Comment nuire à votre voisin à l'aide des réseaux sociaux
Mon voisin, le Docteur W., me méprise. Il ne me dit jamais bonjour et tond sa pelouse le dimanche. Sa femme, très jolie, jette sur moi un regard condescendant. Et lorsque mes enfants ont tenté de créer un lien d'amitié avec les leurs, ils se sont vu opposer une fin de non-recevoir. Nous ne sommes pas assez bien pour eux.
Il y a quelques mois, je me suis rendu compte que je ne supportais plus son arrogance. Aussi ai-je décidé de lui pourrir la vie. Et comme j'ai du temps libre pour le moment, je me suis organisé pour faire ça dans les règles de l'art.
Chirurgien orthopédiste, le Docteur W. exerce dans une clinique proche. J'ai trouvé sur Google, Facebook et les forums de discussion des avis sur son travail, ainsi qu'une liste partielle de ses patients. Je me suis aussi abonné gratuitement au site de veille Mention pour être notifié de tout nouvel avis sur lui. J'ai suivi de près son e-réputation, à l'affût de tout avis négatif et me suis constitué progressivement un dossier assez complet sur l'opinion que l'on se fait de lui.
Ensuite, j'ai rassemblé ces avis en les classant par thèmes :
- Mauvaise communication
- Traitement inefficace
- Opération qui a aggravé la situation du patient
- Méthodologie contestable
- Décès...
Et j'ai commencé à créer une liste des auteurs de ces avis en reconstituant leur identité sur Facebook à l'aide de divers critères tels que nom, prénom, localisation, profession, email de contact et réseau (famille, amis etc.).
Médecin réputé dans la région, le Docteur W. n'a pas que des amis. Certains, comme moi, le jugent arrogant, d'autres estiment qu'il ne pense qu'à l'argent (vu la belle villa qu'il possède, sans parler d'une résidence secondaire que j'ai pu identifier sur Airbnb). Des patients en chaise roulante lui attribuent une responsabilité dans leur perte de mobilité. Une veuve l'accuse d'avoir tué son mari. Une famille est persuadée que le Docteur W. n'a pas fait tout ce qu'il aurait pu pour guérir le petit Martin, désormais infirme.
Comme le Docteur W. pratique depuis plus de 20 ans, la liste des mécontents est longue. Et un récent article du Point sur la mise en examen d'un médecin grenoblois m'a donné la trame d'une construction narrative efficace.
Un autre article, lu dans Le Quotidien du Médecin, m'a fait comprendre que sur internet -- en dépit des récents efforts de réglementation de type RGPD-- il reste très peu risqué de publier des informations sur quelqu'un sans le consulter préalablement. Les recours de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés restent à la fois lents et sans pénalités directes pour les auteurs de l'information, que l'on se contente de retirer.
Une fois ce travail d'Exploration de données réalisé, je suis passé à l'étape 2 de mon plan machiavélique. J'ai écrit aux mécontents pour leur demander des détails sur leur litige, récoltant de nombreux récits qui faisaient état de réelles souffrances et entre lesquels on pouvait établir des points communs, des récurrences. J'ai même réussi à les renforcer dans leur sentiment d'injustice au point qu'ils se sont montrés prêts à se constituer en groupe pour une plainte collective.
Petit à petit, je suis devenu le meneur d'une communauté importante, organisée autour d'un groupe Facebook et nourrie par mes anecdotes frappantes qui brossaient un tableau édifiant de l'incompétence criminelle du Docteur W. Le caractère choquant de ces récits, les lourdes conséquences supposées sur la santé des patients, photos choc à l'appui, m'ont offert un nombre de clics important. La communauté des followers s'est étendue au cercle des amis de la communauté initiale. Au point qu'un journal local nous a finalement ouvert ses colonnes et que Me Edouard C., un avocat spécialisé dans les Actions Collectives, nous a proposé ses services.
Depuis ce matin, le Docteur W. fait l'objet d'une information judiciaire pour blessures involontaires auprès du Procureur de la République de Paris. Il a aussi été suspendu pour 3 ans par le Conseil National de l'Ordre des Médecins.
Je suis content. J'éprouve même un sentiment de fierté parce que j'ai le sentiment que cette instruction et cette suspension ont moins été causées par une suite d'actes ou d'erreurs de la part du Docteur W. que par mon talent de collecteur d'informations sur internet, de narrateur et illustrateur sur Facebook, de rassembleur de communauté (par ma capacité à écouter et à compatir à la souffrance d'autrui) et par ma détermination militante à aller jusqu'au bout de ce noble combat pour un monde plus juste.
Je ne suis pas capable de déterminer dans quelle mesure les souffrances bien réelles de mes compagnons d'infortune sont dues à l'incompétence du Docteur W. ou à d'autres causes comme leur imprudence, leur mauvais état de santé ou leur hygiène de vie. Mais qui s'en soucie! Même s'il gagne son procès, le Docteur W. aura perdu la confiance de ses patients, un peu de son confort matériel et surtout, surtout, sa mine arrogante et son mépris qui me faisaient tellement souffrir.
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Petit conte immoral pour nourrir la réflexion.
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3 ansc'est pathétiquement intéressant !
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4 ansTrès belle fable digne de Black Mirror! Excellent "case" pour la partie "éthique" de mes formations en e-réputation ;-) merci!
Web Designer Graphiste Freelance Passionné par la cybersécurité, les technologies émergentes (IA) et leurs usages
5 ansCe conte illustre très bien le pouvoir de cette "arme numérique" à portée de tous (ou presque) ! Et aussi la crédibilité douteuse des avis sur Internet... A méditer !
Hommes et Sciences
5 ansExcellente leçon d'e-reputation
KOKOPELLI est relié à chacun, l'équipe devient robuste 🔸 Attention & parler-vrai = bonne ambiance
5 ansMerci Thomas De Praetere pour cette histoire. Je crois nécessaire d'ajouter que toute ressemblance avec des personnes existantes ou des faits avéré serait purement fortuite et involontaire... Belle suite ! InterG #HighChloeCloud #GLASS