Homélie 30° Dimanche

Nous-autres, pauvres hommes, nous marchons habituellement vers quelque chose, ou quelqu'un, parce que nous le visons au préalable, parce que nous savons d'abord vers quoi ou vers qui nous marchons. Littéralement nous pré-voyons le but de notre marche, ou de notre course. Pour le dire autrement, quelque chose (ou quelqu'un) ne nous attire, n'attise notre désir, que parce qu'en effet nous savons pourquoi, parce qu'en effet nous prévoyons quel bien cela peut nous apporter. Pour le dire encore autrement, "désirer" et "prévoir" sont ici-bas quasi synonymes : nous nous déterminons en fonction de ce que nous connaissons d'abord, et il ne nous viendrait ordinairement pas à l'idée de marcher, et même de courir, les yeux fermés vers quelque chose ou quelqu'un. Voilà bien, pourtant, ce que fait l' "aveugle" dans l'évangile de ce jour - cet aveugle qui, jetant loin de lui son manteau de mendiant, "bondit" et "court" vers Jésus, sans être, notons bien, encore guéri de sa cécité. Il réside là, notons-le aussi, un acte de foi quasi parfait, qui consiste, au fond, à partir à l'aveugle, précisément, à aller de l'avant comme on part à l'aventure - sans rien maîtriser, sans rien voir ni prévoir. Chose incroyable, quand on y pense, que ce pur élan de la volonté, pur élan qui, dans son impétuosité même, signale une attitude de totale confiance, de total abandon : l'aveugle court vers quelqu'un qu'il ne voit pas, qu'à proprement parler, même, il ne connaît pas - quelqu'un dont il aura seulement entendu parler, quelqu'un que sa réputation précède, rien de plus. Il nous est déjà difficile, à nous-autres pauvres hommes, de placer notre confiance dans une personne que nous connaissons ; il nous faut pour cela la jauger du regard, éprouver son comportement sur le long terme, examiner avec le plus grand soin ses qualités et ses défauts, exercer à son endroit notre discernement, comme on dit... et voici que l'aveugle, quant à lui, agit sans calcul ni prévention d'aucune sorte, sans une once de prudence, pourrions-nous presque dire, et ce à au moins deux titres : n'est-il pas dangereux de "courir" quand on est aveugle ? et n'est-il pas dangereux, aussi bien, de placer sa confiance en quelqu'un qu'on ne voit pas, dont on ne sait à peu près rien ? Et pourtant, chers amis : telle est la "foi" ! La foi suppose une espèce de saut dans l'inconnu, de démaîtrise, d'abandon total, en effet, et donc un pari sur l'invisible, une irréductible prise de risque : à nous qui aimons discerner, examiner, prévoir, préparer, maîtriser les choses et notre destin, la foi nous demande de seulement faire confiance. Mieux encore : la foi, comme manière d'anticiper les réalités qu'on ne voit pas, nous incline vers ce que la Tradition de l'Eglise appelle le "Dieu caché" (en tout cas "aux sages et aux savants"), Deus absconditus, de sorte que, dans l'absolu, la "foi", en tant que pur élan vers Dieu, n'a primordialement rien à voir avec une quelconque sagesse ou avec une quelconque "science" - la sagesse et la science (la vue ?) ne viendront qu'au terme de ce premier mouvement. Là, aussi, réside un aspect extraordinaire de cette vertu théologale qu'est la foi : dans la vie la plus naturelle c'est la science, la connaissance, qui toujours se tiennent au commencement de nos inclinations - nous choisissons d'aller vers ce que nous connaissons, voilà tout ; dans la foi, Dieu nous donne d'aller simplement vers Lui afin de commencer à Le connaître un peu. D'aucuns, peut-être, auront du mal à comprendre ces mots. Car enfin nous, nous savons justement qui est le Christ, se diront-ils (avec raison)... Pourtant le connaissons-nous vraiment ? Il y a les mots de l'Eglise, sans doute. Il y a le témoignage des saints, sans doute aussi. Pourtant, chacun pour notre compte, savons-nous vraiment vers quoi, ou vers qui, nous allons ? Ne serions-nous pas un peu aveugles, nous aussi, malgré toutes nos déclarations de lucidité ? N'avançons-nous pas à l'aveugle, dans cette existence qu'il nous est donné de vivre ? Après tout : qui est revenu du séjour des morts pour nous en brosser une description, pour fixer un peu nos idées sur ce qui nous y attend - si toutefois quelque chose, même, nous y attend ? Malgré tous nos mots et toute notre science, y compris théologique, à vrai dire nous ne savons rien, nous ne savons même pas si il y a quelque chose à savoir - et nous devrions comme tels reprendre à notre compte l'exclamation de l'aveugle : "Rabbouni, fais que je retrouve la vue !", fais que je voie !

Et là réside bien tout le paradoxe de la "foi", justement, ce paradoxe qu'il nous faut toujours encore méditer : ne peut éprouver le désir de "voir" que celui qui se sait aveugle - que celui qui a assez d'humilité en lui pour n'être jamais dupe de ses propres mots ou de son maigre savoir. A l'inverse quiconque aurait la folle prétention de ne pas être aveugle concernant les choses de Dieu apporterait par là-même la démonstration de son (inconsciente) cécité. Rappelons-nous les paroles que le Christ adressa à ceux, pourtant grands "docteurs" et pharisiens, qui lui reprochèrent d'accomplir un miracle de guérison du même genre : "Parce que vous dites ''Je vois'', votre péché demeure" - comprendre : votre aveuglement demeure. Oui, nous avons les mots de la foi et ne sommes donc pas totalement ignorants ; oui, nous avons les livres des grands philosophes, ou, beaucoup plus rarement, des grands théologiens - mais les vrais philosophes, les vrais théologiens, savent finalement qu'il ne faut surtout pas parler comme des livres, en cette matière, ils savent, plus que quiconque, que d'eux-mêmes ils ne savent rien, que leurs livres ne sont que "paille", comme le confiera un Saint Thomas d'Aquin. Tel est le paradoxe : la vraie "science" se nourrit de son ignorance (et c'est ainsi, et ainsi seulement, qu'elle peut espérer arracher parfois quelques bribes de lumineuse vérité aux ténèbres de l'ignorance ou de l'erreur). La vraie science se nourrit de son ignorance là où la fausse science se gargarise d'elle-même et s'écoute parler, voire s'institue en "science officielle", une science officielle le plus souvent conservée par les "gardiens du temple", les médiocres, les sachants et quelques cuistres, toujours prompts à "ramener leur science", comme on dit - qui est bien leur science, en effet : une science dont ils se proclament propriétaires, lors même que la vraies science, ordonnée qu'elle est au Mystère de la Vérité, ne peut être la propriété de personne. Les vrais scientifiques savent qu'un peu de science éloigne de Dieu là où beaucoup en rapproche - mais ils savent aussi toute l'exorbitante valeur de ce "beaucoup", combien est exigeant ce "beaucoup", combien d'acharnement dans le travail il exige en effet, mais aussi de circonspection, de modestie, vis-à-vis des éventuels résultats de ce travail. Le vrai scientifique sait tout ce qu'il doit à ceux qui l'ont précédé dans la carrière, il sait n'être qu'un nain assis sur des épaules de géants, et lorsque, par extraordinaire, lui vient à l'esprit quelque idée originale, il rend grâce au Dispensateur de tout don sacré - reconnaissant par là que cette idée vient de plus loin que lui, qu'elle a même, sans doute, fait son chemin dans d'autres têtes avant de scintiller dans la sienne en une lumière un peu nouvelle, lumière participant de la Lumière véritable que le Seigneur accorde à quiconque n'est pas trop paresseux, à quiconque Le cherche et cherche la Vérité. Le vrai scientifique, le vrai philosophe, le vrai théologien, savent que quiconque vit sa vie sans chercher la moindre idée originale de cette sorte se condamne à n'être habité que d'idées sans vie - celles-là mêmes que répètent à l'envi tous les perroquets du Dogme, tous les idolâtres du "consensus scientifique", tous les rats de sacristie ou de bibliothèque, enfermés dans leurs certitudes là où la Vérité libère, cultivant la routine et l'entre-soi là où la Vérité stimule et souvent isole, répétant sagement la Doxa là où la recherche sincère se fait inventive et audacieuse, donne des ailes et de l'assurance aux vrais apôtres qui se savent être au service d'un Mystère qui les dépasse et les appelle à se dépasser sans cesse ! Certes, Seigneur : fais que je voie ! De cette prière seule, prononcée dans la bouche d'un aveugle, peuvent naître toutes les visions !

Bref, telle est la foi : un puissant stimulant pour la vie, mais que ne semblent pouvoir goûter que ceux qui se plaisent dans son paradoxe : accepter d'être en effet aveugle, être déjà suffisamment lucide pour ce faire, afin de voir, et, voyant, afin de se familiariser toujours davantage avec l'Inconnu, l'inouï, dont les perroquets, les répétiteurs de vérités établies ignorent jusqu'à l'existence ! Garder, en somme, les yeux de l'esprit grands ouverts... Tâche des plus ardues, surtout en un monde où beaucoup préfèrent les garder grands fermés - même sur le visible.

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