Pour autant, se penser comme entreprise dans sa pratique de l’architecture, c’est d’une part accéder à l’ensemble des forces vives qui participent à la production et à la répartition des richesses comme dit précédemment mais aussi, dans les circonstances actuelles plus qu’avant, à l’invention de solutions économes et écologiques. D’autre part, c’est accéder au droit commun des entreprises et ainsi bénéficier des soutiens publics à la recherche et l’innovation comme j’avais pu le suggérer en 2018. C’est aussi, pourquoi pas, devenir mécène plutôt que mécéné.

Ces deux modèles n’ont de différents au final que leurs cadres juridiques : chacun est contraint à une économie propre interne ; chacun repose sur le même code de déontologie et ambitionne de participer à l’intérêt public de l’architecture. C’est plutôt sur les discours qu’il faudrait travailler. Dans les faits, il n’est pas rare d’observer une double inscription des architectes au tableau de l’ordre : à titre individuel et au titre d’une entreprise. Une situation révélant probablement le double attachement (pour ne pas dire l’ambiguïté) des architectes à ce modèle libéral et au mode entrepreneurial de leur outil de production. Les débats, qui ont partagé les architectes il y a quelques années, lorsqu’il s’est agit d’ouvrir le capital des entreprises d’architecture est révélateur. Il serait intéressant de les relire à l’aune de ce double attachement culturel.


Economie ou composer pour bien ranger

Terminons sur le mot, celui d’économie. Sans être un mot valise, il est néanmoins tellement quotidien et pétris d’idées reçues que l’on ne s’attarde plus trop, encore moins dans notre milieu, à en explorer le sens, l’étymologie. Un excellent confrère me rappelait récemment que le terme économie était notamment emprunté du grec oikonomia qui veut dire « administration d’une maison » et par extension désigne la chose « bien organisée et bien rangée ». L’irruption dans ce lieu commun de l’économie d’un terme aussi familier pour les architectes que celui de la maison, programme architectural iconique auquel chacun se mesure une fois au moins dans sa carrière, est savoureuse. Plus intéressant encore est la locution « bien organisée ». Difficile de ne pas la rapprocher de la composition, maître mot de la discipline jusqu’à pas si longtemps. En effet, qu’est-ce que l’architecture si ce n’est, comme l’indiquait l’architecte et pédagogue Jean-Pierre Epron, grande figure intellectuelle récemment décédée, « une organisation judicieuse du monde ».

Explorer l’étymologie des mots et spéculer sur les idées n’est-il pas l’un des apanages d’une profession qui se veut libérale ? Et lorsque cette exploration offre une occasion de retourner les discours convenus, de ranger autrement les idées reçues, c’est peut-être l’occasion de distinguer enfin la valeur économique de l’architecture.

Lorenzo Diez, novembre 2022

(article rédigé pour la revue d’A et publié dans son numéro 304, janvier-février 2023) 


1Voir le récent dossier « la mission de chantier en péril ?» dans le n°303 de d’a, décembre 2022.

2Voir interview de Lorenzo Diez dans la revue d’a n° 262, mai 2018.

3Voir le récent rapport d’inspection conjoint culture et enseignement supérieur sur les conditions de l’enseignement et le déroulement de la formation dans les écoles nationales supérieures d’architecture (décembre 2021).

Maxime DUPUY

Architecte D.E. - Head of Development at Petitdidierprioux architectes

1 ans

L’art de la nuance devient donc nécessaire pour aborder ces questions. Il est pourtant mis à mal ces temps-ci.

Thierry Meunier

Expert en développement commercial et marketing, spécialisé en architecture

1 ans

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