Doux souvenirs distorsionnés par le travail
En pleine fleur de l’âge, Claude, d’aussi loin qu’il se souvient, a toujours été en forme. Une forme qui faisait peur à la grippe; un système immunitaire de fer, une santé qui l’a toujours tenu loin des hôpitaux. Aucune fracture, que des petites égratignures. Son père, inspecteur de chantier pour la CSST pendant près de 22 ans, s’est toujours fait un devoir d’inculquer les bonnes méthodes de travail à son fils, d’inculquer les risques inhérents, et mêmes extrinsèques, que comportent chaque métier. Tout peut être dangereux, tout peut causer un accident, mais à peu près tout peut se prévenir et même être éliminé à la source.
Mais encore faut-il être sensibilisé à la chose; encore faut-il comprendre que chaque travail comporte des risques, et que même aussi banale qu’elle le soit, la routine peut devenir fatale.
Entre deux petites siestes régénératrices, Claude se souvient du temps passé à courir -à s’en époumoner- avec ses enfants au parc cet été. Il se souvient encore de ses enfants à bout de souffle lorsqu’arrivait le crépuscule; de leurs joues rouges; de leurs mains sales, et des échanges de rires lorsqu’ils étaient tous réunis autour du lavabo afin de se débarbouiller. Des souvenirs qui n’ont pas de prix. Même Visa ne peut pas acheter ça!
Alors qu’il fixe involontairement le mur, Claude se souvient des nombreux kilomètres de course parcourus, au fil des années, avec sa femme afin de maintenir la forme, afin de profiter du grand-air, mais surtout afin que tous deux puissent s’accorder une période de repos loin de leurs enfants. Entendons-nous immédiatement pour dire que Claude et sa femme n’y allaient pas toujours en même temps, ils ne sont pas des parents ingrats abandonnant ainsi seuls leurs enfants face au Bonhomme 7 heures. Lorsque les grands-parents n’étaient pas présents, ils y allaient à tour de rôle évidement.
Aujourd’hui, s’est avec des yeux imbibés d’eau saline que Claude se souvient très bien n’avoir rien signalé, lorsque Réal, membre du comité de santé et sécurité au travail, n’a fait qu’un copier-coller des derniers o-d-j et procès-verbaux des soi-disant réunions. Claude se souviens très bien que Robert avait amené à la table de réunion l’identification d’un risque dans l’usine et Claude se souvient aussi avoir été d’accord avec la solution proposée par Robert. Mais ce dont Claude se souvient le plus en ce moment est le sourire de désintéressement que Réal avait affiché à ce moment.
Malheureusement Claude a beaucoup de temps devant lui pour repasser en boucle le fil des évènements qui l’ont amené à se faire amputer la jambe droite hier. Il se souvient des souliers de course que sa femme venait de lui acheter, non pas pour célébrer une anniversaire quelconque, mais simplement parce qu’elle l’aimait. Claude se souvient de la dernière fois où il a couru se cacher derrière un arbre pour jouer à la cachette avec ses enfants.
Professionnels RH, gestionnaires, employés et membres des comités SST, nous sommes tous interpellés. Notre travail et nos décisions ont un impact majeur et direct sur la qualité de vie de tous au travail. Faisons en sorte que ces souvenirs heureux le demeurent pour les bonnes raisons. Faisons en sorte que ces souvenirs ne puissent pas seulement servir de baumes pour les cauchemars présents.
Que nous soyons soumis à la régulation provinciale ou fédérale en matière de SST, employeur et employé, nous avons des obligations, mais aussi des responsabilités. Le bla bla bla juridique étant dit; la diligence raisonnable étant faite; les pubs de sensibilisations du gouvernement étant produites, faisons donc en sorte que –d’humain à humain- chacun de nous puisse retourner à la maison ce soir dans le même état physique (et psychologique) qu’il ne l’a quitté ce matin pour le travail.
Souhaitons que Claude n’ait fait qu’un mauvais rêve et que celui-ci l’incite à agir et à ne plus fermer les yeux lorsqu’une situation à risque se présente à lui.
Souhaitons que des imbéciles irresponsables comme Réal ne soient pas élus membres de comités SST.