Allô! Pablo Pablo ?
L'autre jour, j'appelle le support client de mon constructeur auto. Ca commence par un message automatique : "Pour des raisons de sécurité, cet appel peut être enregistré." Je dois ensuite décliner mon identité. Au moment où mon interlocuteur décroche, je tente la réciproque:
-- Et vous?
-- Moi c'est Pablo
-- Et votre nom de famille ?
-- Pablo
-- Mais ça c'est votre prénom. Vous vous appelez Pablo Pablo?
-- Que puis-je pour vous, Monsieur?
On s'en doute, la consigne est d'en dire le moins possible et d'en apprendre un maximum. Cette logique, bien connue des services marketing où elle est patiemment mise au point, s'appelle le profilage. La théorie, vérifiée dans les faits, est que plus on en sait sur chacun, plus on augmente le chiffre d'affaires.
Il y a plusieurs limites à ce programme : le client peut être irrité de cette observation permanente. Il peut aussi évoluer dans le temps, ce qui oblige le fournisseur à le "re-scanner". Après tout un être humain, ça change d'avis, ça navigue dans l'existence.
Le client peut aussi dissimuler sa véritable identité, comme Pablo Pablo, comme la plupart d'entre nous, pour des raisons stratégiques. Savoir, c'est pouvoir, je ne veux pas vous donner du pouvoir sur moi.
Enfin, le client peut ne pas connaître lui-même la nature profonde de ses désirs et de ses besoins. Après tout, ne sommes-nous pas tous plus ou moins inconscients de qui nous sommes, de ce qui ferait notre bonheur?
Fort heureusement, me direz-vous, le profilage n'est pas que déclaratif, il est aussi basé sur une observation : cookies de navigateur, caméras de surveillance, données d'achats, de paiements, déplacements connectés, groupes d'amis, messages, URLs visitées, temps passé sur chaque page, position de la souris etc. J'en apprends plus encore sur toi en t'observant qu'en te questionnant.
Depuis quelques temps, je m'amuse à prendre du recul avec cette nouvelle tendance du profilage. A la vendeuse du magasin d'habits qui me demande mon code postal, je réponds, avec un visage triste, "malheureusement, je ne suis pas autorisé à communiquer sur ce sujet". Juste pour voir sa réaction. Au même constructeur automobile, je ramène la puce de géolocalisation qu'il a placée dans ma voiture et qui ne me rend aucun véritable service (j'ai du chercher sur un forum comment la démonter, rien dans le Manuel de l'Utilisateur). Chez le marchand d'aspirateurs qui me propose un marché "Données contre Garantie", je réponds que je me passerai de garantie. A la caissière du supermarché qui me propose une carte de fidélité en échange d'une magnifique assiette en porcelaine, je déclare que je n'aime pas la porcelaine.
Cette petite expérience politico-philosophique m'a appris plusieurs choses:
- Mes interlocuteurs ne comprennent pas ma réaction. Ils ne sont eux-mêmes que les maillons de la chaîne. De sorte qu'il n'est pas directement utile de leur résister. Ainsi le garagiste a eu l'air de ne pas comprendre de quelle carte de géolocalisation je parlais, le marchand d'aspirateurs a eu l'air sincèrement offensé de mon refus et j'en ai éprouvé de la peine pour lui. La caissière a peut-être pensé "Encore un fou!".
- La collecte de données fonctionne comme une casserole d'eau chaude qui accueille une grenouille. L'eau se réchauffe imperceptiblement et la grenouille sera cuite sans qu'un seuil précis la mette en alerte. Le profilage peut être perçu comme regrettable, mais il n'y a pas d'événement déclencheur, pas de fait scandaleux ni de geste explicitement violent. Seule la somme des parties pose problème.
- Je me rends compte qu'il est très difficile de dire non à une question aussi innocente et dite par quelqu'un qui ne pense pas à mal. On a tout de suite l'air parano, voire agressif. Pourquoi ajouter de la souffrance à une personne qui ne vous a rien fait?
- Tout est données : je vais probablement me retrouver dans une catégorie de profil "Les réfractaires". Refuser de communiquer, c'est encore communiquer.
- La logique est celle du trade-off. Vous pouvez "légalement" refuser, mais votre vie privée et professionnelle va progressivement diminuer: moins d'amis, moins de magasins accessibles, moins de clients, moins de fournisseurs, moins d'opportunités. Le grand bal de la vie vous entraîne à "partager".
- Pablo, lui, pourtant, ne partage pas. Il y a une logique David et Goliath du petit client contre la grosse entreprise. Cette logique me pousse à privilégier les fournisseurs de taille raisonnable avec lesquels une conversation entre êtres humains (d'égal à égal) reste possible.
- La réciprocité reste à la fois un idéal politique (j'y aspire), un objectif de vie (je cherche à l'atteindre) et un critère de sélection économique: qui ne veut pas de réciprocité avec moi doit être évité dans la mesure du possible.
- Le problème est collectif ou "politique" il est vain de lutter seul.
Mais il y a plus grave. Cette logique du profilage essaime aujourd'hui dans le champ de la vie privée et des relations interpersonnelles. J'entendais l'autre jour à la radio une psychologue expliquer très sérieusement qu'il n'est "pas toujours facile de faire parler les enfants de leur journée à l'école", et encore moins de les faire "communiquer sur leurs émotions". Ah bon, il faut communiquer sur ses émotions?
Sur le ton léger et humoristique qui convient aux émissions de l'après-midi, le ton de l'évidence en somme, la spécialiste explique sans détour qu'il existe des trucs et astuces pour obtenir de nos enfants qu'ils "communiquent davantage sur leur vécu et sur leurs émotions".
Et si nos enfants souhaitaient ne pas communiquer? Il me semble que la question mériterait au moins d'être posée. Comment sait-on que communiquer est nécessairement ce qu'il y a à faire? Et qui prétend savoir si c'est nécessairement avec ses parents qu'il convient de le faire? Où est la part de mystère, de jardin secret, ou est l'amitié et ses secrets, la poésie et sa part d'ombre? Où est le quant-à-soi, la délicieuse solitude du dialogue de l'âme avec elle-même? Plus fondamentalement: où est la construction secrète de l'identité? Que ferons-nous avec les trésors infinis de la littérature qui, de Molière à Romain Gary, n'a cessé de nous renseigner sur le besoin insatiable des êtres humains de multiplier leurs identités, de dissimuler leur nature profonde et de décider par eux-mêmes quels sujets, divers et variés, ils abordent avec chacun et sous quel angle d'approche.
Que devient la confidence faite à un proche, que deviennent les rêves, les projets inavouables, les escapades, les personnages que nous jouons dans les différents groupes auxquels nous appartenons et qui tissent le fil de notre existence? Que reste-t-il de l'intimité à soi-même, du délice de la rencontre en tête-à-tête? Que faire de tout ce que nos enfants souhaitent ne pas nous dire pour toutes sortes de bonnes raisons?
Ce projet de l'omnicommuncation porte un nom. Il s'appelle la dictature de la transparence. Si bien documentée par Michel Foucault dans Surveiller et Punir avec la théorie (reprise à Jeremy Bentham) du panopticon (le point depuis lequel je vois toute la prison). Il est bon d'y résister. Il est sain de défendre la vie secrète des idées et des sentiments et le droit d'écrire à Jean sans être lu par Paul, sans être enregistré par Jacques, sans être encodé par Luc, analysé par Marc ou exploité par Vincent.
La même émission de radio se poursuit et prend une allure carrément tragique (ou hilarante, c'est selon). Figurez-vous que:
"pour aider les enfants à communiquer sur leurs émotions dès la maternelle, un utilise désormais un jeu, les Emotiblocks, 19,99€ sur Amazon!, qui permettent à chaque enfant, en début de journée, de communiquer sur son émotion : tristesse, joie, peur, colère et dégoût... On sait par les neurosciences qu'il existe 5 émotions fondamentales"...
Un bel exemple de mise en oeuvre pédagogique où l'on se demande "quoi?" et "comment?", mais pas "pourquoi"? Chacun perçoit l'intérêt du profilage et de l'auto-profilage. Cela peut renseigner Jean sur les émotions de Paul et peut donner à Jean le sentiment qu'il se connaît lui-même, ce qui est le but assigné à la philosophie par Platon : "Connais-toi toi-même".
Est-ce le cas? Est-ce que choisir ou assembler un bloc en plastique triste ou colérique crée en moi un dialogue intérieur sur mes émotions? Est-ce que schématiser mes multiples émotions en 5 catégories me rend plus fort, plus intelligent ou plus au contrôle de moi-même?
N'est-ce pas plutôt la lecture d'un conte de Grimm (Hänsel et Gretel par exemple) et, plus tard, la lecture de La recherche du temps perdu qui me donneront le vocabulaire nécessaire pour comprendre toute la complexité de mon âme, la palette infinie des émotions, la complexité passionnante et bouleversante des sentiments qui sont un objet d'émerveillement pour toute une vie.
Penser cet ensemble infini comme un ensemble fini, c'est faire croire à une approche scientifique d'un domaine qui, par essence, y échappe. Un peu comme si je vous disais "T'embête pas à faire de la gym, voici une ceinture auto-musclante qui exerce un massage vibrant". Tentant, certes. Mais souhaitons-nous cela? Ne souhaitons-nous pas plutôt traverser les situations de la vie, auxquelles font écho nos lectures, et nourrir notre âme au jeu de la différence, où chaque grain de sable a une chaleur et une couleur propres, que l'on ne peut pas nécessairement décrire, mais que l'on perçoit et dont on jouit et qui peut faire l'objet d'un apprentissage sans passer par la case "reformuler pour autrui"?
Par contrecoup, le même raisonnement s'applique au profilage marketing et les mêmes arguments pour s'en détourner s'appliquent. Un partenaire professionnel me dit un jour "Tu es très fort en technique, je crois que je peux t'apporter l'expertise commerciale". Cette tentative de réduction est maladroite. Tâchons de profiter de notre expérience ensemble pour apprendre sur le terrain qui est bon en quoi, mais gardons-nous des étiquettes : Jean est souvent colérique, Pierre est parfois un peu timide, Michel est assertif, mais ils sont aussi des milliers d'autres choses, ne perdons pas de temps à les nommer, demandons-nous plutôt ce que nous pourrions faire ensemble et passons sous silence tout ce que nous pensons l'un de l'autre et qui sera, de toutes façons gardé secret pour des raisons de bienséance.
Mais gardons-nous d'accepter ce marché de dupes qu'est le profilage, surtout unilatéral. Il est à la fois :
- Une tentative de prise de pouvoir sur autrui, un asservissement, une menace sur la liberté (quel genre de porteur de chemise êtes-vous? inutile de vous ballader dans tout le magasin)
- Une démarche vouée par définition à l'échec : elle offre une version réduite de l'infinie complexité de chacun
- Une pratique basée sur une pseudo-science qui prétend connaître l'inconnaissable. Il n'y a pas de raccourci à la richesse des émotions éprouvées à la lecrture du roman Harry Potter. On ne peut faire l'économie de ses deux mille pages pour les ramener à un diagramme, fut-il présenté comme "basé sur les neurosciences".
La connaissance d'autrui est affaire de lecture de romans, de méditation intérieure, d'action commune, d'engagement et de silence, non d'observation sous la loupe du microscope. Au lieu de chercher à savoir qui tu es (et demeurer ainsi à l'extérieur de la relation qui nous unit), je ferais mieux de me laisser emporter dans l'aventure de la collaboration avec toi.