Homélie 33° Dimanche

 Que de questions ne se posent-elles pas, à l'écoute de cet évangile dit "des talents" ! Qui donc est l'homme qui "part en voyage" ? Qui sont ses serviteurs ? De quoi les talents qu'il leur confie sont-ils le symbole ? Dirons-nous que cette absence du Maître parti en voyage symboliserait pour nous, membres de l'Eglise, cet "entre-deux", dans lequel nous sommes en effet, entre l'événement de la Résurrection et le retour du Christ dans la Gloire ? Et que les "serviteurs" ne seraient donc rien d'autre que ceux à qui le Christ, après l'avoir fondée, a confié son Eglise pour la faire croître en Son absence ? Cette parabole nous donnerait-elle à entendre qu'il nous incomberait, à nous baptisés, de faire en effet grandir notre Eglise - c'est-à-dire de ne pas garder pour nous ce qu'il est convenu d'appeler le "trésor de la foi", ce trésor que j'évoquais la semaine dernière, mais bien de le faire connaître - mieux : de le faire aimer ? Mais alors, ce dimanche encore, quelle parole difficile à entendre, en ces temps qui sont les nôtres, et qui voient, chaque jour que Dieu fait, s'installer dans les consciences et dans les cœurs une indifférence de plus en plus marquée à l'égard de la "foi" catholique ! Serions-nous, nous-autres catholiques pratiquants, comptables devant Dieu d'une telle indifférence ? Aurons-nous des comptes à rendre pour n'avoir pas su, ou pu, partager le trésor de la foi, pour n'avoir pas su ou pu le rendre effectivement aimable - intéressant ? A l'écoute de l'évangile de ce jour, qui ne craindrait de ressembler au "mauvais serviteur" de la parabole, gardant le bien qu'il a reçu sans le faire fructifier - sans même éprouver le désir de le faire fructifier ? Pourtant garder un tel bien, n'est-ce pas déjà pas si mal, après tout ? Certes, toutes ces questions, me semble-t-il, ne peuvent manquer d'assaillir notre esprit - ou alors inquiétons-nous si tel n'est pas le cas. Ces questions, il nous faut les affronter, et ce serait une grande catastrophe si les membres de l'Eglise, notamment les plus éminents, notamment ceux à qui il a été beaucoup confié à raison de leurs capacités, ne se les posaient même plus. L'évangile d'aujourd'hui n'est-il pas en ce sens une invitation pour nous à regarder les choses en face, et, pour une fois peut-être, à cesser de nous raconter des histoires ? Les temps que nous vivons, en tout cas dans nos sociétés sécularisées, sont marqués par un contraste saisissant et terrible : contraste entre l'affirmation de foi d'une certaine prodigalité divine d'une part, prodigalité s'attestant comme telle dans les "charismes" destinés à se déployer pour le bien et l'édification de tous - et une apparente stérilité de l'Eglise d'autre part (en tout cas dans nos contrées), une Eglise se découvrant trop souvent dans l'incapacité de toucher les consciences de ceux qu'elle a pourtant vocation à ouvrir au don de Dieu. Beaucoup, hélas, préfèrent fermer les yeux devant ce constat, garder les yeux "grand fermés", comme on dit - tout en édulcorant la catastrophe par des discours bien sages, bien mesurés, bien consensuels, discours se voulant raisonnables lorsqu'ils ne sont que timides, se voulant respectueux des opinions de tous lorsqu'ils ne sont que plats, se voulant parfois rassurants lorsqu'ils ne sont que soporifiques ou anesthésiants - discours qui ne font que désarmer mentalement les fidèles, les conduisant à accepter comme un fait acquis la "pauvreté" de leur Eglise, alors même que cette pauvreté est le symptôme d'un grand vide général, métaphysique pourrait-on dire, envahissant nos sociétés, et dans lequel tous les faux prophètes viennent déjà s'engouffrer. Le mauvais serviteur de la parabole enfouit le talent qu'il a reçu dans la terre ; il est permis de se demander parfois si d'aucuns n'enfouissent pas le don de Dieu dans leurs discours aseptisés, dégoulinants de pieusarderie et de moraline. A force de ne vouloir froisser personne, on en vient à ne plus intéresser personne...

Face à ce constat, que faire ? Nous recroqueviller encore un peu plus sur nous-mêmes comme des vers de terre, au nom d'une délirante interprétation de l'humilité chrétienne confinant à la pathologie, au masochisme ? Faire le moins de bruit possible, rester bien lisses, même lorsque cette source et sommet de la vie chrétienne qu'est l'eucharistie semble boudée par le peuple chrétien lui-même ? Même lorsque des églises sont vandalisées, au point que des tours de garde doivent y être commis pour les protéger ? Même lorsque, dans une ville comme Nantes, une poignée de psychopathes incultes et sectaires (les vrais petits curés du XXI° siècle, soit dit en passant) entendent gommer jusqu'au souvenir que les "fêtes" (Ô homo festivus !) qui approchent furent autrefois chrétiennes ? Grâce à Dieu quelques voix s'élèvent contre cette folie ambiante... mais comme l'on voudrait plus de prophètes et de tribuns dans nos rangs ! Ce qu'il nous faut, au fond, c'est renouer avec l'antique Parrêsia, acquérir l'assurance de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, aiment la vérité et ne craignent pas de la dire. Certes il faut être diplomate, et parler autant que nous le pouvons avec douceur ; mais la douceur n'exclut pas la fermeté, et ne devrait pas comme telle être confondue avec cette espèce d'onctuosité ecclésiastique, si typique de certains princes de l'Eglise, qui amollit et affadit tout ce qu'elle touche ! Pardon de radoter encore, mais la Vérité n'est pas une petite chose innocente, accessible seulement à quelque jeu de l'esprit auquel on sacrifierait, par manière de luxe spirituel, à ses heures perdues : la vérité de l'Evangile est chose exigeante, qui engage corps et âme et tout le temps ! Elle attend de ceux qui se réclament d'elle qu'ils la partagent, en effet, le cas échéant avec courage et virilité, sans craindre d'employer un langage tranchant - "clivant", comme on le dit aujourd'hui dans cette stupide novlangue si caractéristique de notre époque nihiliste, cette époque où l'on encourage le bon peuple à s'agglutiner dans les temples de la consommation tout en le décourageant de se rassembler dans les temples tout court.

Mais il y a mieux encore – quelque chose que les vrais chercheurs de vérité savent parfaitement, de savoir incorporé. Si la Vérité est un maître exigeant qui requiert une certaine assurance chez qui la cherche et la dit, surtout elle donne aussi cette même assurance. En effet elle participe du Bien, un Bien qui se diffuse de lui-même (Bonum diffusivum sui) de sorte que quiconque se consacre au Bien, le cherche et s’efforce de le dire, même s'il est loin d'être parfait lui-même, n'a rien à craindre et peut parler franchement, ouvertement : c’est en quelque sorte alors le Bien qui se parle en lui. Ce pourquoi nous lisons en Mt 10, 19 : « Quand on vous livrera, ne vous inquiétez ni de la manière dont vous parlerez, ni de ce que vous direz. Ce que vous aurez à dire vous sera donné à l’heure même. » En ce sens encore La Vérité ne fait pas de "pédagogie", elle ne considère pas ses interlocuteurs comme des enfants qu’il faudrait enseigner mais comme des adultes qu’il faut inspirer, et qu'elle honore comme tels. Elle n'a pas la sotte prétention de dicter aux gens ce qu'ils doivent penser et comment ils doivent penser : elle fonde la liberté de ceux à qui elle s'adresse en les invitant à collaborer avec elle, elle se tient à leur côté, elle les protège et, pareille au "génie" dans le fameux poème de Goethe, elle les "enveloppe de sa chaleur" même au cœur de la tempête. Elle est douce au cœur de quiconque se fait violence pour l’atteindre. Elle fait crier de joie à l'ombre de ses ailes et donne des ailes - là où le perroquet, ce perroquet qui n'aura jamais la moindre idée originale de toute sa vie, vaticine dans sa cage.

Bref : c'est une belle chose que la vérité. C'est elle, et elle seulement, qui concourt à la croissance du Royaume de Dieu. Elle est parfois rude, et ne craint pas de parler rudement - notamment aux perroquets. Elle ne dicte pas, mais donne à penser, telle est sa suprême politesse - politesse de l'Esprit. Et quant à la nécessité, pour qui la cherche, de parfois parler rudement, au risque de passer pour un "extrémiste", me viennent ces mots de Cioran : "Quiconque n'a jamais été tenté, dans sa jeunesse, par les positions extrêmes, je ne sais si je dois l'envier ou le plaindre - le considérer comme un saint, ou comme un cadavre." M'est avis que notre monde comporte plus de cadavres que de saints.

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