Exercices de style : la lettre administrative
La lettre administrative est au gratte-papier ce que la lance à incendie est au pompier : un puissant moyen d’éteindre les feux.
Or les feux se multiplient de toutes parts. Ils ne respectent plus aucunes règles, plus aucunes bienséances. Ils ne se restreignent pas plus à une saisonnalité particulière. Ils sont là, nombreux, diffus, sournois, et ne demandent qu’à provoquer un embrasement généralisé au risque même de blesser leurs auteurs.
Ces feux extérieurs alimentent, et c’est naturel, un feu intérieur d’une même intensité, une colère qu’il convient de canaliser. Il nous appartient à nous autres, services instructeurs, de trouver une réponse adaptée à toutes ces situations périlleuses en respectant les fameuses cinq règles d’or inculquées par nos maisons respectives : courtoisie, clarté, concision, exactitude, prudence.
Il se pourrait que ce devoir de réponse, impérativement sous deux mois, soit le défi ultime d’une carrière, le challenge absolu, le chef d’œuvre qu’il nous appartient de découvrir au plus profond de nous pour le révéler et peut-être entrer ainsi dans la légende.
Pour cela il faudrait une opportunité, un « courrier reçu » hors du commun.
Imaginons qu’un de ces merveilleux matins on m’attribue un courrier manuscrit en provenance d’un centre de détention. Son auteur, le détenu Joe, voudrait connaître la longueur de la rampe pour personnes à mobilité réduite aménagée à l’entrée d’un bâtiment municipal accueillant temporairement des sessions de Cour d’Assise.
Joe serait donc un criminel présumé. On supposerait qu’il veuille nous chercher des noises du fond de sa cellule après avoir trouvé sur Légifrance.fr avec son smartphone des prescriptions technocratiques dont personne ne conteste au demeurant la nécessité pour les plus diminués.
Il pourrait me prendre alors l’envie impérieuse – je l’ai déjà fait – d’ouvrir brusquement la fenêtre la plus proche et d’hurler à la mort, tel un loup au clair de lune, afin d’expulser les plus bas instincts qu’éveillerait en moi cette situation. Je prendrais alors le risque une fois de plus de faire les frais d’une HO (hospitalisation d’office) instruite par ma voisine d’open space qui, j’ai peu de doutes, conserve en sous-main un formulaire pré-rempli à mon attention.
Tous les services seraient mobilisés, des administratifs aux techniques, de la Direction aux agents de terrain, des heures et des heures de masse salariale consacrées à donner du grain à moudre au courrier de réponse qu’il m’incomberait de proposer à la signature.
Et c’est là que se produirait la magie. La transformation de la colère en énergie positive dans un renversement aussi prodigieux qu’inattendu. Transmutation. Sublimation.
Messieurs les ronds de cuir accrochez-vous !
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Monsieur Joe,
J'ai été destinataire de votre courrier en date du 20 février 2014 et concernant l'accessibilité du Théâtre Le Grandiose, site municipal qui a permis l'organisation exceptionnelle de sessions de Cour d'Assise, et notamment celle du 3 au 5 mai 2013 au cours de laquelle vous avez été entendu.
Si nous sommes bien propriétaires de ce lieu, son aménagement et sa mise en accessibilité sont restés sous la responsabilité du Ministère de la Justice. La rampe d'accès pour handicapé a été directement diligentée par cette administration et selon des modalités que nous ignorons. Ayant depuis été retirée, nous n'avons pas été en capacité de mesurer sa longueur.
Nous pouvons en revanche vous donner les mesures suivantes réalisées par mes services techniques et répondant à l’une de vos interrogations :
- la distance à l'aplomb, entre le sol du hall d'accueil et les points de fixation des plots amovibles anti stationnement sur la chaussée est de 516 cm.
- la hauteur entre ces deux points est de 64,50 cm.
Ces relevés permettent en application du théorème de Pythagore de calculer la longueur théorique de la rampe, soit 520,01 cm, à condition toutefois que celle-ci soit rectiligne. En effet, puisqu'il s'agit aussi de géométrie, cette rampe constitue l'hypoténuse d'un triangle rectangle dont vous avez désormais les trois côtés.
Cette mesure doit être toutefois relativisée par les réalités microscopiques de la rampe. Car selon le matériau employé, son revêtement, son usure, des reliefs se formeront à l’échelle invisible pour l’œil humain qui seront autant de corrections complexifiant la mesure prétendue linéaire de la surface. Ce qui semblait être qu’une surface plane n’est en fait à l’échelle infinitésimale qu’une succession de crevasses, montagnes et vallées, démultipliant la distance entre deux points. Le système métrique, de surcroît basé sur un calcul erroné de la circonférence de la Terre, n’est pas adapté à la précision que vous exigez. Cette unité de mesure ne rend pas compte des structures atomiques de la matière.
Mais par-dessus tout, cette mesure issue de la physique classique dite de Newton doit être confrontée avec la physique quantique tant cette dernière révolutionne nos paradigmes les plus ancrés. Max Planck, Albert Einstein et Hugh Everett parmi tant d’autres chercheurs prestigieux ont en effet théorisé sur la nature quantique, faite de superpositions cohérentes de réalités classiques différentes c’est-à-dire d’ondes planes monochromatiques dissociées. C’est ce que Heinz-Dieter Zeh a appelé dans un même ordre d’idée la décohérence, lorsque les parties de la fonction d’onde du système total se comportent comme si elles décrivaient chacune un monde différent. En d’autres termes, pour revenir à votre cas d’espèce, il est vraisemblable que la rampe ait été d’une certaine nature dans votre réalité et d’une toute autre dans la nôtre. La rampe serait notre chat de Schrödinger, une démonstration du caractère paradoxal de la description quantique de la réalité.
Vous comprendrez dès lors que, compte tenu de nos moyens contraints et malgré la meilleure des volontés, nous ne soyons pas en capacité d’apporter une réponse satisfaisante à votre question par ailleurs légitime.
Veuillez agréer, Monsieur Joe, l’assurance de ma considération distinguée.
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Relecture avant envoi avec pointage dans le langage des savants.
- courtoisie : check
- clarté : not check but how write it easily ?
- concision : middle check
- exactitude : top check
- prudence : over check
Et merci les sciences, mais vraiment…