Entre les lignes, épisode 2 : ligne de flottaison, l’océan en eaux troubles

 « La population optimale est sur le modèle de l’iceberg : huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au-dessus. - Et ils sont heureux au-dessous de la ligne de flottaison ? »

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, 1949.

Ce samedi 8 juin se tenait le World Oceans day, évoqué dès 1992 au Canada, validé par les Nations Unies en 2008 et rassemblant maintenant plus de 2000 associations. L’enjeu ? Sensibiliser à la nécessaire protection de l’océan, qui est à la fois une ressource majeure d’oxygène, de nourriture, et de régulation climatique, bref, un des éléments essentiels à notre survie.

L’océan paisible et sa couleur bleu, qui inspire le calme et une certaine notion d’éternité. Ce terme d’« océan bleu » est même devenu un concept de stratégie commerciale pour désigner des espaces où la concurrence n’est pas encore féroce, des îlots de tranquillité, propices à l’innovation. Comme si les océans étaient multitude.

Mais l’océan, aujourd’hui, n’est plus vraiment bleu roi, et nous renvoie des couleurs plus ternes, à la fois gris déprime, blanc plastique, et rouge sang.

Gris déprime, face à la montée constante et croissante du niveau des océans. 

Le marégraphe de Marseille © IGN

Les scientifiques, s’appuyant sur les mesures des marégraphes, ont souligné une montée des eaux beaucoup plus rapide qu’aux siècles précédents, selon le rapport de 2016 de l’Académie des sciences américaine. Si on a défini un niveau 0 des mers de référence (qui correspond en fait au niveau moyen de la mer Méditerranée vers 1880), on en démontre aujourd’hui la constante progression sous l’effet du réchauffement climatique et on s’inquiète - mais sans vraiment réagir - de ces conséquences.

Une décharge sauvage au bord de la mer à Jakobshavn, Groenland © Arterra/UIG via Getty Images

Cette ligne de flottaison paisible est aussi celle qui est entachée par l’invasion plastique, créant un nouveau continent flottant. Ce qui reste à la surface en dit beaucoup de nous aussi : 10 tonnes de plastique sont produites chaque seconde dans le monde, et 300 millions de tonnes sont aujourd’hui à la dérive sur la surface des océans.

Une ligne étouffante, que des nageuses ont voulu matérialiser en effectuant une chorégraphie au milieu du plastique. La ligne bleue de la flottaison habituelle croule sous la matière polluante, la beauté de la création humaine symboliquement étouffée par les déchets. Ce qui se passe sous la ligne de flottaison, avec la destruction des coraux ou des fonds marins, ou encore la pêche en eau profonde est encore plus agressif et semble irrémédiable.

Dessin collé sur un mur parisien, marché des blancs Manteaux, Paris 4e, 2019.

Rouge sang enfin, de ces corps retrouvés sur les rives, narrant ainsi la conclusion horrible d’un mouvement d’immigration massif entre les deux rives de la Méditerranée. Victimes de leur désir d’ailleurs et de leur besoin de partir. L’océan est ainsi le terrain de la lutte pour un avenir, l’espace dangereux où s’aventurent les migrants. Leurs bateaux n’ont pas réussi à traverser la mer. Ils étaient 2260 disparus en mer en 2018 selon le HCR, sous nos yeux, et dans des circonstances parfois inhumaines, que certains s'efforcent de comprendre.

Ce sujet a réussi à passer au-dessus des radars. Parmi ces sujets auxquels on prête attention, dans la définition « informatique » de la ligne de flottaison. La ligne de flottaison a effectivement son équivalence numérique, cette ligne imaginaire sur un site Web qui sépare ce que vous verrez assurément en chargeant le site (le haut de la page) du contenu que vous ne verrez que si vous choisissez de descendre dans la page, de prendre un peu plus de temps, d’aller plus en profondeur. Une étude de 2018 montre que nous consacrons 40% de notre attention sur les 20% de contenus du haut de la page.

640 pixels : c’est l’espace dans lequel vous devez séduire, expliquer, faire comprendre. Et rendre visible. Ou vouer à la disparition, de notre intérêt et de notre humanité.

 « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; »

Arthur Rimbaud, Le bateau ivre, 1871

L’océan semble avoir perdu de sa superbe. D’où viendra la lumière ? Comment rendre à la mer sa couleur turquoise matinée d’un vert espérance ? « La Terre est bleue comme une orange » écrivait Paul Eluard, pourquoi l’océan bleu ne devrait-il pas son salut à l’orange ? 

L’orange de la bouée de sauvetage, couleur complémentaire du bleu de l’océan. Celle qui lui rend son âme. L’orange de la SNSM, cette association de 5700 bénévoles, qui ont sauvé près de 30 000 personnes en 2018 et nous a rappelé il y a quelques jours que la solidarité devait toujours dominer en mer comme sur Terre. Qu’on ne laisse pas l’un des siens seul face aux éléments déchaînés. Que le peuple de la mer porte en lui la notion de solidarité.

L’orange de l’espoir, HOPE, le titre de ce projet de l’artiste Patrick Willocq dont fait partie cette œuvre exposée aux rencontres d’Arles en 2018. Ou encore les paroles de la chanson Mercy, qui représentait la France à l’Eurovision cette même année en racontant la naissance d’une enfant nigériane à bord de l’Aquarius, ce bateau qui recueillait les migrants de la Méditerranée. 

 « Et là devant nos yeux y’avait l’ennemi Une immensité bleue peut-être infinie, mais oui On en connaissait le prix Surgissant d’une vague, un navire ami A redonné sa chance à notre survie, c’est là Que j’ai poussé mon premier cri »

Mercy, chanson de Madame Monsieur, représentant la France au concours de l’Eurovision

Oeuvre de Madame, phare de Saint Tropez, juin 2019.

Finalement, il faudrait garder la ligne de flottaison bien en vue, dans les lumières d’un phare. S’appuyer sur nos phares pour en mesurer la situation et veiller à la paix de nos océans. « Inutile d’être magicien pour faire de la Mer un trésor souverain » a écrit l’artiste Madame sur le phare de la ville de Saint Tropez. 

Elle explicite son projet ainsi :

 « La mer est une force, fragile, précieuse. Elle porte en elle ce paradoxe, ce dialogue de deux entités qui parfois se lient et parfois se heurtent... Elle donne comme elle reprend, elle transporte comme elle retient, elle guide comme elle naufrage... Elle est à notre image, le reflet de notre comportement... Il fallait alors initier un dialogue entre terre et mer, entre cette force et cette fragilité, entre nature et culture, et tenter de nous mettre face à nos responsabilités.... Aussi habiller le phare, c’est un peu comme habiller une étoile, et pas n’importe laquelle, puisque c’est celle, qui, dans l’obscurité, protège et guide... »

Un peu comme l'océan nous intime de garder au bon niveau notre ligne de flottaison entre l'acceptable et l'inhumain.