Frictions utiles
L’univers numérique est un monde sans friction, ou plutôt un monde dont l’idéal est la fluidité et où la friction est vécue comme un péché. Les interfaces doivent être simples et intuitives, les processus sans couture, les interactions immédiates et sans heurts. On chasse le clic de trop, la question superflue, l’attente entre le désir et sa résolution. Et la perspective d’interfaces neuronales connectant directement la pensée à l’ordinateur fait fantasmer.
Et pourtant ce dogme, qui assoit la domination du numérique sur le monde physique, prend l’eau. Des voix de diverses disciplines se font entendre pour rappeler les atouts de la friction et les dangers de son absence.
Expert en sécurité informatique, Justin Kosslyn suggère ainsi que les cyberrisques actuels sont en partie liés à la vitesse et à la fluidité d’internet. Décaler la transmis sion de messages suspects pour les vérifier, exiger la validation de l’IT avant d’installer un logiciel sur un ordinateur, sont autant de mesures créant des obstacles et des retards... et réduisant le risque.
Impact aussi dans les relations humaines. Pour Sherry Turkle, professeure d’études sociales en science et technologie au MIT, la séduction exercée par des environnements numériques dépourvus d'aspérités et toujours disponibles à nos désirs érode notre capacité à accepter les désagréments qui accompagnent un véritable échange en face à face avec quelqu’un.
L’expérience quotidienne des employés à laquelle ICTjournal consacre un dossier n’échappe pas au phénomène. La prolifération d'outils de communication d’entreprise simples et sans barrières conduit à une explosion des messages plus ou moins utiles captant l’attention. Tant et si bien que certaines organisations se résolvent à concevoir des notifications et autres frictions artificielles pour aider leurs collaborateurs à retrouver leur concentration et leur productivité.
Même le domaine du commerce en ligne, a priori hostile à tout grain de sable entravant le parcours de ses clients peut y gagner. Les étapes supplémentaires, les messages, les interactions, contribuent en effet à établir la confiance entre les parties. Comme le temps consacré à personnaliser un produit participe à la valeur qu’on lui donne.