Gilets jaunes : exclus et sans nom.

Gilets jaunes : exclus et sans nom.

Les Gilets jaunes me semblent caractérisés par deux éléments forts : ce sont des exclus, et ils n'ont pas d'identité sociale, ce sont des sans nom.

Les Exclus est le titre d'un ouvrage de 1974 de René Lenoir. Il dénombrait alors dans ces exclus du bien être, fruit de la prospérité au terme de "Trente (années économiques) Glorieuses", les handicapés, les marginaux (dont peu de sans-abri), les traumatisés des accidents de la route, les délinquants jeunes adultes et moins jeunes , les adolescents en échec scolaire, les personnes vivant dans des conditions insalubres . Et il recensait 400 000 personnes ayant des revenus insuffisants.

Autant que nous puissions l'entendre dans les différents reportages que nous donnent les média, les Gilets jaunes rassemblent spontanément des personnes seules qui déclarent gagner entre 800 € et le SMIC net soit 1184€ par mois, des retraités en couple percevant 1600 € net par mois mais aidant souvent les enfants adultes dans la difficulté, ou une famille avec trois ou quatre enfants cumulant 2000 € net par mois. Le seuil de pauvreté est valorisé à 50% du salaire médian , soit 855€ pour une personne seule, 1283 € pour un couple sans enfants, 1796€ pour un couple avec 2 enfants . L'Observatoire des Inégalités recense 5 millions de personne vivant en-dessous et au niveau du seuil de pauvreté.

En dehors de l'activité professionnelle, ces personnes sont de fait exclues des activités sociales (parfois aussi éloignées du domicile que le travail), des activités culturelles, des loisirs et des vacances, exclues aussi dans leur large partie de tout ce que la société de consommation nous pousse à acheter : le superflu. Et le superflu rejoint très vite l'ostentatoire (nous y reviendrons). Par ailleurs, à entendre les témoignages, du fait de l'augmentation du prix de l'immobilier en ville, le rejet soit dans les cités, soit dans les zones rurales éloigne et augmente le coût d'accès aux services publics, aux soins - d'autant plus que les médecins généralistes dits "médecin de campagne" se raréfient. Le lien social se distend.

Le double impact de l'impossibilité du superflu, de s'en tenir au nécessaire, et de l'augmentation du prix d'accès à une partie du nécessaire est évidemment ressenti comme une injustice d'autant plus grande que l'ostentatoire ( les produits de luxe, les "marques", le restaurant, etc...) est valorisé par la publicité, les média, les leaders d'opinion soit directement dans le discours, soit par le comportement. Bref, le rêve n'est pas et ne sera pas à portée de main. Et ce n'est pas la baisse des prix sur les produits informatiques qui compensera la part augmentante du nécessaire. Par ailleurs, si cette exclusion reste conséquente (plus de 7 % de la population française) à laquelle on doit joindre 44% de chômeurs de longue durée qui voient poindre le risque le plus craint par les Français, le déclassement, sous réserve de statistiques, il semble que l'exclusion devienne héréditaire et ne s'étende.

L'exclusion, exprimée par des revendications de pouvoir d'achat tous azimuts et sous toutes ses formes, a alimenté la colère, le refus de s'en tenir là. Mais on observe une recherche de dignité sans doute qui n'est pas reconnue par les décideurs et un grand nombre d'entre nous, et dont le socle se trouve dans l'absence d'identité. Ce sont des sans nom.

"Comment les nommer? Qui sont leurs représentants? De quel bord politique? Un ensemble confus et disparate." C'est ainsi que les Gilets Jaunes sont présentés et énoncées les questions qu'ils suscitent. Leur dignité n'existe plus, n'existe pas, car un groupe commun n'existe pas alors même que la plupart de ces personnes, agriculteurs, patrons de très petites entreprises, salariés de TPE, commerçants de proximité, travailleurs indépendants, témoignent d'un fort engagement professionnel (en témoignent l'acceptation des déplacements quotidiens, le non respect pour une part substantielle des salariés de la totalité de leurs jours de congés maladie, comme le montrait récemment un reportage).

Ce qui me frappe, lorsque j'entends les témoignages des personnes interrogées au bord des ronds-points, des péages "libérés", c'est la construction et la constitution d'une identité. Ils se reconnaissent d'abord : ils découvrent qu'ils ne sont pas seuls, mais une multitude de solitudes que le mouvement rassemble. Ils disent la reconnaissance exprimée par les approbations de la plupart de nos concitoyens, ils disent la solidarité entre eux, la solidarité de beaucoup de nos concitoyens qui se reconnaissent dans leur comportement. C'est quand on est identifié que l'on acquiert du respect aux yeux des autres et de la dignité pour soi-même.

Entendons-nous bien, je ne doute pas que nous n'ayons pas, chacun d'entre nous, de reconnaissance et de courtoisie élémentaire pour chaque gilet jaune, voire plus heureusement, que nous pouvons connaître individuellement. Mais ce dont il me semble qu'il est question, c'est de l'émergence - sera-t-elle de courte durée ou non, nul ne le sait - d'un acteur collectif. "Puisque seul je ne suis pas reconnu, mon exclusion m'interdisant de peser sur mon devenir comme sur celui de mon pays, alors l'acteur collectif a plus de possibilités, par ses actions, d'être reconnu et de peser sur les décisions".

Il me semble également que cette recherche d'identité collective, de ne plus être un sans nom, non seulement réussit - pas une heure depuis trois semaines sans parler du mouvement et de ses nombreuses conséquences - mais surtout qu'elle explique l'échec d'une représentation, de porte-paroles.

C'est dans la création collective, spontanée et partagée qu'un très grand nombre de nos concitoyens sont devenus vivants pour les média, pour les autres français - "même si on est un emmerdeur, mieux vaut être un emmerdeur qu'un rien du tout". Cette identité collective, elle s'exprime contre. Contre les partis politiques de tous bords qui ne les ont pas vus, entendus et compris, et qui ont soit accepté le néo-libéralisme qui favorise la seule réussite individuelle et retient que le citoyen s'est transformé en consommateur (et ici le consommateur de services "au" public rappelle que ces derniers se dissolvent dans l'absence comme dans la bureaucratie), soit nourrit les espoirs sans être porteurs de solutions dans l'environnement économique européen et mondialisé de notre pays. Contre les syndicats, car ceux-ci sont précisément les défenseurs "des inclus", de ceux qui, à l'intérieur de notre économie, sont protégés par des statuts, des avantages. Leur combat est largement inscrit dans la tradition de la défense des inclus, ils n'ont ni discours, ni stratégies, ni options pour la population fragmentée des gilets jaunes.

Et puis, je dirais qu'ils sont contre, sans le formuler, une parole, un type de parole et de jeux qu'elle induit. Car plutôt qu'à une parole, parfois même violente des politiques et des syndicalistes, mais inscrite dans "des codes" connus de tous ces acteurs, où le sous-entendu, le "sous-texte" comme disent les gens de théâtre est commun, cette identité se forme aussi dans une parole frustre, sans complexe, sans sous-entendu ni entourloupes. Elle crée autant qu'elle garantit l'identité. Pas question dès lors qu'une individualité se l'approprie, peu important que les discours soient parfois contradictoires : le chemin qui fonde l'identité est plus important, encore aujourd'hui, que son aboutissement.

Voilà me semble-t-il des raisons pour lesquelles la question de la représentation aura du mal à trouver une réponse appropriée. Ce qui rend d'autant plus difficile, pour quelque gouvernement que ce soit, la réponse aux questions, le début d'une négociation.

Exclusion, absence d'identités, je me risque à penser que c'était là la régulation, l'arrangement du système économique dans lequel nous sommes depuis les années 1980. Un système qui repose sur : la croissance du PIB comme mesure de performance et de succès; un citoyen devenu un consommateur et dont la mesure de la réussite est la capacité à consommer toujours plus et vers toujours plus d'ostentatoire ; finalement, la valorisation jamais avouée par le système économique mais toujours présente de la cupidité - c'est pourquoi je crains que la théorie du ruissellement ne fonctionne pas.

Mais pour la régulation du système, pour son maintien et qu'il continue de fournir prospérité, bien-être, tout en concourant à restreindre les risques écologiques, les exclus, les Gilets Jaunes, font savoir qu'ils ont le sentiment aujourd'hui que ce sont eux qui l'assurent. Eux qui payent. Que les autres finalement ont externalisé sur eux la charge la plus lourde. D'où l'évidente remise en cause du partage du fardeau à travers la fiscalité! Et donc, qu'on a attenté gravement et qu'on attente gravement à leur dignité, parce qu'ils étaient les faibles du système. En les ignorant. C'est ainsi que le sentiment s'est transformé en ressentiment, et le ressentiment en colère. Car être exclu signifie aussi ne pas être reconnu aussi comme citoyen : étonnez-vous que la participation électorale diminue.

S'il faut donner des réponses de court-terme, il me paraît difficile qu'elles puissent être acceptées tant que la confiance n'est pas rétablie. Suffira-t-il d'une masse critique de convaincus, quand il y en aura une, pour remettre notre pays sur la voie de la cohésion? Je ne sais pas. Mais ce que je crois, c'est que les seules réponses économiques, financières et politiques seront insuffisantes. Il faudra de l'humilité et de la créativité pour ré-inclure les exclus. Et il faudra encore davantage de courage, de persévérance et de respect pour tous, pour que la période que vit notre pays ne le prive pas de s'inscrire dans l'avenir avec ceux-là mêmes qui demandent leur "dividende" du passé.


Bravo pour cet article M Bichet, d'une rare pertinence sur "les gilets jaunes". Cet article devrait servir de "guide" à cette population de "soumis", de conformistes, de "bobos" bien au chaud dans leurs privilèges, de journalistes à la solde de tous pouvoirs. Tous ces "experts de la pauvreté" font semblant de ne rien comprendre pour mieux taxer les gilets jaunes d'anarchistes, de soit disant fascistes, de casseurs, de naïfs, etc...etc… Mais c'est en fait parce que les gilets jaunes leur font vraiment peur, peur pour leurs privilèges, peur pour leur pouvoir, peur pour leur petit confort de bourgeois de droite ou de gauche. Alors que tout simplement...comme vous le dites, les gilets jaunes ont, tout comme nous tous, un besoin de reconnaissance (collective, individuelle, sociétale) de leur situation. Et de reconnaissance de leurs actions, individuelles, et maintenant communes, pour essayer de sortir de leurs situations.

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