Donner sa langue au chat'
Il fallait bien que ça arrive un jour ou l'autre. On s’y attendait, même si tout cela paraissait lointain et un peu chimérique. Depuis le temps, on savait bien que les ordinateurs étaient capables de beaucoup de choses mais, là, c’est différent ; l’inquiétude se mêle à l’émerveillement. Dans nos rêves d’enfants, les robots, on les avait imaginés amusants, serviables et même bêtement serviles …Des imitateurs un peu grotesques, mais diligents et sans histoires. Somme toute, d’excellents compagnons de notre paresse. Mais, les voilà désormais intelligents, artificiellement intelligents, c’est-à-dire encore un peu inférieurs, nous dit-on, à la masse de neurones humains qui les a créés. Mais pour combien de temps ? Et faut-il s’alarmer ?
Rappelez-vous, l’Odyssée de l’espace, avec cet ordinateur qui devient inopinément autoritaire et se révèle, pour finir, un odieux meurtrier. Quelques décennies avant la sortie de ce film inquiétant, Asimov, avait conceptualisé les « lois de la robotique », celles-ci prescrivaient aux robots de ne jamais porter atteinte aux êtres humains. Seulement, la littérature de genre ne peut avoir force de traité. Notre optimisme à l’égard du progrès nous dresse souvent un écran de fumée. A travers de ce brouillard gris-rose, il est difficile de discerner ce qui nous attend.
Oh, bien sûr, nul doute que les promoteurs de l’intelligence artificielle sauront faire valoir les merveilleux bénéfices de leurs technologies. Mais, quant au côté obscur de cette force nouvelle, il y a fort à craindre que nous ayons à le découvrir par nous-même. Nous ferons les frais, sans même avoir été averti, de ce qui nous pendait au nez. Et ce ne sont pas les atermoiements de quelques pourfendeurs de technologies qui nous éclaireront sur la suite des événements. On entendra des propos probablement justes mais aussi, parfois, complétement biaisés : il sera toujours difficile d’y voir clair.
Mais revenons à la réalité du moment : les robots ne balbutient plus des mots saccadés aux accents métalliques ; ils manient désormais notre langue d’une voie douce et fluide. Ils ne se contentent plus de jeter sur nos écrans des phrases jargonneuses paramétrées par des geeks ; ils chattent, c’est-à-dire qu’ils causent habilement, en contrefaisant l’empathie et la bienveillance, un peu comme des acteurs... En bref, ils s’humanisent ; comprenez par-là qu’ils cessent d’être des outils rugueux et maladroits. Mais vont-ils jusqu’à se rendre efficaces à des fins purement pratiques ? Soyons bassement matérialistes et pragmatiques : pourraient-ils nous servir une bière ou nettoyer la salle de bain ? Non. Il faut s’estimer heureux si certains, déjà, arrivent à tondre la pelouse (sans blesser le chien) ou encore à filtrer la piscine.
Car leur mode d’action est surtout celui de la logique, du calcul et du chiffrement. Mais, il faut le déplorer, ils ne sont pas très doués sur le plan pratico-pratique. S’ils nous paraissent terriblement indispensables, c’est parce qu’ils nous épargnent l’ennui de tâches intellectuellement ingrates et répétitives. Au passage, ils permettent de gagner du temps, et le temps, comme le dit la sagesse populaire, c’est de l’argent. Oui, si on aime les machines, c’est qu’à l’usage, elles coûtent toujours moins cher que les travailleurs humains et peuvent rapporter beaucoup plus. A quoi bon un conseiller clientèle de chair et d’os, quand un bot bien paramétré peut pourvoir aux questions prévisibles d’un client sur un sujet dont la variabilité des réponses est par nature limité ? Après tout, on ne demande pas à un robot de raconter les vacances qu’il n’a jamais prises pour se rendre sympathique. Il lui suffit d’émailler ses propos de quelques formules toutes faites, au moyen d’une empathie frelatée, pour huiler la mécanique de la conversation. En un mot, il lui suffit de fayoter. C’est à la portée de beaucoup d’entre nous. La flatterie, c’est de l’habileté, ce n’est pas encore de l’intelligence.
Alors, l’intelligence qu’est-ce que c’est ? Qu’elle soit humaine ou artificielle, c’est la faculté de comprendre et l’adaptation aux situations. L’apprentissage est conditionné à la première, tandis que la seconde est sa finalité. Pour comprendre, il faut des capacités cognitives, de la mémoire vive ; pour s’adapter, il faut plutôt du stockage, pour répertorier toutes lesdites situations, pour pouvoir les répéter, les combiner, les hybrider.
Peut-être est-ce donc moins la nature du calcul qui est réellement impressionnante chez un bot, que sa volumétrie. Sans doute, s'agit-il aussi, d'une formidable machine à réduire le temps.
Pour mieux comprendre, faisons un petit tour dans le passé, chez les ancêtres plus ou moins lointains de nos chers bots : la fameuse machine de Turing, par exemple, était une machine à gagner du temps, un temps que les alliés arrivaient parfois à reprendre aux forces de l’Axe. Il s’agissait pour les Britanniques de gagner une course contre la destruction de leurs vaisseaux, une course contre l’invasion de leur territoire, une course contre la mort et la servitude. On le sait moins, mais cette machine eut un ancêtre : la machine d’Anticythère, qui épargnait aux astronomes de l’antiquité grecque de longs et fastidieux calculs pour prévoir les éclipses. Un tour de manivelle, des roues dentées qui se mettaient à tourner et en quelques minutes le mouvement théorique des astres se mettait en marche. Sophistiquées ou pas, les machines ont toujours été conçues pour gagner du temps. Songez-y, lorsque vous ferez votre prochain barbecue-piscine : même le petit robot qui avale les feuilles et les brindilles tombées dans votre couloir de nage, vous aura, mine de rien, permis de mieux organiser votre journée de détente.
Mais, revenons au calcul, qui est le fonctionnement de ces machines. Dans un calcul, il faut des variables. Pour ces bots qui lisent, qui parlent et qui écrivent, les mots sont avant tout des variables, pas des signes. Pourtant, les mots ne sont, par essence, que des signes ; ils signifient une ou parfois plusieurs choses, et c’est apparemment tout ( même si c’est déjà pas mal !). A cet égard, ils n’ont pas vocation à faire tourner une moulinette, fût-elle digitale. Leur substance véritable est à priori radicalement différente des nombres. Pourtant, nous dira-t-on, ils s’associent dans des occurrences, ou dans des contextes que l’on peut prévoir par probabilité. Si dans un texte vous trouvez le mot « chat », il est fort probable que vous y lisiez aussi des mots tels que « moustaches », « griffes » ou « poils ». De même la probabilité de lire dans le même texte le mot « miaulement » y sera bien supérieure à celle du mot « aboiement », par exemple.
Les mots sont des signes, certes, mais ne pourraient-ils pas être des variables ? Car, après tout, ils obéissent à des règles, et plutôt du genre strict, ces règles. Prenez la grammaire, par exemple, elle est infailliblement prévisible. Elle se transmet depuis des siècles de la même façon. Elle s’apprend sans difficultés dès lors qu’on a le volume de mémoire (vive) suffisant. Cela ne ressemble-t-il pas à du calcul ?
Il y a aussi la syntaxe, à peine plus souple que la grammaire, elle aussi se transmet sans trop varier. Un bot rompu à plus d’un millier de conversations la maitriserait mieux que nous-mêmes.
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Indiscutablement, ce n’est ni la première, ni la seconde qui nous sauveront de notre arraisonnement par les machines apprenantes, n’en déplaise aux amoureux des belles lettres. Alors, qu’est-ce qui pourrait d’emblée, et à jamais, nous distinguer de ces brillants imitateurs digitaux ?
Il existe bien quelque chose, dans le langage, qui se moque effectivement de toutes règles.Ce quelque chose, cet élément irréfutablement humain, est simple, naturel et spontané. Mais sa particularité est qu’il tire de l'imprévisibilité sa puissance d’évocation.
Il s’agit d’une dimension du langage que l’on appelle « pragmatique ». Sa logique est inexistante, elle est même contre-intuitive, intraçable, souvent absurde. Cependant, la dimension pragmatique du langage fonctionne merveilleusement bien, bien mieux qu’une machine. Elle véhicule le sens à la vitesse de l’éclair ; en quelques mots elle est capable de mettre sur le tapis une situation, une intention, un sentiment. Cependant, elle n’est pas exceptionnelle, bien au contraire, elle est très courante : quand dans une conversation vous lancez à votre interlocuteur un « Tu m’étonnes », ça signifie très rarement que ce qu’il vous a dit est surprenant, ou que vous mettez en doute ses propos, mais que, bizarrement, vous adhérez à ce qu’il vient de vous raconter. Les expressions usuelles doivent beaucoup à cette modalité, mais il y aurait aussi beaucoup à dire sur les métaphores et les allusions que nous forgeons spontanément.
La dimension pragmatique du langage, ce sera la « face nord » pour Chat GPT. A cause d’elle, il lui sera parfois très difficile d’atteindre l’altitude définitive de nos propos, leur réalité ultime, en un mot, leur sens. Car si nous communiquons, c’est pour produire du sens et pas une logorrhée d’associations. Pour produire du sens, tous les moyens à notre disposition dans notre cerveau d’homo-sapiens sont bons, même les plus dérisoires en apparence.
Mais il y a plus important : intégrer le sens, c’est intérioriser la réalité de ce que l’on appelle le « signifié », un objet, une situation concrète, ou encore quelque chose d’abstrait.
Ecrire, parler c’est produire ou construire du sens pour quelqu’un d’autre que soi. Lire, écouter c’est reproduire, reconstruire du sens dans son propre intellect, à partir des mots que l’on reçoit. Pour communiquer, il faut être au moins deux. La question est de savoir si le couple que forment un humain et une machine compte pour deux individus. La machine qui parle et qui écrit forme-t-elle du sens ou pas ? Ce qu’elle nous dit doit-il être pris au sérieux ? Quelle peut-être la motivation d’une machine qui nous communique une information ? Si a priori une machine ne ment pas, si a priori elle ne nous veut ni bien ni mal, elle ne pense pas non plus et ses propos seront toujours dépourvus d’intentionnalité, ce qui la rend paradoxalement inoffensive et… dangereuse. Car on n’est pas à l’abri d’un accident sémantique, un mot de trop, une phrase mal interprétée par celui qui la reçoit.
Dans la vraie vie ( humaine ), on comprend par un simple regard que l’on a pu froisser ou blesser par un mot à la fois anodin et malheureux . C’est alors qu’on se rattrape aux branches, qu’on reformule, qu’on atténue son propos, qu’on le dilue ou qu’on l’amende par des éléments de contexte, des marques de sympathie ; Mais une machine n’est pas empathique, même si elle peut feindre la politesse, l’urbanité et une foultitude de sentiments humains, et ce, sans même avoir l’énergie intérieure pour les éprouver. Ces accidents sémantiques ont déjà eu lieu et l’un d’entre eux a produit une situation dramatique. Cela devrait nous inciter à réfléchir, non seulement sur les usages incontrôlés des machines, mais plutôt sur ce que l’on attend d’elles : il n’y pas de logiciel d’empathie, pas plus qu’il n’y a de plug-in de l’expérience humaine et de ses émotions. Attendre autre chose qu’une répétition de mots choisis pour des situations formatées, c’est s’exposer à sombrer dans une douce folie qui pourrait parfois mal finir.On peut laisser les machines produire des textes sans âme, des propos sans pensée, mais à condition d’avoir conscience de leur « non-être ».
Elles peuvent toujours rédiger des rapports contextualisant des chiffres ou débitant des problématiques toutes faites. Elles produiront sans doute quelques tautologies discrètes et élégantes : « après trois mois de fortes hausses consécutives, rien ne permet de prévoir un retournement de situation » ou encore « les perspectives économiques sont à l’image de la dynamique observée au cours des cinq dernières années »... Mais ce genre d’assertions inutiles, de truismes, de banalités se rencontre déjà dans quelques journaux et dans des rapports d’experts ; l’artificialisation de l’information n’est peut-être pas un phénomène si nouveau… Alors, peut-être n'y a-t-il pas de quoi fouetter un chat'.
Et si, pour finir, nous assumions d'être beaux joueurs ? Peut-être pourrions nous laisser les machines faire la basse besogne, le petit rédactionnel jargonneux, la prose insipide et roborative, le rapport hyper-formaté qui embarrasse celui qui l’écrit et qui assomme celui qui doit le lire. Ne nous tracassons pas finalement ; les machines sont, par essence, faites pour ça.
Pendant ce temps, nous, nous continuerions à nous occuper de ce qui importe vraiment : produire du sens et inviter à la réflexion. Car il y aura toujours des problématiques subtiles et des signes de quelques causes efficientes passant bien au-dessus des radars de ces intelligences inanimées.
Au fait, savez-vous ce qu’est devenue cette merveilleuse machine d’Anticythère, le premier ordinateur analogique de l’histoire ? Un beau jour, des pêcheurs la tirèrent des fonds méditerranéens où elle dormait depuis deux millénaires. On ne sait pas trop ce qui s’est passé. On sait seulement que, là où elle se trouvait, il n’y avait pas d’épave. Ce n’est donc pas un naufrage qui l’envoya par le fond. Sans doute un individu, blasé de prévoir les éclipses, décida de la passer par-dessus bord. Que voulez-vous, nous sommes comme ça, nous pauvres humains, nous nous lassons de tout, même du meilleur.