Homélie 33° Dimanche
Paroles pleines d’Espérance, que celles de l’évangile de ce jour – qui font explicitement mention de la fin des temps, de la Parousie, c'est-à-dire du retour du Christ dans la Gloire. Mais la question qui se pose n'est-elle pas justement celle-ci : y croyons-nous encore ? Est-ce que nous l'attendons encore, celui qui enlève les péchés du monde, comme nous le proclamons avant chaque communion ? Vivons-nous dans l'attente de Dieu, non seulement nous-autres qui pratiquons notre foi ou essayons de la pratiquer, mais même le monde entier, la création tout entière, qui a vocation à être récapitulée sous le chef du Christ, comme nous le disons aussi ? A vrai dire, notons bien : nous passons notre vie à « attendre » quelque chose. En termes philosophique, nous dirions que le propre de l'homme consiste justement en cette capacité qui est la sienne de se projeter, toujours déjà, dans un à-venir, d'être « Projet » en effet. Mieux : de tous les êtres respirant en ce bas monde, le seul qui soit capable d'anticiper l'avenir, et même de le préparer, de lui imprimer d'ores et déjà sa marque, c'est l'homme. Enlever à l'homme cette dimension du « Projet », de l'anticipation, de l'attente (de l'Espérance ?)... voilà bien qui consisterait à le nier en tant qu'homme. Ce pourquoi un de nos drames contemporains le plus terrible consiste peut-être en la pauvreté de nos attentes, en l'incapacité de beaucoup de nos contemporains à prendre du recul, voire de la hauteur, par rapport aux événements de leur vie. On attend la fête du vendredi soir quand on est étudiant, ou les soldes, ou l'ouverture d'une grande enseigne de distribution pour s'y jeter sur des pots de pâte à tartiner en promotion... On attend, le plus souvent et de prime abord, ce qui s'avère le plus immédiatement utile, ou ce qui va combler à peu de frais un petit vide, nous procurer un peu de plaisir et une certaine satisfaction élémentaire...Mais quelle tristesse que cela ! Quelle tristesse que cette valorisation contemporaine du fameux « Carpe Diem » ! Cueille le jour, c'est-à-dire : profite du moment présent, vis simplement dans le présent (« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras »)... Sois une vache, au fond, un grand ruminant, ruminant machinalement l'herbe de son pré. « Enjoy », comme le dit le slogan publicitaire vantant les mérites d'un fournisseur internet. « Enjoy », c'est-à-dire : ne pense pas, ne te projette pas dans l'avenir, ne réfléchis pas sur le sens de ta vie, à ce pourquoi tu es sur cette terre et quelle pourrait bien être ta « vocation » la plus authentique. Oui : sois une vache. Consomme et tais-toi. Jouis. Evite soigneusement de te poser les questions essentielles : elles ne mènent à rien et ne nourrissent pas leur homme. Les philosophes sont des fâcheux et des rébarbatifs, étourdis-toi plutôt dans les plaisirs fugaces de ce monde, et n'attends rien d'autre de la vie que ces petits plaisirs qu'elle procure. Je force à peine le trait, hélas. Tel est l'air du temps - quoique ce dernier, depuis quelques mois, soit à l'orage. En témoigne la fameuse « crise de l'engagement » - car on ne s' « engage » qu'à long terme. On ne s'engage plus beaucoup, aujourd'hui : ni dans le mariage, trop souvent réduit à l'occasion de faire la bringue quelques jours, si possible sous l'œil complaisant des caméras, ni dans la vie publique, ni dans le sacerdoce (83 ordinations en 2023 pour toute la France)... Tout cela participe du même phénomène, me semble-t-il : une surévaluation du présent, de la jouissance bête et immédiate, au préjudice, donc, de ce qui constitue pourtant le propre de l'homme : s'accomplir dans un destin qu'il se forge (« saisir son destin à la gueule », comme l'écrira le grand Beethoven), voir loin, avoir à devenir toujours plus authentiquement ce qu'il est. Certes : quelle tristesse de constater ce qu'on appelle aussi la « perte du sens ». D'aucuns, dans l'Eglise (et à juste titre) se lamentent sur la perte des « valeurs » ; ils ont raison, sans doute, mais tel n'est pas le plus grave : le plus grave est la perte du sens, est même l'oubli pur et simple que la vie puisse avoir un « sens ». Notre époque, de ce point de vue, est une époque profondément nihiliste dans laquelle, en effet, on n'attend plus rien - surtout pas une quelconque transcendance, surtout pas « un ciel nouveau et une terre nouvelle » !
Certes : dans un tel contexte, comment les paroles de ce jour pourraient-elles encore être un tant soit peu audibles ? Comment pourraient-elles encore signifier quoi que ce soit pour nos contemporains, de plus en plus dressés à profiter du seul présent, de plus en plus anxieux, aussi, vis-à-vis de l’avenir ? Mais à vrai dire les deux sont étroitement liés. On raconte, à propos du fameux cuirassier allemand « Bismarck », que, lorsqu’il devint clair pour tout son équipage que le navire, cerné de toutes parts par la flotte anglaise, incapable de manœuvrer en raison d’une grave avarie sur son gouvernail, était dès lors perdu, on raconte, donc, que ce même équipage se vit octroyé par son capitaine (le capitaine de vaisseau Lindemann) la permission de consommer sans compter tous les vivres et toutes les boissons à bord. Que reste-t-il d’autre à l’homme se découvrant privé d’avenir, sinon cette seule consolation d’un présent à saisir ? A bien des égards nos sociétés ne ressemblent-elles pas, plus encore qu’au Titanic, au Bismarck, navire sans gouvernail en effet, ne pouvant plus que tourner pathétiquement en rond à la surface des eaux comme un vulgaire canard blessé ? Un gouvernail donne le sens, maintient un cap, et lorsque le sens ou le cap font défaut, il ne reste plus en effet qu’à s’enivrer de tout ce qui tombe sous la main, tout en évitant de penser à une possible ruine prochaine. Le « gouvernail » de nos sociétés fut jadis la foi chrétienne, fut longtemps constitué par des textes comme ceux de ce jour, textes prophétiques au sens le plus pur, qui nous indiquent en effet que l’Histoire est orientée, que, malgré toutes les apparences parfois, elle n’est pas dénuée de sens, qu’elle n’est pas absurde mais qu’elle tend, elle et avec elle toute l’humanité, vers son accomplissement en Dieu. Mais ce « gouvernail » existe-t-il encore ? Car c’est bien cette certitude-là, cette Espérance-là, que nous-autres, qui continuons de « croire », gardons en notre cœur comme notre bien le plus sacré… mais comme nous sommes peu nombreux à vivre d’elle et en elle ! Comme nous sommes devenus peu nombreux à conserver, dans le tumulte d’un monde trop souvent effrayant, les yeux fixés sur le but ultime – mais aussi notre sérénité dans l’anticipation permanente de ce but ! Là où beaucoup en effet s’enivrent dans la jouissance aveugle ou angoissée des biens de ce monde, nous, nous restons sobres et vigilants. Là où beaucoup continuent d’accorder leur confiance à des capitaines sans vision, simplement pour ne pas sombrer tout à fait dans le désespoir (à moins que ce ne soit par fatalisme, parce qu’on leur fait croire qu’il n’y a pas d’autres capitaines possibles), nous, nous plaçons notre espérance dans un Capitaine qu’on ne voit pas, et dont les lieutenants de ce monde (dont votre serviteur) sont parfois bien décevants et bien misérables ! Pourtant je vous le dis, chers amis : qu’importe que nous soyons peu nombreux, qu’importe que nous soyons faibles, ou faillibles, car à vrai dire nous sommes le gouvernail du monde ! Un gouvernail n’est jamais qu’une petite pièce du navire, mais, lorsqu’il fonctionne bien sous les ordres d’un bon capitaine, doté d’une main sûre et d’un regard pénétrant et calme, un capitaine qui ne peut ni se tromper ni nous tromper, comme le dit l’Eglise, un capitaine qui est le Christ, alors jamais le navire ne sera totalement désemparé ni ne sombrera. Il voguera au contraire, égal à lui-même, par beau temps ou dans la tempête, vers les terres immortelles, préparées d’avance pour ceux qui, non concernés par le désespoir ou la panique, par la lassitude ou le cynisme, ne l’auront pas quitté comme des rats.
Bref : la Parole de Dieu, Parole prophétique qui ne passera pas, nous engage. Elle nous confère, à nous le « petit reste », une responsabilité. Nous devons tenir notre rôle, demeurer collectivement le signe, certes discret, invisiblement agissant sous la surface des choses, que le monde s’achemine vers sa fin : une fin qui n’est pas « apocalyptique » au sens vulgaire mais au sens évangélique, bien sûr. Tout, au jour où le Père l’a déjà décidé, sera bientôt récapitulé sous le Chef du Christ, merveilleux Capitaine – perspective nullement effrayante mais réjouissante s’il en est. Ne perdons jamais cette Joie : elle est Signe pour le monde tout entier.