Samuel Paty, 1 mois après : et après ?
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Juste après l’horrible assassinat de Samuel Paty, alors que le temps était à l’incompréhension, à la colère, à l’émotion, je m’étais promis de rédiger un article un mois plus tard. En effet, cet acte odieux dans toutes ses dimensions appelait à de nombreuses questions, à de nombreux rappels, à propos des fondamentaux qui constituent notre socle commun du vivre ensemble, notre res publica à nous, la République.
Sur le moment, ce n’était pas le moment ! Pas le moment de donner un cours sur la laïcité, ou de se lancer dans une guerre des idées autour de la liberté d’expression. Et pourtant les réactions furent vives. La communauté universitaire n’échappait pas à la règle. Les enseignants, les chercheurs sont des personnes passionnées, et en premier lieu passionnées par le bien public, par la liberté de penser, par la construction et la dé-construction des savoirs, et bien sûr, par la transmission de l’état actuel de ces savoirs.
Deux tentations inaudibles alors : la pédagogie, pourtant nécessaire, et le combat de l’intransigeance. D’un côté expliquer ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas, expliquer ce qu’est la liberté d’expression et ce qu’elle n’est pas. De l’autre, faire la guerre à la guerre pourrait-on dire, comme par exemple l’envie de certains, dès le lundi qui suivit l'assassinat de placarder les caricatures de Mahomet sur tous les murs de l’université.
Pas le moment, car c’était le temps de la sidération, comme par exemple le fils d’une collègue de l’université qui était en classe avec Samuel Paty pour son tout dernier cours. Ils s’étaient dit "bonnes vacances, on se retrouve à la rentrée"… Une heure après, Samuel Paty était mort. Comme par exemple ces étudiants professeurs stagiaires de chez nous qui officient au collège du Bois d’Aulne, et encore celle des professeurs d’histoire-géographie de la fac, qui ont vu leur confrère Paty décapité pour exercer le même métier qu’eux !
C’était le temps du deuil et du recueillement pour ma communauté, le temps de la communion, avoir mal ensemble et pouvoir se dire qu’on a mal. C’est ce que nous avons fait le mercredi matin, par visio, covid-19 oblige. Nous étions près de 600, personnels et étudiants de l’université.
Alors si ce n’était pas le moment, je me suis dit qu’un mois plus tard, ce serait le moment. Un mois plus tard, le cerveau aura repris son fonctionnement normal, et l’heure sera plus propice à l’analyse et surtout à la discussion.
Et pourtant, j’ai failli oublier ! Je m’en excuse auprès de Samuel Paty, de sa famille, et de tous ceux qui ont encore le cœur qui saigne dru à ce jour. Ce 14 novembre, je me suis dit : "mais au fait, c’est quand le triste mois anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty ?". C’était après-demain ! Pourtant on se dit toujours : 1) plus jamais ça, et 2) on n‘oubliera jamais.
Seconde honte à avouer : j’ai eu la tentation de me dire que c’était peut-être inutile. A quoi bon ? Est-ce que le monde n’est pas déjà passé à autre chose ? Le feuilleton des élections américaines, le nouveau confinement et ses ravages, le funeste anniversaire du Bataclan, 5 ans déjà, et qui justement résonne avec le meurtre de Samuel Paty : d’une tragédie à l’autre ! Terrible !
Bref, me voilà un mois plus tard. Mes seules connaissances académiques proviennent des mathématiques, ce qui, je vous le concède, ne sera pas d’une grande aide dans le cas présent… Heureusement tout chercheur, quelle que soit sa discipline, développe des méta-connaissances, ou disons des compétences, qui excèdent son strict champ disciplinaire, et sont globalement à peu près partout les mêmes : l’interêt pour le questionnement et le raisonnement, la dé-construction et la construction des savoirs. Disons-le, la posture de base de l’universitaire est d’être conscient qu’il ne détient pas la vérité, une vérité ultime et définitive, mais qu’il s’inscrit dans une histoire du savoir (de ce point de vue, même quand il dé-construit, le chercheur est positiviste !). Il travaille sur l’état actuel des connaissances, qui n’est pas non plus un savoir relatif, ni sujet à caution, mais qui est un savoir en mouvement. Et le moteur de ce mouvement, c’est le questionnement, la remise en cause et l’art universitaire par excellence : la fameuse disputatio !
Si on ne se "dispute" plus sur le fait que la Terre soit ronde, on cherche encore à savoir si l’univers sera en continuelle expansion ou s’il se rétractera. Et là on ne parle que d’objets inorganiques ! Quand on en vient au vivant, notre compréhension des mécanismes de la vie s’affine mais reste très partielle (prenez par exemple la covid-19 !). Alors lorsque l’objet du savoir ou du questionnement, est la matière humaine, l’être humain pour ainsi dire, avec ses représentations, ses idées, ses sociétés, on peut comprendre que l'on gagne encore en complexité, et parfois en perplexité !
Première question : y a-t-il une question ?
Finalement, la liberté d’expression c’est sacré, la transmission de nos savoirs fait partie du socle de notre République, et ces choses-là ne se discutent pas. Pour le coup, elles ne souffrent pas de la "dispute". Sans même aller jusqu'au sacré, on ne tue pas pour ses idées, et même bien sûr : on ne tue pas du tout !
Mais alors si l'on dit qu’il n’y a pas débat, voire si l’on refuse le débat et qu’on impose ses vues, n’y a-t-il pas une contradiction avec l’essence même du travail universitaire ? Heureusement non ! On touche ici à la limite toute "Gödelienne[1]" de la question : on n’a pas la liberté de tuer la liberté ; ou encore, au nom de la liberté, on peut interdire ce qui va à son encontre. La liberté effective n’est pas un principe infini. Elle trouve sa limite en elle-même. Elle se déploie dans un espace en retrait par rapport à sa pleine puissance. Il y a donc des sujets sur lesquels il n’y a pas de débat sauf à entrer en contradiction avec le principe du débat.
Pour autant, si pour l’enseignant, si pour le chercheur il n’y a pas débat, force est de constater que pour certains, il y a débat ! Lorsqu’une partie de la population se sent heurtée par des images ou des propos, ou pire lorsqu’elle les dément, lorsqu’elle remet en cause des savoirs que les enseignants transmettent, il y a débat, et du coup il y a matière à travail universitaire.
Illustrons ces propos par un exemple décalé : si la fraction de la population qui pense que la Terre est plate devenait importante, il y aurait débat à l'université. Non pas sur le fait de savoir si elle est plate ou non, mais sur le fait qu’une fraction importante l’assène comme une vérité : qu’est-ce que cela dit du processus de construction de notre société ? Après tout, je n’ai pas vérifié moi-même que la Terre est ronde, et il est improbable que je le fasse un jour (aller dans l’espace ou refaire l’expérience d’Eratosthène[2]), pourtant je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle soit ronde… C’est donc une question de ce que l’on pourrait appeler pacte commun du vivre ensemble de notre République. En langage d’aujourd’hui : la République occidentale, c’est un package ! La Terre est ronde, on ne tue pas, on garantit la liberté d’expression, et on protège la transmission des savoirs !
Deuxième question : Samuel Paty et après ? Ou encore : s’il n’y a pas de débat mais qu’il y a débat quand même, que faire ?
Pour continuer l’exemple ci-dessus : si une fraction importante de la population croit que la Terre est plate, ou si des élèves dans votre cours de géographie ou de sciences de la Terre viennent l’affirmer, il s’en suit deux réactions nécessaires : 1) expliquer pourquoi le pacte commun dit cela : le pacte commun des scientifiques dans cet exemple, celui de la République dans le cas de la liberté d’expression ; 2) écouter et comprendre pourquoi le contestataire conteste.
Il est intéressant de noter que ces deux réactions nécessaires peuvent amener de nouveaux champs de recherche. C’est par exemple le cas lorsqu’il s’agit de savoirs dont l’expérience atteint les limites de validité (Einstein a montré les limites de Newton), lorsque des savoirs sont encore peu robustes (la compréhension contemporaine des processus d’apprentissage des enfants a fortement évolué ces 50 dernières années), ou lorsque des savoirs sont fortement tributaires de représentations encore mouvantes ou non largement partagées (on n’enseigne plus la colonisation aujourd’hui comme au début du 20e siècle).
Il n’y a donc ni à fuir la pédagogie (ce serait un comble pour un enseignant !), ni à refuser la contestation (ce serait un comble pour un chercheur, et on pourrait dire de même du pouvoir politique démocratique). Une des sérieuses limites de la première (faire œuvre de pédagogie), ce sont les contre-vérités, les fake-news, assenées sans preuves mais avec suffisamment de plausibilité, et dont le flux incessant de nos jours rend presque illusoire l’espoir de les démonter une à une. La limite de la deuxième (accepter la contestation), survient lorsque le contestataire entend vous empêcher de vous exprimer. Il peut arriver, lors d’un cours à l’université sur le terrorisme, le Moyen-Orient, mais ça pourrait aussi être la Chine, que des étudiants expriment leurs désaccords avec les propos tenus par l’enseignant. Qu’il s’en suive un débat ne pose aucun problème, au contraire, mais on ne menace pas l’autre, ni même on n’exige le retrait de tel ou tel point du cours.
Troisième question : et les caricatures dans tout cela ?
On peut juste dire : c’est une liberté fondamentale en France, c’est la liberté d’expression, et ce n’est pas négociable. Et c’est vrai ! Donc il n’y a de débat ! Mais voilà, il y a débat quand même ! Le mathématicien est content : il se trouve dans les conditions de la question précédente ! Donc pédagogie et compréhension !
Pédagogie : tous les pays dans le monde n’ont pas la même tradition de caricature que la France. Il est donc utile de se rappeler l’histoire des caricatures, et de comment elles sont liées, justement, à la contestation[3]. Il y a une tradition de combat politique en France, et les caricatures en sont un outil, un outil très efficace puisqu’il allie l’image au texte. On peut même noter que depuis au moins le 19e siècle, la caricature est un outil puissant de la minorité pour s’exprimer, se faire entendre, et faire bouger la majorité en place : majorité politique, conception dominante d'une société masculine (oppression des femmes), ou encore religion catholique dominante avec en France la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, qui amena justement ce principe de laïcité dont il est question.
Deux choses à noter : la caricature porte et remplit sa mission subversive lorsqu’un processus minoritaire vient interroger le processus dominant qu’il conteste (l’étalon, pour reprendre Deleuze sur la question de la minorité, qui est toujours, justement, un "devenir"[4]). Et la caricature se nourrit du socle culturel commun qui permet une appropriation collective (avec deux dimensions : ce qui est compris de tous et ce qui ne l’est pas, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas).
La caricature qui entend contester agit ainsi jusqu'à l’irrévérence mais dans la limite de ce socle culturel commun, qui n’est pas si loin de ce que l’on appelle le politiquement correct, avec souvent une acception péjorative qui ne rend pas compte de sa capacité à faire évoluer le socle culturel commun. Par exemple, on ne fait pas de caricature qui tournerait en dérision le handicap d’une personne ; on ne fait pas de caricature qui se moquerait de la mort de quelqu’un.
On pourrait alors dire que la caricature est un bien commun sacré (allons jusque-là) tant que nous sommes des minorités en devenir qui contestons les représentations majoritaires. Voilà pourquoi on défend ce droit à la caricature, et plus globalement à la liberté d’expression en France (et heureusement pas qu’en France !). On pourrait aussi dire : la majorité silencieuse n’a pas besoin de s’exprimer, elle s’exprime en acte par sa domination. La minorité si ! On pourrait encore dire cela ainsi : la liberté d’expression est la condition même de l’émergence de chaque devenir. Elle est la condition d’émergence de l’individu au sein du collectif. Tuez-la ? Vous êtes mort !
Ecoute : étant posé le caractère impérieux de la caricature et de la liberté d’expression pour, disons-le ainsi, demeurer vivant en tant que collectif de la République, entendre la contestation n’est pas faire injure à ce principe posé en premier. Je ne parle pas de ce qui a amené un jeune de 18 ans à commettre l’irréparable et l’inexcusable dans des conditions horribles. Comme pour la liberté, l’écoute a ses limites : on n’écoute pas qui tue.
J’évoque plutôt la réaction de notre communauté musulmane française à la publication des caricatures. Aujourd’hui, cette communauté se sent souillée par ce meurtre odieux, perpétré au nom de leur religion, et que de nombreuses voix parmi elle sont venues dénoncer. Mais celle-là même qui se sent meurtrie, se sent également profondément blessée par les caricatures en question.
Sans rogner d’un centimètre le droit de réaliser et de diffuser de telles caricatures, sans amoindrir en rien ce bien commun sacré qu’est notre liberté d’expression, condition d’émergence de notre devenir, un débat sur ces caricatures est-il possible ? Elles polarisent tellement les positions que l’on serait tenté de dire non - hélas non. Pourtant, on l’a vu plus haut : la caricature porte sur le plan politique, elle blesse sur le plan personnel. Elle remplit sa fonction subversive au service de la liberté quand elle se bat contre une représentation dominante (économique, sociale, religieuse, culturelle etc.), elle rompt le pacte / socle commun lorsqu’elle s’attaque au plus faible ou à l’intime.
Au-delà de la politique, il y a l’éthique. L’éthique de l’autre, et la responsabilité individuelle qui se déploie en chacun face à l’autre, pour reprendre Levinas[5]. Si la liberté d’expression est la condition de notre devenir collectif, la ligne rouge est encore plus radicale : on ne tue pas pour ses idées. En déplaçant le curseur, on peut se demander si rompre sa relation éthique à l’autre est une ligne rouge également ou pas. On tue l’autre physiquement, mais on le tue aussi par le mépris, l’indifférence ou par la dérision, on le tue en lui niant son humanité. On le tue en n’allant pas vers lui, et même on se tue soi-même, puisque dans le champ de cette éthique de l’autre lévinassien je deviens moi-même en m’ouvrant à l’humanité de l’autre. La condition de mon propre grandir dépend ainsi de ma capacité à vivre l’autre de manière inclusive. Ou autrement dit : aller vers l’autre devient la condition d’émergence de mon propre devenir.
Comme nous sommes tous à la fois pris dans des champs politiques (qu’on le veuille ou non, comme individu du collectif, comme citoyen de la République) et dans le champ de notre propre humanité, comme notre relation à l’autre relève tout à la fois de la politique et de l’éthique, la question n’est pas si simple à trancher.
Le nœud se trouve certainement là : pour certains ces caricatures s’attaquent à la religion (ici musulmane, ailleurs au catholicisme, au judaïsme, ou encore aux bouddhistes en Birmanie) en tant que pouvoir politique et vecteur d'oppression, et le terrorisme est hélas une manière de faire de la politique. Pour d’autres ces caricatures viennent les blesser dans leur chair de croyant, dans leur condition même d’être humain. On pourrait appeler cela le match Deleuze vs Levinas, et compter les points !
Une quatrième question pour la route : et après après ?
Si l’après, c’est le dialogue, dans la pédagogie et l’écoute, quel est l’horizon de cet "après" ? Si la liberté d’expression s’exerce jusqu’à la revendication, voire de la subversion qu’elle a à porter, mais dans la limite du respect de l’intimité de l’individu lui-même dans le cadre d’un pacte commun, quel est l’horizon ? Si tous nos devenirs se révèlent, quel est l’horizon d’une éthique qui aurait pu prendre le pas sur le politique ?
Lors de l’attentat du Bataclan, l’hommage que nous avions rendu à l’université avec les personnels et les étudiants, plusieurs étudiants avaient pris la parole tant ils se sentaient profondément atteints par cet assassinat de masse en plein concert de musique. Leur message était clair : "nous ne voulons pas juger, nous voulons d’un monde où cela n’arrive pas. Nous voulons d’un monde où l’on se respecte, où l’on ne se juge pas, et où tout le monde peut vivre comme il est". On pourrait dire que ce message est simpliste, naïf, comme un doux rêve que l’on fait dans la douleur, et on aura raison. Pourtant ce sont ces rêves-là qui font avancer le monde, et ce sont les seuls, je n’en connais pas d’autres.
Et aujourd’hui, un mois après le meurtre de Samuel Paty, je fais ce même rêve, en forme de constat. Il n’y a pas d’autre horizon possible pour les êtres humains que de devenir citoyens de la planète : réaliser qu’il n’y a pas d’étranger sur Terre (les virus sont bien au courant, eux !), et que nous n’avons qu’une seule maison : notre planète !
Je sais que je ne verrai pas cet horizon de mon vivant, mais au moins je peux faire mon possible pour y contribuer. Nous sommes toutes et tous des colibris !
En attendant, voilà : Samuel Paty a été tué le 16 octobre 2020. Hommage à lui, et à toutes celles et tous ceux qui pleurent encore.
[1] Kurt Gödel, mathématicien du 20e siècle, connu pour son théorème sur l’incomplétude des systèmes axiomatiques. Cet immense théorème, aux conséquences philosophiques majeures, prouve qu’il existe des propositions indécidables. Par exemple, savez-vous décider si la phrase "cette phrase est fausse" est vraie ou fausse ?
[2] Eratosthène, savant grec du 3e siècle avant JC, qui a calculé la circonférence de la Terre grâce à un puit, un obélisque et l’ombre du soleil
[3] Voir l’article d’Annie Duprat : "pourquoi l’art de la caricature est-il sacré pour les français ?"
[4] Gilles Deleuze, philosophe du 20e siècle ; voir son Abécédaire "G comme Gauche"
[5] Emmanuel Lévinas, philosophe du 20e siècle ; voir "Autrement qu’être ou au-delà de l’essence"
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3 ansMathématicien ? Je te découvre philosophe et surtout, représentant de l'essentiel de l'universitaire au travers de l'art du questionnement et du discernement. Je suis convaincue que c'est ainsi que les enseignants chercheurs peuvent contribuer très concrètement au vivre , apprendre et travailler ensemble. La pédagogie, la communication, la considération de chacun et l'écoute constituent dans ton métier , comme dans le mien les fondamentaux de notre contribution au bien commun.