Enseigner à distance au département informatique l'IUT : retour d'expérience de deux enseignants après 5 semaines de confinement.
Comme certainement toutes les universités de France, le jeudi 12 mars à l’annonce de la fermeture des campus, l’équipe enseignante du département informatique de l’IUT de Bordeaux n’était pas prête. Parmi toutes les problématiques liées notamment à la précarité des étudiants, à leurs stages, etc, l'un des mots d'ordre était d'assurer la continuité pédagogique. Mais comment faire ? Trop de questions sans réponses : tous les étudiants ont-ils un ordinateur ? Une connexion internet de qualité ? Un espace pour travailler ? Doit-on maintenir tel quel l’emploi du temps (36h/semaine) ? Fait-on les cours par visio ? Par chat ? Avec quels outils ?
Première bonne surprise, les 4 jours qui nous séparaient du début du confinement total ont suffi à répondre aux questions d’ordre matériel. La direction des études et le service technique ont réussi à s'organiser en un temps record pour fournir un ordinateur aux étudiants qui en avaient besoin et recenser les très rares étudiants qui prévoyaient d’avoir des difficultés pour accéder à internet.
A contrario, la question des solutions logicielles nous a posé plus de problèmes. L'équipe de techniciens de l'IUT a fourni un très gros travail pour accélérer le déploiement sur nos serveurs de logiciels pouvant nous aider à assurer cette continuité pédagogique (machines virtuelles, bureaux accessibles à distance, ...). Si nous avions déjà à notre disposition un très bon outil de chat textuel (mattermost), côté outils de visioconférence, le bilan est sans appel. L'université n'était pas préparée à l’enseignement à distance. La majorité des outils (notamment Rendez-vous de Renater, et l'ancienne version de BigBlueButton intégrée à Moodle) fonctionnent mal, surtout dès qu’on dépasse un certain nombre de présents, ou n’offrent pas toutes les fonctionnalités nécessaires au bon déroulement d’un cours : chat textuel, partage d'écran, canal séparé pour répondre à un étudiant, par exemple.
Côté solutions commerciales, Zoom et Discord rassemblaient ces fonctionnalités, tout en tenant la charge, sans dégrader la qualité audio/vidéo. Par contre, nous avons très vite identifié que ces plateformes propriétaires posent de graves problèmes auxquels nous ne souhaitions pas exposer nos étudiants. Dans les deux cas, cela oblige à accepter des conditions d’utilisations contraires à nos valeurs : recueil d’informations personnelles, réception de SMS, cession d'informations à des « compagnies liées », etc (CGU de Discord). Se pose même la question de la légalité d'imposer de telles conditions à nos étudiants, et de la conformité au RGPD.
De plus, ces plateformes nécessitent l'installation d'un client propriétaire, qui peut donc potentiellement accéder à toutes les données de l'utilisateur, notamment via des malwares. Pas une semaine sans qu’un article dans la presse ne fasse mention de problèmes de sécurité avec Zoom. Encore aujourd’hui (14/04) plus de 500.000 comptes auraient été piratés. Les données de ces comptes seraient en vente sur le darkweb (source). Cela a abouti à des approches contradictoires : Zoom est par exemple préconisé par l'université, mais interdit à INRIA.
Toutes ces solutions commerciales posent également le problème de l’accès aux sessions par partage de liens publics et de mots de passe communs à tous les participants. Autant dire que c’est un jeu d'enfant pour une personne étrangère à l’université de s’infiltrer dans ces cours virtuels et d’y semer la zizanie (voir cet article). Quelques incidents (mineurs) ont déjà été remontés par des collègues de l’université de Bordeaux.
Consciente de ces problèmes, l’université de Bordeaux, via la structure MAPI et la direction des systèmes d'information, a réussi à mettre en place en 3 semaines une solution logicielle, appelée « Big Blue Button ». Cette solution coche tous nos critères en terme de fonctionnalités, de performances, de sécurité, et de respect de la vie privée. Adieu Discord, Zoom, Skype...
Nous en sommes à maintenant 5 semaines de cours à distance et nous pouvons également tirer un premier bilan de ce nouveau type d’enseignement. Etudiants et enseignants ont fait part de leur ressenti. Pour les étudiants, la majorité fait remonter une charge de travail supplémentaire et une fatigue accrue par la répétition des cours à distance. Quelle que soit la solution choisie (visio, chat textuel ou capsule vidéo) le rythme est trop soutenu, la difficulté à interagir avec l’enseignant est réelle.
Pour les enseignants ces nouvelles conditions ont généré une charge de travail énorme dans un temps contraint. Dès la première semaine, le temps de préparation et d'adaptation des cours a explosé. Il en est de même pour le temps passé à assurer la continuité de la direction et le suivi des étudiants (en particulier les stages) avec un calendrier global qui n'a pas bougé d'un iota.
De l'avis général des collègues de l'IUT, il est compliqué d'enseigner à distance dans de bonnes conditions. Ainsi il est difficile, voire impossible, de ressentir si le cours se passe bien ou pas, si le groupe avance ou pas. Interagir avec des étudiants à qui l’on a donné une série d’exercices reste également complexe. Certains étudiants ne prennent pas la parole, d’autres un peu trop, et gérer un canal par étudiant devient vite ingérable. Si nous essayons de nous adapter en transformant nos cours (pédagogie inversée, approche par projet, capsules audio ou vidéo), il n’existe pas de solution miracle. Le manque de cours en face à face se fait déjà ressentir, et ralentit globalement la progression. Dans les faits, chaque enseignant réduit, dans la mesure du possible, son cours aux compétences jugées essentielles. Au final, l'enseignement à distance représente un effort supplémentaire pour tous, pour un résultat moindre.
Depuis l’annonce présidentielle de la non-reprise des cours avant l'été, d’autres défis s’annoncent pour l’équipe enseignante. Par exemple, comment noter le travail à distance alors qu’il est impossible de garantir une équité (accès à un ordinateur, à une connexion internet, à un environnement calme) ? Quelle est la valeur d’une évaluation dont on ne peut garantir l’authenticité de l’auteur, ni l'absence de fraude ? Pour le moment, notre équipe pédagogique n'entrevoit aucune solution satisfaisante.
Auteurs :
Enseignants à l'IUT de Bordeaux et chercheurs au LaBRI
Publication : 17 avril 2020