Divertir avant d’informer
Depuis que les créateurs de contenu sont sortis de leur chambre, ils envahissent les tapis rouges. Ils sont arrivés avec leurs questions décalées et leur personnage imposant, en balayant tous les codes du journalisme d’un revers de la main. Aussi fragile soit-elle, la presse traditionnelle ne compte pas se laisser faire. On vous l’annonce : la guerre est déclarée.
L’ère du divertissement va-t-elle tuer le journalisme ?
Lire le journal, c’est so 2002
La semaine dernière, 20 minutes annonçait la fin de son quotidien gratuit. Vous avez bien lu : il n’y aura plus de petits stands bleus à la sortie du métro. Et pour enfoncer le couteau encore un peu plus loin, sachez que ce journal papier était le dernier distribué gratuitement.
Considérée comme de la concurrence par les journaux payants, la presse gratuite est la première à tomber mais ça ne signifie pas qu’elle sera la seule. À vrai dire, depuis l’arrivée d’Internet, les annonceurs ont été visionnaires : ils misent davantage sur la publicité en ligne que sur les médias traditionnels. Simplement parce qu’à partir des années 2010, c’est sur le web qu’ils ont trouvé leur public.
Et aujourd’hui, on le sait bien, le mot média ne se limite plus à la presse. Plus un seul jour ne passe sans qu’on ne soit confrontés à des contenus qui portent de l’information. Face au scroll sur TikTok, le journal est devenu has been. Sauf si on le lit sur TikTok.
Et si vous doutiez de son efficacité, plus de quatre-vingt-neuf mille abonnés suivent les aventures journalières de cette créatrice de contenu. En rendant accessible les informations parfois complexes écrites dans la presse, elle ravive le potentiel de cool du journal papier.
Kelsey Russel transforme des histoires locales en potins à la Desperate Housewives. Son storytelling naturel rend distrayant des histoires qui avaient un fort potentiel d’ennui. Peut-être parce qu’elles n’avaient pas été délivrées avec personnalité ?
Au-delà du geste - scroller plutôt que feuiller des pages avec l’index mouillé -, le caractère divertissant des réseaux sociaux donne un tout autre ton aux dernières nouvelles.
“It’s such a TikTok question”
Autant le dire clairement : l’information, très peu pour nous si elle n’est pas divertissante.
Et ça tombe bien, les créateurs de contenus savent faire. Podcasts, Challenges XXL, TV shows et même concept stores… ce sont les rois du divertissement. (Déso Christophe Dechavanne)
Sur le trône du royaume, sans surprise, on retrouve Léna Situations.
Et ces dernières années, elle a été bien plus loin que son propre média. Sur le tapis des Césars un micro à la main ou encore en pleine promotion de Challengers pour interviewer Zendaya. En clair, la créatrice de contenu prend des airs de journaliste.
“[…] oui Léna Situations aujourd’hui incarne une forme de journalisme, sans même la revendiquer. Alors oui, Léna n’a pas fait d’école digne de ce nom mais la formation qu’elle s’est procurée en devenant en quelques années l’une des créatrices les plus suivies sur les réseaux sociaux en vaut mille.”, Hupset dans sa newsletter Léna S, la nouvelle Léa S ?
Et elle n’est pas la seule. Parce que, de manière générale, les créateurs de contenus ont un atout que peu de journalistes possèdent : de la notoriété. À travers leur média personnel, ils fédèrent et possèdent une influence indéniable. Alors entre un journaliste simplement formé, et un influenceur qui va animer leur communauté, le choix est vite fait.
Sans surprise, ça ne fait pas sourire ceux qui possèdent la carte de presse.
Et on peut l’entendre. Parce que c’est aussi deux façons bien distinctes de raconter le monde.
Pendant que les créateurs de contenu informent en laissant parler leur personnalité, la plupart des journalistes tiennent un serment d’objectivité. Pour preuve, le journaliste Fabien Jannic-Cherbonnel disait : « J’estime que l’ego n’a pas vraiment sa place dans le métier et que le ou la journaliste doit savoir parfois s’effacer devant son sujet. »
Autant vous dire que les abonnés seraient bien déçus de voir Léna Situations s’effacer face à ses invités. Naturellement, très peu d’entre eux ont appris le métier en école, et ils ont une manière bien à eux de poser des questions. Formatée par et pour les réseaux sociaux. “It’s such a TikTok question”, répondait l’acteur suédois Stellan Skarsgård interviewé pour la promotion de Dune.
Et Mybetterself se tient sur le palmarès des questions les plus TikTok de l’année posée à Zendaya : “Escargot ou croissant ?”
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L’information étant cruciale, peut-être la recherche avancera-t-elle après avoir su que Zendaya n’avait jamais vu de croissant XXL.
En somme, les interviews à débats sont devenues des talk shows divertissants. Et les intervieweurs sont devenus des amis au détriment des questions piquantes.
Informer ou divertir, il faut choisir
Et même si ça fait ricaner ceux du fond de la classe, on ne peut s'empêcher de questionner les limites de la légitimité que leur communauté accorde à ces créateurs de contenu. Le métier de journaliste repose sur une éthique très codifiée. On l’opposerai presque à leur élan de liberté créatrice.
Dans ce contexte, comment peut-on attendre d'eux un respect des normes s'ils n'en perçoivent pas tous les enjeux ?
Dans cet extrait de Mouv’, Paloma Clément-Picos rétablit la nuance entre “des journalistes payés par des rédactions et des influenceurs qui sont souvent payés par les studios pour faire du contenu.”
Autrement dit, ce qui différencie le journalisme pur de ces opérations de communication perpétrées par les créateurs de contenu sur les tapis rouges, c’est leur caractère promotionnel. Et on le sait bien, ils sont souvent biaisés. On peut appeler ça un affront aux journalistes qui s’efforcent quotidiennement de donner des informations avérées.
Pour autant, ça ne signifie pas que leurs procédés doivent être totalement opposés. En clair :
Est-ce qu’on ne pourrait pas divertir ET informer ?
“Et puis un jour, j’en ai eu marre. À force de faire semblant d’être neutre, je l’étais devenue, et j’annonçais à l’antenne la pire des catastrophes naturelles avec la même intensité que les prévisions de Bison Futé une veille d’Ascension : tout se répétait, tout était prévisible, plus rien ne me faisait rien. […] Allais-je seulement pouvoir garder ma carte de presse ? La question ne cessait de m’étonner : moi, je voulais juste changer de rythme. Modifier l’angle de vue, mais regarder, toujours. Rapporter des faits, encore, mais freiner la cadence. Les décrypter pour le plus grand nombre, évidemment, mais prendre le temps. Saisir le réel, plus que jamais, mais pouvoir faire un pas de côté. Souffler. Respirer. Comprendre. Et, parfois, m’offrir l’immense liberté de dire « je ».” Giulia Foïs, journaliste interviewée sur Scam
Si les journalistes ont quelque chose à apprendre des influenceurs, c’est bien d’avoir développé une voix unique. S’effacer derrière son sujet, ça a du bon, mais ça a aussi le pouvoir de stériliser l’information. Tiens, c’est peut-être pour ça que les médias traditionnels n’ont plus la côte.
“Pendant très longtemps, moi j’ai voulu bosser dans les médias traditionnels. […] Et, en fait, je trouve qu’Internet est un endroit incroyable. On est hyper libres de faire ce qu’on veut. Il y a beaucoup moins de contraintes. […] J’ai une peur assez profonde si je bosse dans un média traditionnel, c’est de faire une version un peu aseptisée de ce que je pourrais faire sur Youtube.” Jeanne Seignol, journaliste et créatrice de contenus littéraire dans le podcast La pause littéraire
Le monde des médias ne devrait pas se demander qui va traiter le sujet, mais avec quelle perspective il faut le traiter.
Parce que désormais, pour être un bon journaliste, il ne suffit plus de se cacher derrière son micro. Il faut savoir développer sa voix pour devenir son propre média. Et c’est ce que les créateurs de contenus comme Léna savent faire de mieux.
Alors, avant de sortir les fourches ou de tomber dans une bulle anti-influenceurs, il faut accepter que notre consommation de l’information a changé. Dans le meilleur des mondes, on comprendrait que ce sont deux métiers distincts avec des visées complémentaires. On ferait cohabiter le divertissement et l’information fact-checkée. Et surtout, on saurait adapter notre regard en fonction de celui qui tient le micro.
La prochaine fois que vous entendez une TikTok question sur un tapis rouge, demandez-vous ce qu’ils essayent de vous vendre avant de vouloir savoir s’ils préfèrent les escargots aux croissants XXL.
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