Il n’y a pas de victoire sans péril
Le Cameroun (une trentaine de millions d’habitants), est aujourd’hui peuplé à plus de 70% d’une jeunesse variée (dont environ 3 millions d’enfants et d’écoliers). Ce qui devrait être sa force vive (18 à 35 ans) serait donc de l’ordre de 12 à 13 millions de personnes. Quel potentiel de rêve ! Quelle inertie pourtant ! Et finalement, quel paradoxe pour un pays dont la riche diversité humaine s’apparente à un scandale de la nature, mais qui promène son ombre en queue de classement des pays en développement dans le monde!
Dans le Cameroun de Paul Biya, la jeunesse qui est une garantie naturelle de progrès de tout pays – c’est pour cela qu’elle est dite « fer de lance » - ressemble plutôt à un boulet que le régime gouvernant traine à son pied comme une pénible obligation. C’est une jeunesse dont une minorité est repue, insouciante ou s’ennuie, tandis que l’autre (majoritaire), est désespérément affamée, déboussolée et se résigne ou s’exile, dans l’indifférence ou l’embarras du gouvernement. Lequel ne sait pas quoi en faire, et multiplie des discours et des structures dispendieuses et inefficaces, parce que vides de vision cohérente.
Dans sa totalité, cette jeunesse sent confusément qu’elle est mal ; que le pays est bloqué. Mais, elle semble dans un état d’hébétude qui l’empêche de savoir, et surtout de comprendre de quoi elle souffre. Elle est comme hypnotisée ; comme aveuglée et écrasée par une chape d’obscurantisme dont elle s’accommode en définitive en se demandant : « on va faire comment ? »
Cet hébètement de la jeunesse est évidemment le résultat logique de 35 ans d’accoutumance au principe diabolique de la « normalisation des écarts et de l’écartement des normes » dont le philosophe Hubert Mono Ndzana a eu le mérite de consigner de l’intérieur du parti au pouvoir, le triste constat.
Qu’est-ce qu’un pays comme le nôtre n’aurait pas pu faire avec les dizaines de milliers de milliards CFA détournés par nos dirigeants mandataires (franco-camerounais), ou abîmés dans l’extraversion économique, pour que sa jeunesse soit fière de lui ? Pour traduire la nature exacte de cette extraversion économique, on devrait l’appeler servitude économique. Non seulement fondée sur le manque de souveraineté monétaire, mais aussi sur le choix d’une production à l’export direct, certes rentière pour le pouvoir, mais appauvrissant pour les producteurs.
Même quand par extraordinaire le pouvoir forme quelques jeunes pour les mettre à l’agriculture, c’est encore pour produire des choses que les Camerounais ne consomment pas, dont personne n’envisage la transformation sur place – où est la politique d’industrialisation à part le discours ? – et dont, comble de paradoxe, les prix sur le marché international ne sont pas fixés par les producteurs, mais par les acheteurs. Et que fait l’Etat de la rente tirée de cette extraversion de la production ? Il importe ce que les Camerounais se croient obligés de consommer sans produire.
Dans cette logique de « normalisation des écarts et de l’écartement des normes », si au gré du hasard, des jeunes tentent de poser la question du quoi et du comment à ceux qui gouvernent, ceux-ci leur répondent par des boulets de canon… dont ils espèrent que le nombre de victimes va dissuader ces subversifs de recommencer (cf. 1990/91, 2008, 2017/2018). Normal : l’Etat n’est pas perçu par ses dirigeants comme un instrument de production du bien-être commun, mais comme mangeoire où, qu’on ait 40 ou 90 ans, on est surtout préoccupé de ne pas perdre sa place, fût-il en faveur de son propre enfant.
Au pays de Paul Biya, l’idée de la mort est attachée à toute manifestation de la liberté essentielle d’exister et de participer. Conjuguée avec la contrainte de survie par tous les moyens imposée par une gouvernance de servitude, cette idée de la mort semble avoir déconnecté la jeunesse camerounaise de toute ambition participative à la construction d’un Etat de droit indépendant, républicain et prospère…
Il me semble pourtant que ce n’est ni en s’installant sans retour à l’extérieur pour critiquer vainement, ni en mourant dans le désert ou les Mers pour fuir le mal être, ni en se croisant les bras pour dire que Biya doit partir, ou pour souhaiter qu’il meure, ni encore moins en refusant d’aller voter et défendre son vote, que cette jeunesse obtiendra le changement qu’elle souhaite.
Quoi qu’il en soit, l’ancrage du système corrompu qui nous gouverne est tel que la jeunesse ne peut faire l’économie d’une conquête à entreprendre, pour récupérer et sauver son pays. Et les leaders politiques du pays qui rêvent d’aller chasser Paul Biya du pouvoir, d’abord chacun tout seul, et puis sans le peuple électeur avec eux, doivent se sentir l’obligation d’organiser et de préparer la jeunesse à cette inévitable conquête. Faute de quoi, ils ne seront jamais que des faire-valoir démocratiques pour l’autocratie au pouvoir. Ils doivent se dire qu’ils sont, avec cette jeunesse (18-35 ans) qui est le peuple essentiel aujourd’hui, perchés ou assis sur les branches d’un arbre au pied duquel s’est couché un lion affamé…
Nous devinons bien ce qui arrivera à tous, si chacun tente de descendre tout seul de l’arbre, et ce qu’il adviendrait du lion tout seul, si tout le monde saute de l’arbre en même temps. Bien naïf de penser qu’il s’enfuira sans faire aucune victime. Mais, y a –t-il pour un peuple une victoire sans péril ?
Dès qu’on dit péril, tout le monde pense à la balle de plomb que le BIR va sûrement vous tirer dans la tête lors d’une manifestation de rue… Mais c’est aussi un péril de penser que pour empêcher les risques de fraude, il faut s’inscrire sur une liste électorale, aller voter, et faire le setting devant les bureaux de vote lors du dépouillement du scrutin pour dissuader les fraudeurs. Qui ne risque rien n’a rien. Ce serait une trahison honteuse pour ceux qui souhaitent le changement, que des meilleures conditions de vote surviennent, et qu’ils ne soient pas là pour profiter de l’opportunité. Et il nous semble qu’il reste moins de 15 jours pour s’inscrire si les élections doivent vraiment avoir lieu.
JB. Sipa