Ferme ton livre et viens voir la télé
Les années lointaines qui correspondent au temps de mon adolescence ont toujours eu à mes yeux une coloration désagréable : l’idée de laideur y est associée. Il me suffit d’entendre une chanson de Sylvie Vartan, de voir au fond d’un garage une Ford Taunus miraculeusement préservée, de rencontrer quelqu’un qui évoque avec un enthousiasme d’ethnologue ivre l’émission Campus, pour éprouver, oui, une sorte d’horreur.
Il y a peu de mystères dans la mémoire du passé, peu de place pour l’inconscient. Mon éloignement de toutes ces choses qui ont fait l’année 1970, au point de me rendre difficilement supportables la vue des intérieurs dans l’admirable film de Jean-Pierre Melville, Le Cercle rouge, n’implique aucune de ces scènes déterminantes et voilées dont cherchent à nous persuader les hypnotiseurs freudiens. Il concerne, j’en ai peur, plus directement que derrière une ondulation de brume, le rôle précis de mes parents.
C’étaient des gens compliqués, nerveux et surtout étranges, très étranges. Par modestie, ils craignaient de se singulariser : pourtant, dès qu’ils ouvraient la bouche, la singularité jaillissait d’eux comme un ressort. Pour leurs enfants, qui allaient à l’école et avaient donc des points de comparaison, leurs initiatives et surtout leurs lubies étaient ahurissantes, mais des parents comme eux, butés contre toute forme de démocratie familiale, n’étaient pas du genre à lire dans le regard des enfants.
Sur toutes choses, la terre, le ciel, la vie, l’Europe, les vacances, le travail, l’aviation, la religion, la guerre, la cuisson des pâtes, ils avaient des idées péremptoires et courtes : surtout péremptoires. Leur détermination à me faire servir la messe chaque jour à 6h30 du matin, à interdire l’accès à la salle de bains du lever au coucher du jour, à nous offrir des cigarettes et du matériel à fumer dès notre quatorzième anniversaire, laisse rêveur encore aujourd’hui. L’obstination de mon père à nous faire écouter le journal de la BBC, bien que personne à la maison, à commencer par lui-même, ne parlât anglais, est du même ordre. À la longue les enfants finirent par le comprendre un peu, mais pour lui, patriarche éperdu, la langue de Churchill resta toujours dans son état d’opacité originelle.
Mais le plus frappant et dont le souvenir, à présent que je les ai perdus, me fait sourire en coin dans le noir, était bien leur culte de la télévision : ils en attendaient, exactement, tout : l’information, le divertissement, la sagesse et le recueillement. Il s’agissait pour eux d’une sorte de religion déductive, à laquelle il n’était pas question de se soustraire. Tout prétexte visant à échapper à ces interminables séances déclenchait aussitôt, chez ma mère, des larmes de remontrances et de la part de mon père, une de ces colères prophétiques et puériles dont regorge l’Ancien testament.
Je me souviens que mes faibles tentatives d’esquive pour réviser une leçon ou pour appeler un ami au téléphone entre 7h et 10h du soir étaient impitoyablement rembarrées (« Ce n’est pas à cette heure-ci qu’on révise ses leçons ! » « Qui est ce Michel Siniac à qui tu voudrais parler ? Il n’a pas d’autres amis ? »). Mais la phrase que j’ai entendue le plus souvent, durant tout le temps de mon adolescence, est la suivante : « Ferme ce livre tout de suite et viens regarder la télé ».
Aujourd'hui que la lecture est devenue une activité rare, et que plus personne, sauf les gens déjà très âgés, ne regarde la télévision, le duel entre ces deux activités, systématiquement fatal à la lecture, n’a peut-être pas la puissance stupéfatoire qu’il avait au siècle dernier : mais sur le vif, même nous qui n’avions jamais connu d’autres lois en restions béants.
Si je tardais à refermer le roman en cours, mon père me l’arrachait des mains. Si je tardais à descendre de ma chambre, ma mère hurlait dans l’escalier : « ça commence ! » Le supplice, en effet, commençait.
On trouve un peu partout des nostalgiques des émissions de cette époque : si c’est un pur émoi sentimental, pourquoi pas ? Mais pour s’imaginer que la qualité y régnait et que depuis elle s’est perdue, il faut un autre cerveau que le mien. À mon sens, il n’y avait vraiment pas à pavoiser. Abstraction faite des films qui passaient en prime-time, où Bourvil, Jerry Lewis et David Niven rivalisaient en grimaces et en vulgarité, au mépris des chefs-d’œuvre que produisait alors le cinéma, l’essentiel du stock culturel se divisait entre documentaires animaliers, feuilletons familiaux et émissions de variétés agrémentées de gags et de décors lasvegassiens.
En ai-je vu, de ces séquences où Sacha Distel chantait dans la neige en compagnie de Joe Dassin, de ces fausses pirogues au fond desquelles Henri Salvador en chemise hawaïenne faisait semblant de rire en jouant de l’ukulélé, de ces speakerines à fort accent liégeois servant de faire-valoir à des directeurs de zoo à fort accent flandrien, de ces roadsters s’arrêtant devant des pavillons de banlieue de Los Angeles et donnant deux coup de klaxon pour en faire sortir Doris Day, de ces guépards mangeant des gazelles, de ces orchestres de sacs et de cordes exécutant la Chanson de Lara, sans jamais de répit, sauf aux périodes de fêtes où la bénédiction papale, les valses de Strauss (pour ne rien dire de l’abominable Trish trash polka), les sauts en ski à Garmisch Partenkirchen, les vœux chantés de toute l’équipe de la RTBF, créaient une variante sadique, comme un crucifié qu’on décloue pour pouvoir le fusiller plus commodément.
Je ne dirai rien des matches de foot, des explorations touristiques avec prix à la clé (« un week-end pour deux dans les grottes de Han »), ni des débats politiques entre parfaits inconnus furibards, asyntaxiques et courtois. Le pire était quand même les émissions de jeu de devinettes où les candidats appuyaient à deux mains sur un gros bouton rouge quand ils connaissaient la réponse, ou plus souvent, quand ils ne la connaissaient pas. Elles étaient surtout prisées sur les chaînes flamandes (« Spjitig, Mevrouw Peeters, dat is de gooie antwoord niet, u hebt verloren »), ce qui n’en augmentait pas le charme pour autant.
La première chose que j’ai faite, quand vers 19 ans, j’ai quitté le domicile parental, est de n’avoir pas la télé. Ce fut une renaissance, une expérience inconnue des délices du quotidien. Non seulement il n’y avait plus d’écran en vue, mais il n’y avait plus de garde-forestier pour m’enjoindre de me rendre toutes affaires cessantes dans la clairière du salon, où tournait la ronde sans fin des fauves au pelage tacheté, des hippopotames hydropiques, des chanteurs de charme au sourire de plastique, des gros messieurs en costume trois pièces qui cachaient les fiches de questions-réponses derrière leur dos, des animatrices à fous-rires systémiques et à dents de lapin, des prélats funéraires, des présentateurs médiumniques, des instituteurs barbichus sponsorisés par le Crédit communal, des dessins animés japonais où la question unique était de savoir si l’astronef allait ou non heurter l’astéroïde. Et puis il fallait compter avec les courses de vachettes et les arroseurs arrosés, quand deux villes fleuries et pleines d’innocence s’affrontaient dans l’enthousiasme de l’affabulation, et avec le comique-troupier à chapeau plat traînant sur tous les plateaux cinq ou six sketches toujours les mêmes où il était question de plombier et de fût du canon.
J’ai été heureux tout au long de ma vie, depuis le moment où j’ai cessé de subir ces sévices visuels et sonores. J’ai cru longtemps que le déclencheur du plaisir d’exister avait été le simple fait de n’être plus sous la coupe de mes parents. C’est vrai, en un sens, quoique, à certains moments, avant les fatals sept coups de l’horloge, ils aient eu de bons côtés, et que leur amour profond n’ait jamais fait aucun doute à mes yeux. Mais la vérité est encore plus simple. Mon bonheur a commencé quand j’ai pu échapper à la télévision. Quand j’ai pu écouter de la vraie musique et non des chansonnettes, lire ou sortir le soir au lieu d’être contraint d’assister durant trois ou quatre heures au défilé d’affreuses petites choses qui s’appelaient tour à tour informations, divertissements ou programmes culturels, vain distinguo entre ces riens.
D'autres peuvent avoir plus d’estime que moi pour les terrifiants clowns au sourire criard qui occupaient tout l’espace télévisuel des années 60 et 70. Mais c’est une illusion rétrospective. Quand il m’arrive d’entrevoir sur mon téléphone une séquence de télé actuelle, je n’ai pas l’impression que le niveau, si médiocre soit-il, ait tellement baissé : on partait de si bas. On peut mépriser Laurent Ruquier, Jean-Marie Bigard ou les présentateurs d’RTL : quand même pas au point de croire qu’ils sont inférieurs en talent et en dignité à Guy Lux, Fernand Raynaud ou certains de leurs clones belges.
Personne n’a d’enfance parfaite. On s’en remet très bien la plupart du temps. Un phénomène de compensations et de glissements fait que ce qu’on trouvait grave ou triste devient peu à peu une chose insignifiante, légère, parfois poétique. Il y a longtemps que je ne replonge plus dans ce passé préhistorique que pour en ramener les images de mes livres à venir. Mais la télé d’alors reste le point le plus sensible de mon rejet de ce temps-là. Et si les matches de football, les cérémonies religieuses, la musique dite de variété, les valses de Strauss, les discours un micro à la main, les émissions animalières et de façon générale le spectacle des animaux, les jeux de société, les quizz, les rires forcés, les ambiances de fête obligatoires, le prénom Joe, le prénom Petula, le prénom Maritie, les pulls de nylon à col roulé, les prévisions météo, sont parmi les choses qui m’écœurent le plus, cela tient à un certain appareil carré, recouvert de bois verni, qui trônait dans le salon de mes parents, surélevé, visible de partout, et à l’éclat sonore des voix que la demi-surdité de mon père rendait assourdissant. Mes accès de misanthropie s’expliquent sans doute par cette seule cause ; mais aussi, mon sentiment de soulagement, au fil du temps, qui me fait considérer, non pas que je me rapproche de la vieillesse et de la mort, mais que je suis sorti du piège, et que pour ce qui est de l’ennui obligatoire, du moins, le pire est derrière moi.
Productrice et réalisatrice de films et de séries
5 ansQuel titre ! J’en pleure !
Consultante en gérontologie sociale ARCG
5 ansLes années 70 comme on les a connues, plus ou moins selon le contexte familial, mais il y a des détails qui ne trompent pas ! Merci pour ce texte finalement plein de tendresse.
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5 ansBonjour Luc Je vous envoie un nouveau post "l'or en Guyane", publié sur le blog www.poesiarevelada.com/blog. Bonne lecture! Belle découverte! Thierry
Books - Scripts - Movies
5 ansComme si on y était... en souhaitant ne pas y être !