Homo Mathematicus !

Du 14 au 16 novembre 2022 se sont tenues les assises nationales des mathématiques à l’Unesco. Sont intervenus notamment trois ministres (Pap Ndiaye à l'éducation nationale, Sylvie Retailleau à l’enseignement supérieur et et à la recherche, Bruno Lemaire à l'économie et aux finances), Bruno Bonnell, le commissaire général pour l’investissement, Hugo Duminil-Copin, le tout récent lauréat français de la médaille Fields, ainsi que des grands patrons de l’industrie, le PDG du CNRS, le président du HECRES, et bien sûr des mathématiciennes et mathématiciens talentueux. Du beau monde pour une grande cause !

L’importance des mathématiques dans notre société, son excellence sur la scène internationale et l’impérieuse nécessité d’en préserver, voire renforcer, l’apprentissage ont été les marqueurs à la fois attendus mais nécessaires de ces trois journées.

Que les mathématiques nous servent à calculer, voilà qui a été régulièrement rappelé tout au long de ces assises, et notamment par les secteurs industriels : calculer des structures, calculer des écoulements de fluides ou d’air, calculer des évolutions, des prévisions, des trajets et trajectoires, jusqu’à parvenir à dévier un petit astéroïde situé à 11 millions de kilomètres de la Terre ! 

Bref, calculer !

Mais rappelons-le, et cela a été dit pendant ces assises : avant de calculer, les mathématiques servent à penser !

On renchérira alors en précisant que bien sûr, derrière ces calculs, il y a des modèles mathématiques : l’évolution du climat, la résistance des matériaux, la mécanique des fluide, les probabilités, l’astrophysique, la mécanique quantique… Et que donc avant les calculs, les mathématiques servent à modéliser.

Alors reprenons : avant les calculs, et avant les modélisations, les mathématiques servent à penser ! 

Les concepts mathématiciens permettent de penser le monde, et plus précisément notre rapport au monde, notre manière d’appréhender le monde, et donc notre être-au-monde, ou plutôt notre manière d’être-dans-le-monde.

Il ne s’agit pas, dans ce billet sans prétention, de s’insurger devant une quelconque vision utilitariste des mathématiques qui viendrait nier leur grandeur métaphysique. Il ne s’agit même pas de minimiser le fait que de là découlent modèles et calculs si cruciaux pour notre vie de tous les jours, pour celle de demain avec le dérèglement climatique.

Il s'agit tout simplement ici de rappeler cette dimension métaphysique fondamentale, qui justifie à elle seule que l’on investisse résolument et sans états d'âmes le champ des mathématiques.

Il a bien fallu qu'Eratosthène ait en tête l’image de la géométrie sphérique pour imaginer son calcul du rayon de la terre. Pense-t-on de la même manière notre monde, selon qu'il est plat et infini, ou bien sphérique et donc fini ? Avouons qu'on ne se poserait pas la question d’une planète B de la même manière !

Pense-t-on le monde de la même manière selon que l’espace et le temps sont décorrélés ou bien au contraire liés par la géométrie courbe de Minkowski et qui a inspiré Einstein avec sa nouvelle conception de la gravitation ? Et finalement, que le temps psychologique soit relatif, on en fait autrement et chaque jour l’expérience. Tout comme toute présence génère une interaction avec son environnement direct qui rétroagit sur cette présence - comme pour les masses dans les champs gravitationnels.

Penserait-on le monde de la même manière sans les probabilités ? Les sciences cognitives ont confirmé cette intuition que face à une situation qui nous amène à faire un choix, nous évaluons des probabilités ; tout comme l’animal qui perçoit un danger effectue un rapide calcul de ses chances et choisit l’option la plus favorable: attaquer ou fuir.

Et dans ses fondements les plus fins, avec la mécanique quantique, la physique a pu confirmer combien les probabilités, sous forme d’états possibles superposés, décrivent la nature même de la matière (voir l’expérience d’Alain Aspect, qui lui a valu le prix Nobel cette année).

Que le temps s’écoule dans une seule direction, voilà encore à la fois une évidence de chaque instant pour nous, et l’une des plus grandes énigmes de la physique, si ce n’est LA plus grande énigme. Toutes nos équations de la mécanique, de l’infiniment petit jusqu'à l’infiniment grand sont réversibles en temps. Comme si rien ne pouvait empêcher a priori de remonter le temps. Or le verre qui chute de la table et se brise ne peut pas se reformer et remonter sur la table ! La vie n’est pas un film que l’on pourrait revivre dans l’autre sens !

Il a fallu des avancées très profondes et complexes de la géométrie non commutative, notamment par Alain Connes, autre grand mathématicien français, pour imaginer comment le temps émerge de la non commutativité de notre monde (de manière évidente, ouvrir son parachute avant ou après avoir touché le sol n’a pas les mêmes conséquences sur votre état !).

On touche ici au mystère de la plus mystérieuse invention humaine : l’entropie ! Elle seule accorde une direction à l’histoire. Loin d’être la faiseuse de désordre que l’on feint de croire, elle sculpte l’évolution de l’univers, y compris dans ses structures les plus avancées : des galaxies à la vie biologique. 

Enfin, pour conclure cette série non exhaustive d’illustrations, et pour reprendre un concept fondamental évoqué par Hugo Duminil-Copin : pourrions-nous penser le monde dans le principe d’universalité ? Rappelons-le : l’histoire ne se répète jamais, ni dans le temps, ni dans l’espace, chaque phénomène est un cas unique : on ne se baigne jamais deux fois dans la même mer !

Le fait qu’au-delà de millions de cas particuliers, des phénomènes typiques et identifiables émergent et se répètent, nous permet d’appréhender le monde, de classifier, d’organiser, bref de le penser. Ce principe d’universalité fait que dans une large classe de configurations le même phénomène apparait : l’eau coule à travers le café en poudre et vous avez votre café sans vous être soucié de l’agencement exact des poussières de café dans le percolateur - et c’est heureux : imaginez le contraire !

Ce principe d’universalité est également ce qui nous permet de penser à des échelles différentes : de la spirale que forme une goutte de lait à la surface de votre café une fois tourné, à la spirale que forme notre galaxie, la Voie lactée, avec ses 200 à 400 milliards d’étoiles ! On croise alors le monde fascinant des fractales, où l’on observe les mêmes géométries se répéter à l’infini à des échelles différentes, à l'instar des flocons de neige.

Pour reprendre l’expression de B. Bonnell à cette occasion, nous sommes bien des homo mathematicus !

Merci pour cet excellent texte

Dominique Sciamma

Director at CY école de design at CY Cergy Paris Université

2 ans

Tellement d’accord ! Repensons alors l’éducation aux mathématiques !

Merci François Germinet pour cet excellent article.

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