Extrait de l'article intitulé "Carabinier", publié le 1er janvier 1837 dans la rubrique Chants et Danses Nationaux d'Haïti du journal Le Républicain
Nous prendrons le Carabinier sous la présidence de Pétion à la première période de son développement, période à laquelle ce chant prend une physionomie toute particulière.
Depuis que la mort de Dessalines avait produit Tolocoto Tignan, le Carabinier devait remplir un autre but qui n'avait pas été essayé jusqu'alors.
C'était à la naissance de la société haïtienne, des mœurs lâches et déréglées. Les hommes, même de ceux qu'on nommait alors comme il faut, sauf peu d'exceptions, faisaient des fredaines parfois fort scandaleuses; d'autres plus circonspects, menaient à la sourdine leurs petites intrigues pour se ménager autant que ce pouvait et la confiance d'une épouse et la bonne opinion du public. Mais soit par une vigilance inexplicable par petite haine particulière, ou par une envie démesurée de vengeance contre n'importe qui, celui qui se laissait aller, la moindre incartade, se fut-il métamorphosé en oiseau, fut-il, complètement assuré de n'avoir que Dieu et l'objet pour témoins restait ébahi le lendemain de se voir plaqué vif dans un Carabinier. Il n'était pas honni, méprisé mais simplement il devenait pour quelque temps l'objet de la risée le point de mire du bon monde et de la canaille. Ni plus, ni moins lie se faisait; chacun pourrait ait avoir sa part le lendemain. Quelques uns, cependant étaient exempts d'être chansonnés dans les Carabiniers c'étaient les insensibles les déboutés ceux-là contre qui on avait eu tant de fois et tant à dire, qu'on les abandonnait à eux-mêmes, ainsi que les vieux chevaux qui ne sentent plus l'éperon alors ils étaient censés comme le Renard de Lafontaine, passé maîtres en fait de tromperie.
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Le Carabinier était à cette époque une espèce de journal essentiellement satirique; il répandait le ridicule par bouffées sur la laideur, la coquetterie la sottise la gaucherie en amour, et rendait exactement compte des nouvelles conquêtes d'amants; Il opérait plus rarement aux éloges, à la beauté et aux sentiments nobles.Dans le premier cas, les auteurs en étaient toujours des femmes un peu fanées par l'âge, dévotes et oisives, des veuves et de vieilles filles appelant vainement des amoureux, de jeunes filles dépitées et furieuses contre la rivale qui avait su l'emporter sur elles. Pas d'instinct de lévrier capable d'annoncer aussi vivement une proie qu'elles [passage illisible] de dénicher et d'ébruiter la moindre particularité. Il faudrait voir trois ou quatre de ces femmes réunies à une certaine heure consacrée à la critique, il faudrait voir, en vérité, la curiosité impatiente et avide peinte dans les yeux de celles qui écoutent et les frappements de mains, l'une contre l'autre ou sur les cuisses, les gestes expressifs de celle qui fait le récit de sa découverte, puis sa marche indispensable de temps en temps comme pour mieux rendre sa pensée. Pour avoir une idée de ce que c'est que ces femmes, il faudrait entendre, jusqu'aux moindres détails de la toilette et de la position de celle ou de celui qu'elles critiquent. Une justice par exemple à leur rendre c'est qu'il était rare qu'elles avançassent un fait qui ne fût réel ou son entier ou dans sa plus grande partie.Mais par cette expérience acquise généralement dans le monde, qu'une femme ne dit jamais à une autre qu'elle est belle, on doit se persuader facilement que les éloges qu'adresse parfois le Carabinier ne sortent point surtout de la bouche des dames dont nous venons de parler c'est une inspiration heureuse d'un amant ou plutôt une pensée franche de la populace qui guette par les fenêtres d'un bal, la grâce et la beauté d’une créole.
Revenons à nos critiques. Leur Carabinier, elles appellent une petite fille qui passe dans la rue et après lui avoir bien fait retenir l'air et les parole elles l'ordonnent d'aller le chanter devant porte de Mlle une telle et de monsieur un tel. La petite répète le Carabinier à toute voix pendant la route, jusqu'à ce qu'elle le jette à la face des personnes désignées. Chaque gamin qui passe suit la petite tant qu’elle n’a pas l'air parfaitement à la tête. Mais sitôt le Carabinier bien su, il passe par autre rue et l'entonne. Il n'est pas étonnant que toute la ville soit ainsi au courant de la nouveauté avant le couché du soleil. Ce n'est pas tout. Pendant ce temps, ces dames envoient chercher Saintamar ou Eucher qui apprennent en deux coups d'archet le Carabinier et leur promettent de l'exécuter au premier bal et au signal convenu. Tout est combiné quelques jours avant le bal pour que les deux amants n'y manquent pas. Enfin ce jour arrivé, tant qu'ils ne sont pas en ronde la danse continue à être calme et joyeuse comme à l'ordinaire; mais dès qu'ils y ont pris place et que le signal est donné le Carabinier tant désiré retentit. Aussitôt des éclats de rire partent des quatre coins la salle et surtout d'une chambre voisine où sont assemblées la plupart de nos critiques qui se pâment se tiennent les côtes et roulent à terre comme des folles. Qu'on juge, je le demande, de l'embarras deux jeunes et malheureux amants qui sont forcés de continuer le rond pour ne ase faire plus ridicules.