Extraits de l'avant-propos de mon livre consacré aux écrivaines torturées par l'armée française durant la lutte de libération. Chez AMAZON
1-Elles étaient torturées, puis violées. C’était considéré comme tout à fait normal. À l’époque, trop peu osaient parler, dénoncer ce crime contre l’humain. Déjà, la torture était systématiquement pratiquée, il y avait de tout, la gégène, le supplice de l’électricité et les brûlures de cigarettes, les femmes subissaient le viol, elles étaient violées à tour de rôle, parfois, par une dizaine de soldats, les cris, les pleurs, les humiliations, tout le monde savait, mais on n’en parlait pas, c’étaient des femmes et, en plus, des combattantes de l’armée algérienne de libération nationale, elles devaient tout subir, on ne leur reconnaissait pas le statut d’humain.
Il y eut néanmoins des femmes et des hommes qui ne pouvaient se taire devant cette ignominie. Il y avait un éditeur très singulier, Jérome Lindon, le patron des éditions de Minuit, qui, malgré les risques de la disparition, osa publier des ouvrages condamnant cette pratique. C’était un homme d’honneur, il ne pouvait accepter l’injustice coloniale et son épiphénomène, la torture. Il avait édité de nombreux ouvrages dénonçant son usage durant la colonisation. Cette maison qui a vu le jour en 1941 a une histoire et un premier directeur emblématique qui a décidé de laisser sa place de responsable à Jérôme Lindon en 1948. C’est le grand écrivain et résistant français, Vercors, l’auteur, entre autres ouvrages, de ces grands récits, Le silence de la mer et Les Animaux dénaturés, a décidé de rendre sa médaille d’honneur au président français en signe de protestation contre la torture. Il y avait, même, à l’intérieur de l’armée et des pouvoirs publics, des personnes, trop rares, il faut le souligner, qui avaient osé dénoncer cette pratique. Le général Jacques de Bollardière dut démissionner de l’armée en avril 1961 juste après le putsch des généraux en réaction contre cet appareil fasciste et les faits de torture. Il déclara ceci : « La torture, ce dialogue dans l’horreur, n’est que l’envers affreux de la communication fraternelle. Elle dégrade celui qui l’inflige plus encore que celui qui la subit. Céder à la violence et à la torture, c’est, par impuissance à croire en l’homme, renoncer à construire un monde plus humain. ».
Il y avait surtout l’ouvrage de Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république et d’autres textes qui décrivaient la torture de l’intérieur des prisons coloniales, La question de Henri Alleg et La Gangrène. Nils Anderson brave la censure pour publier en Suisse des ouvrages interdits en France, celui de Henri Alleg, La Question, qui conte les tortures subies durant son arrestation par l’armée coloniale, mais aussi La Gangrène dont les exemplaires édités par les éditions de Minuit furent saisis par les autorités françaises. C’est un récit qui donne à lire les témoignages de cinq étudiants algériens abominablement torturés dans les locaux de la DST entre le 2 et le 12 décembre 1958. On déshabillait les militants, on les inondait d’eau, ils ne pouvaient parler. Pour les soldats, la pratique était tout à fait normale. On leur avait inculqué l’idée selon laquelle ils n’étaient pas des êtres humains. Il y avait, néanmoins, quelques-uns, qui tentaient de protéger les femmes, victimes de ce type d’opérations. La combattante Louisa Ighilahriz avait décrit dans des déclarations cette terrible gymnastique de la mort, dans un article paru dans le quotidien, Le Monde, daté du 20 juin 2000. Juste après l’affaire Maurice Audin, jeune résistant communiste et mathématicien, il fut arrêté le 11 juin 1957 par les parachutistes et porté « disparu » après de terribles tortures. Ighilahriz fut arrêtée le 28 septembre 1957.
2- Comme d’ailleurs, la journaliste et poétesse, Zhor Zerari, qui fut horriblement massacrée, à tel point que les lignes de son corps et les différentes blessures toujours béantes témoignaient de l’ignominie de ceux qui se prétendaient « civilisés », alors qu’ils conjuguaient la barbarie et la sauvagerie à tous les points de la géographie coloniale. Anna Gréki (son vrai nom Colette Grégoire) avait heureusement trouvé dans les mots et la poésie un espace de délivrance. Certes, les combattantes, par leur engagement volontaire dans la lutte de libération, savaient à quoi s’en tenir, mais n’avaient pas l’expérience des prisons ou de la torture. Certaines d’entre elles sont décédées sous la torture, comme d’Ourida Meddad à Alger, Djennet Hamidou à Tlemcen ou Meriem Saadane à Constantine. Il y en avait d’autres qui avaient subi le même sort. Beaucoup d’entre elles, notamment, celles, originaires des villes, étaient cultivées, institutrices, infirmières, elles étaient souvent portées sur la littérature.
3- La pratique du viol était systématique. C’était tout à fait ordinaire. Pudiques, les combattantes n’en parlaient pas, elles taisaient ce mal. C’est une grande dame, avocate et féministe, Gisèle Halimi, qui avait été la première à publiciser ce crime lors du procès de la militante algérienne, Djamila Boupacha, évoquant les violences sexuelles qu’avait sublies sa cliente. Halimi a d’emblée compris ce qu’avait connu cette femme dans les geoles. C’était insupportable. Elle parlait ainsi de sa première rencontre : « La première fois que je la vois, je vois les trous de cigarettes dans les seins, je vois dans le parloir de Barberousse à Alger les traces de liens sur ses poignets, je vois qu’elle a une côte cassée, elle peut à peine parler. J’ai dû lui apparaître comme quelqu’un de tellement bouleversée que j’en devenais proche ». Il n’y avait pas que Djamila qui avait été violée, mais c’était presque un jeu. Il y avait les viols partout, jamais punis. C’était parfois fait à l’aide de bouteilles, les soldats violaient aussi les femmes lors de leurs opérations dans les villages, les femmes n’osaient pas parler de ces actes, ce n’était pas dicible, estimaient-elles.
4- Quand on torturait et violait des femmes avant d’être écrivaines et militantes de la cause de l’indépendance algérienne, les militaires avaient l’impression qu’ils avaient en face d’eux des animaux. D’ailleurs, ils usaient d’un langage zoologique. Même dans les textes littéraires, quand il s’agissait de colonisé(e)s, les écrivains les montraient comme de simples silhouettes ou parfois, notamment dans le courant algérianiste, comme des animaux. On employait des termes qu’on puisait dans le vocabulaire zoologique.
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5- Les écrivaines dont il est question dans cet ouvrage ne parlaient pas des sévices sexuels ou le faisaient très rarement. Gisèle Halimi expliquait dans un entretien réalisé en juillet 2008 les raisons de ce mutisme : « La question du viol a été plus que taboue chez les intellectuels progressistes (…). Même les hommes qui étaient dans notre comité reprenaient cela, mais pas tellement. C’était les tortures, les tortures d’une manière plus générale (…). Ils trouvaient que ça romançait un peu l’histoire, ils ne voulaient pas en parler. (…) Je ne crois pas que le fait qu’elle ait été violée ait été vécu comme par les femmes, par nous, comme quelque chose de spécifique et d’abominable ».
(…) Tout le monde savait qu’à la villa Susini, territoire du troisième régiment étranger de parachutistes durant la période de la guerre de libération et centre de détention et de torture, des femmes algériennes subissaient la torture, elles étaient souvent violées à tour de rôle par de nombreux militaires.
Jusqu’à présent, les auteurs de ces crimes n’ont jamais été sanctionnés, alors que certains s’en enorgueillissaient publiquement. A l’époque, Simone de Beauvoir soutint sérieusement l’avocate, Gisèle Halimi, dans sa dénonciation de la pratique de la torture et du viol. Même Picasso fit un dessin qui illustra la couverture du livre signé par Halimi : Djamila Boupacha.
Toutes les écrivaines ont subi d’exécrables et barbares tortures, elles ont gardé, après l’indépendance de l’Algérie, les séquelles psychologiques et physiques de ces pratiques. Elles ne pouvaient oublier ni la gégène ni les sévices sexuels. D’ailleurs, on retrouve dans leurs poèmes ou romans les traces de ces tragiques expériences. Des traumatismes physiques et psychologiques marquaient leur vie faite de graves blessures. Ce n’était pas facile. On faisait tout pour faire semblant d’oublier. Il n’y a pas plus offensant que la violation du corps. Dans les textes poétiques de Zhor Zerari ou de Nadia Guendouz, il est souvent question de blessures et de douleur, mais paradoxalement dominent des métaphores de l’espoir. Corps déchiquetés, douleurs, sourires anxieux, des textes littéraires qui semblent reproduire la vérité de corps-témoins. Il y a un jeu avec les mots, trop d’euphémismes et une sorte d’amnésie volontaire de tout ce qui est en rapport avec le viol. La poésie réussit à exprimer ce que les mots de la culture de l’ordinaire n’osent pas.
6- Ces écrivaines ou ces institutrices militantes savaient ce qui les attendait. La prison était dure, mais elles faisaient tout pour résister aux violences quotidiennes. Annie Steiner évoquait ainsi cette période : « Barberousse restera à jamais gravée dans nos cœurs, Barberousse, c’est les exécutions, les angoisses, la peur, ces longues nuits dans l’attente des aubes meurtrières ». Mais à côté de la peur, il fallait faire de Barberousse une fête pour défier l’ennemi. Jacqueline Guerroudj, une grande intellectuelle, qui avait connu la prison et la condamnation à mort se souvenait de ces moments de défi : « Quand nous étions dans la cour de Barberousse, toutes les cinq condamnées à mort, Bouhired, Bouazza, Baya Hocine, Akrour et moi, nous dansions et nous chantions parfaites cigales, moitié par défi, moitié pour nous défouler ».