Holacratie, Pyramide inversée, etc. Des apports passionnants... utilisés pour justifier n'importe quoi !
Un récent échange avec un journaliste, qui me "challengeait" sur certains concepts de management me conduit ici à préciser quelques notions. Holacratie ou pyramide inversée sont trop souvent rapprochées du concept d'entreprise libérée et permettraient ainsi de justifier la "libération de tout ce qui bouge", en faisant n'importe quoi avec l'organisation, les processus ou les politiques de ressources humaines.
Si l'entreprise libérée n'est clairement pas la réponse aux enjeux qui se posent aujourd'hui à l'entreprise, comme nous le défendons avec Gilles Verrier dans notre dernier ouvrage "Faut-il libérer l'entreprise ? ", l'holacratie, la pyramide inversée reprise par Vineet Nayar ou bien les travaux de Frédéric Laloux sont en fait de vrais apports pour les dirigeants. Des pistes passionantes pour construire les nouveaux modes de relations dans l'entreprise en ce début de Siècle.
De l’holacratie de Brian Robertson à l’expérience Zappos
L’holacratie est un modèle organisationnel conçu par Brian Robertson qui en a expérimenté les principes à petite échelle dans l’entreprise de développement informatique qu’il avait créée en 2001. Il existe une « constitution » de l’holacratie, document d’une trentaine de pages qui définit l’ensemble des éléments d’une telle organisation. Depuis 2007 à la tête de l’entreprise HolacracyOne, Brian Robertson dédie son activité à la popularisation et à la commercialisation de cette approche.
L’entreprise est abordée comme une entité dotée de sa propre mission, qui dépasse les individus. Dès lors, le dirigeant ne peut maîtriser toute la complexité de l’entreprise et de son environnement et doit donc s’employer à faire éclore le potentiel de son organisation. L'holacratie considère le collaborateur comme un capteur susceptible d'émettre des signaux et d’enrichir l’approche de l’entreprise.
Chaque collaborateur assure plusieurs rôles et dispose pour cela d'un espace de liberté, sans dimension hiérarchique. Comme pour la sociocratie, des cercles sont constitués, chacun englobant une équipe. Ils disposent d'une large autonomie pour atteindre leurs objectifs.
Différents outils de régulation sont mis en place pour traiter les écarts entre ce qui est et ce qui pourrait être et pour prendre des décisions. Une décision est adaptée quand il n’y a plus d’objection argumentée. Ce fonctionnement permet d'assurer un pilotage dynamique de l'action durant son déploiement, à l’opposé des logiques de planification.
Le succès de l’holacratie est pour partie lié à l’histoire d’une entreprise, Zappos. Fondé en 1999, Zappos est une plateforme de vente en lignes de chaussures et de vêtements, qui réalise aujourd’hui un chiffre d’affaires annuel d’environ un milliard de dollars. Son co-fondateur, Tony Hsieh, toujours à sa tête malgré le rachat en 2009 par Amazon, avait déjà créé l’événement en 2010 avec la publication de son ouvrage Delivering Happiness, qui l’avait installé comme une figure majeure de la nouvelle économie et de ses pratiques de management. Fin 2013, il a annoncé la suppression des titres et des fonctions de managers ainsi que la mise en place de 400 cercles qui sont autant d’espaces où les 1 500 collaborateurs pourront assumer plusieurs rôles.
En 2014, des critiques se sont élevées contre ce modèle. La première souligne que l’holacratie ne fait pas disparaître la hiérarchie, mais en construit une nouvelle avec les cercles enchevêtrés. Sont également contestées la complexité et la lourdeur des procédures de gouvernance. Une dernière critique concerne la place du client, absent d’un modèle holacratique focalisé sur les modes de fonctionnement internes.
"Les employés d’abord, les clients ensuite", ouvrage de Vineet Nayar
À la tête de HCL Technologies, société indienne de services informatiques, Vineet Nayar développe dans cet ouvrage une vision inversée des priorités pour l’entreprise. Il souligne que la véritable « zone de valeur » se situe là où les opérationnels interagissent avec les clients pour créer des solutions sur mesure. Et donc qu’en se centrant d’abord sur ses collaborateurs et en leur permettant d’exprimer leur créativité, l’entreprise créera plus de valeur ajoutée pour ses clients qu’en étant d’abord focalisée sur ces derniers ou sur les produits : « Les clients commencèrent à comprendre qu’en faisant passer les employés d’abord, notre objectif était de créer plus de valeur pour eux. »
Il s’appuie pour cela sur les démarches qu’il a mises en place pour mener en plusieurs étapes la transformation culturelle de son entreprise. Dans un premier temps, il a analysé la réalité de sa situation et identifié les faiblesses en multipliant les échanges. Parallèlement, l’entreprise a mis sur pied sa vision du futur : « En 2009, nous avons décidé que les trois cents directeurs prépareraient leurs plans stratégiques et en feraient des enregistrements audio, qui seraient postés sur un portail […] Tout le monde se sentait capable de contribuer à ce processus de réflexion et de planification stratégique. Les gens comprenaient mieux les challenges, intégraient le plan stratégique, et pouvaient s’aligner dessus d’une façon inconnue auparavant. »
Aller plus loin impliquait de créer une culture de confiance : « J’étais convaincu que l’une des manières de libérer ce talent serait de rendre notre culture participative. Pour obtenir des gens qu’ils participent plus, nous devions créer une culture de la confiance, et pour ce faire, il nous fallait plus de transparence. »
La troisième étape concernait tous les moyens d’inverser la pyramide organisationnelle en plaçant les employés au sommet avec une logique de responsabilité inversée : « Nous voulions que certains éléments de la hiérarchie rendent un peu plus de comptes à la zone de création de valeur. »
Le rôle du PDG a ensuite été redéfini, avec une décentralisation du processus de décision. « J’ai appris à cette époque qu’en tant que PDG […], il faut résister à l’obsession de répondre à chaque question ou de donner une solution à chaque problème. Au contraire, il faut commencer à poser soi-même les questions, à envisager les autres comme sources de changement, et transmettre la responsabilité de la croissance de l’entreprise à une nouvelle catégorie de leaders, celle qui est plus proche de la zone de création de valeur. »
Les actions mises en œuvre au sein de HCL Technologies sont classiques : diagnostic participatif, transparence sur les processus de décision, blog du PDG, foire aux questions, appréciation au travers d’une démarche 360°, etc. Néanmoins, deux éléments renforcent l’intérêt de cette expérience. D’une part, le pragmatisme de Vineet Nayar, qui a joué de tous ces leviers dans un laps de temps très court, sans plan d’action préétabli, s’adaptant aux réactions de ses salariés et de ses clients et fonctionnant par essai-erreur, tandis qu’il reste ancré sur ses convictions et partis pris. D’autre part, ces partis pris eux-mêmes, en rupture avec les pratiques de management tayloriennes du secteur informatique dans les années 1990-2010.
Autre apport essentiel, celui de Frédéric Laloux
Les travaux de Frédéric Laloux peuvent être rapprochés de ceux sur l’entreprise libérée, bien qu’il n’emploie jamais le terme. Tout d’abord parce que certaines entreprises qui se présentent aujourd’hui comme libérées se réfèrent à lui. Mais aussi parce que l’organisation qu’il promeut présente de nombreuses caractéristiques communes avec l’entreprise libérée.
En arrière-plan de ses réflexions sur les réalités actuelles, il associe une nouvelle forme d’organisation à chaque ère de l’humanité telles que la sédentarisation, l’urbanisation ou l’industrialisation. Il décrit plus particulièrement celle qui émergerait dans la phase dans laquelle nous entrons. Pour cela, il mobilise une douzaine de cas d’entreprises, dont plusieurs avaient déjà été couvertes par Liberté & Cie. Il souligne que si ces organisations opèrent dans des domaines et des pays très différents, leurs modes de fonctionnement sont pour autant très similaires.
Il décrit le fonctionnement d’équipes autonomes autogérées, en s’appuyant en premier lieu sur le cas de Buurtzorg, association néerlandaise créée en 2006 pour assurer une mission de soins infirmiers de proximité. Constituée pour l’essentiel de petites entités autonomes d’une douzaine d’infirmières et infirmiers, elle compte 7 000 collaborateurs répartis sur l’ensemble du territoire. Dans de telles entités, les équipes ont une autonomie totale dans l’organisation du travail, le planning, la rémunération, le recrutement et la formation.
Il n’y a pas de leaders ou de managers au sein de ces équipes autonomes locales. Les activités de management n’ont pas disparu, mais elles ne sont plus concentrées dans des rôles dédiés. Il subsiste toujours dans ces organisations un dirigeant dont le soutien est indispensable au succès durable, mais son rôle s’est déplacé du management à l’autorité morale et au support actif des personnes et des équipes.
« Il n’y a plus de hiérarchies de pouvoir […] et ça permet à des hiérarchies naturelles de naître et de vraiment éclore. […] Il y a absolument des hiérarchies de talent, de savoirs qui émergent, […] d’autant plus naturellement qu’elles ne sont pas étouffées. » affirme-t-il dans une conférence tenue le 14 mars 2014 à Bruxelles .
Les tâches habituellement dévolues aux fonctions support sont assurées pour l’essentiel en direct par les équipes. Une logique de subsidiarité s’applique : par défaut les équipes autonomes sont responsables de tout, sauf pour les sujets qu’elles décident elles-mêmes de transmettre aux fonctions centrales. Des équipes projet volontaires et dédiées peuvent être mises en place pour investiguer des sujets nouveaux.
Les entités étudiées possèdent leur structure, leurs règles et leurs processus. La structure est évolutive, car basée sur le postulat que la « forme est la conséquence du besoin », ce qui laisse la part belle à l’émergence de nouveaux rôles, en fonction des besoins identifiés par les collaborateurs.
Il analyse également les processus existant dans ces organisations. Les décisions ne sont pas basées sur le consensus, mais sur une démarche de consultation. Un collaborateur sera alors totalement responsable de la décision finale sur le sujet qu’il a pris en charge, sous réserve qu’il ait au préalable recueilli l’avis d’un panel de collègues, reconnus comme experts du sujet ou potentiellement impactés par la décision à prendre. La résolution de conflits est, elle aussi, assurée directement entre collaborateurs, des pairs étant mobilisés comme médiateurs.
Les décisions d’investissement sont prises au niveau des équipes autonomes. La confiance donnée par l’organisation amène les collaborateurs à ne pas abuser de ce pouvoir, en étant raisonnables dans leurs choix d’investissements. De plus, l’information étant totalement disponible, la pression des pairs est considérée comme un puissant régulateur des excès potentiels.
Frédéric Laloux analyse également les logiques RH mises en œuvre dans ces entreprises. La gestion de carrière au sens traditionnel perd de sa pertinence dans une organisation horizontale où les rôles sont mouvants. C’est en continu que les collaborateurs font évoluer le champ de leurs responsabilités, ce qui augmente les opportunités d’apprentissage. L’évaluation peut se faire au sein des équipes autonomes, sur la base de modèles de compétences définis par chacune. La plupart des organisations observées déterminent les augmentations de salaire de manière collaborative.
« Bonds de conscience de l’humanité », chemin personnel réalisé par les dirigeants de ces organisations, partage des émotions et travail intérieur : le propos de Frédéric Laloux n’est pas exempt d’une dimension mystique, voire ésotérique, ce qui peut en affaiblir la portée. Une des spécificités de ces organisations, selon lui, est en effet de mettre en place ce qui permettra à chacun d’exprimer pleinement ce qu’il est, sans masque, pour pouvoir atteindre la « plénitude ». Elles incitent les collaborateurs à les partager en « invitant leur humanité » au travail. Dans certaines de ces organisations, des pratiques se mettent en place pour aider les collaborateurs à se soutenir les uns les autres dans leur « travail intérieur » tout en réalisant leur « travail extérieur » au sein de l’organisation.
Au final, Frédéric Laloux estime que ces modèles d’organisation ne sont plus expérimentaux, puisqu’ils ont montré leur robustesse et leur durabilité dans certaines entreprises. Se référant à la notion développée par Robertson, il décrit ces entités comme des organismes vivants, animés par une raison d’être. Via sa propre énergie créatrice et sous réserve de développer l’écoute, c’est cette raison d’être qui va conduire ces organisations à évoluer.
On le voit bien, ces concepts sont bien plus riches que la théorie de l'entreprise libérée qui, si elle est charmante, promeut la suppression du management, des fonctions supports, l'avénement d'un "leader libérateur"... Il s'agit de ne pas céder aux modes simplistes, mais d'accepter une certaine complexité et de trouver les voies de démarches "sur-mesure". Pour ainsi libérer les énergies, faciliter l'expression du meilleur de chacun, gagner en qualité de vie au travail et en performance.
Bibliographie
Frédéric Laloux, Reinventing organizations : A Guide to Creating Organizations Inspired by the Next Stage of Human Consciousness, Nelson Parker, 2014
Tony Hsieh, L’entreprise du Bonheur, Leduc.s Éditions, 2011
Vineet Nayar, Les employés d’abord, les clients ensuite. Comment renverser les règles du management. 2011, Diateino
J'aide les dirigeants d'entreprises innovantes et à impact à constituer des équipes performantes, grâce à une approche centrée sur l'humain, sans sacrifier l'agilité ou la performance
7 ansMerci. That's make it clear
Agent de Talents & CEO HOOZ 👉🏻 Accompagnement & Coaching | Connexion Talents & Entreprises | Formation à l'Expérience de l'entretien de recrutement 🌔
8 ansBelle synthèse de nouvelles "tendances" en matière d'organisation et de management. Appliquer ces théories au pied de la lettre n'a en effet aucun sens. Toutefois, elles recèlent des concepts et des idées intéressantes pour faire évoluer les pratiques au sein des entreprises.
Responsable Ressources humaines et Communication
8 ansMerci pour cet article intéressant. Je partage cette analyse.