Il s'appelait Manuel
Robert Cappa

Il s'appelait Manuel

 


 


 


 En mémoire de mon grand-père, soldat de l'armée républicaine espagnole, contraint à l'exil et en mémoire de tous ceux qui ont combattu le franquisme


 Prologue


Manuel est né en 1905 dans un village à l’extrême sud-est de l’Andalousie, Paterna del Campo. Il aimait le travail des champs, les chevaux et le soleil aride de sa terre natale. Et il rêvait d’un sort meilleur pour les ouvriers de la terre. C’était un soldat de l’armée républicaine espagnole, un marxiste convaincu et un militant de la justice sociale. Quand les franquistes ont vaincu l’armée républicaine, il a quitté son Espagne natale pour se réfugier en France et rejoindre les rangs des résistants du maquis du Morvan. Les jours de pluie dans la banlieue parisienne, où il vécut en exil jusqu’à sa mort, il me disait souvent qu’il n’aimait ni le froid ni la pluie. Son amour du soleil a dû déteindre sur moi, car née dans le 18 ème arrondissement de Paris, j’ai choisi de m’installer à Marseille pour sa lumière méditerranéenne et ses étés de canicule. Manuel était mon grand-père paternel, petite fille c’était mon héros, mon compagnon de jeu. Nous passions des heures à jouer aux dames, aux petits chevaux et à un jeu de cartes, dont je ne rappelle plus le nom. J’étais très mauvaise perdante et mes colères le faisaient rire. Il me racontait des histoires de la guerre civile espagnole. Comme dans les contes pour enfants, il y avait les très bons et les très méchants. Les méchants étaient les curés et les phalangistes, les bons étaient les paysans sans terre et les ouvriers. Les histoires ne finissaient pas souvent bien, pas de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais des larmes et du sang. Et pourtant, je n’étais pas triste et je n’avais pas peur, les amis républicains de mon grand-père m’apparaissaient comme des héros courageux et fiers. Notre enfance se forge sur des mythes familiaux fondateurs, le mien est celui d’une guerre civile fratricide. Je me souviens aurait pu être les premiers mots de ce récit. Et si ce qui forge l’histoire d’une famille tient en un mot, alors le nôtre est le mot mémoire. Les mémoires de mon grand-père qu’il écrivait patiemment tous les après-midi, après sa sieste, de son écriture hésitante de parkinsonien. C’était son histoire, son enfance, sa jeunesse, son engagement dans la jeune république espagnole, son poste de carabinier dans les Pyrénées, où il passait des armes et des minutions en contrebande pour soutenir les soldats de l’armée républicaine. Et puis sa Retirada vers la France où l’attendait de l’autre côté de la frontière le camp de réfugiés d’Argeles. La mémoire de mon père qui s’est effacée quand Alzheimer a grignoté son cerveau. Et moi qui me sens un devoir de mémoire, car il en faut bien un ou plutôt une dans la famille pour redonner un souffle à cette histoire qui a marqué mon enfance et qui continue toujours à me hanter. On n’ échappe pas à l’histoire familiale et on n’est pas la petite fille d’un républicain socialiste marxiste convaincu sans éprouver une certaine soif de justice sociale. L’amour des livres, voilà aussi ce que m’a offert mon grand-père. Il aurait pu être analphabète comme beaucoup de paysans andalous à cette époque, mail il apprit à lire et à écrire avec son père qui faisait office d’instituteur pour les enfants du village. Il lisait des livres sur la guerre civile, sur l’annihilation physique et morale des républicains prônée par un gouvernement fondé sur une dictature exclusive, exaltant la mémoire des vainqueurs. Assis dans son fauteuil à bascule, il lisait lentement et parfois à haute voix. Les mots de mon grand-père résonnent encore aujourd’hui, un français émaillé de mots espagnols, un français de déraciné toujours un pied dans son pays et sa langue natale. Il avait de l’humour l’Abuelo, comme je l’appelais et il aimait s’amuser. Tous les après-midis, nous allions dans un square près d’où l’on habitait. Je me souviens d’une grande place, j’avais environ 4 ans, où tournait un grand carrousel. Dans la petite voiture, à califourchon sur un cheval, je tendais les bras pour attraper la queue du Mickey qui pendait et gagner un second tour. L’Abuelo m’encourageait « Anda Manolita Anda… ». Il vivait avec nous rue d’Aubervilliers dans le xix ème arrondissement, un appartement vieillot avec les toilettes sur le palier et cinq étages sans ascenseur. L’Abuelo était ma nounou attitrée. Il me reste une photo de cette époque, je suis sur le pot, il me tient la main, accroupi à côté de moi et sa présence me rassure. Il sera présent pendant tout mon enfance et mon adolescence. Quand nous avons déménagé en maison en banlieue parisienne, il a vécu avec nous dans un petit studio attenant à la maison. Je connaissais toutes les habitudes qu’il avait gardées de sa vie andalouse, il faisait la mérienda vers 10 heures, du pain frotté à l’huile d’olive, à l’ail et à la tomate. Il aimait sa sieste, ses promenades avec notre chien et s’occuper du jardin aussi. Pensant la guerre civile, c’était un soldat de l’armée républicaine, il maniait les armes et la dynamite et n’hésitait pas à tuer. Cette violence qu’il m’a si souvent racontée existait entre les deux camps fratricides où l’on rendait coup pour coup. Il n’avait rien oublié du bruit des armes, du compagnon qui tombe sous les balles d’un milicien franquiste, des villageois fusillés, car soupçonnés de sympathie républicaine. Il n'avait rien oublié non plus des curés délateurs fusillés par les soldats de la république. Manuel écrivait ses mémoires, mais ses mémoires ont disparu lors d’un déménagement, je soupçonne mon père de les avoir jetées, lui qui était si souvent en désaccord avec son père sur ses opinions politiques. Je ne saurai jamais ce qu’il est advenu ses écrits puisque la mémoire de mon père s’en est allée. Je me souviens de Manuel, El Rubio Clarillo comme on le surnommait dans son village, je me souviens de ses engagements, ses combats et de ses idéaux. Je me souviens qu’il est temps pour moi de restituer son histoire.


 Chapitre 1 Paterna del Campo


La place du village est déserte. A cette heure, le soleil d'Andalousie écrase les habitants d'une torpeur lourde et lénifiante. La lourdeur incite à l'endormissement et au silence. Dans une petite maison blanche du village, Manuel se repose. Paterna del campo, petit village de la Province de Huelva, à l’extrême Sud de l'Andalousie somnole sous la lumière écrasante du soleil de ce début d’après-midi. La maison est d'un blanc éclatant comme toutes les maisons du village, elles sont petites et basses et les volets sont fermés, afin de ne pas laisser entrer le soleil meurtrier à cette heure de la journée. Manuel dort, c'est l'heure de la sieste. Il a travaillé tôt dans les champs ce matin, il loue ses bras à de grands propriétaires terriens. La vie de Manuel est dure, la chaleur rend la terre aride et lourde à soulever. Les bras peinent pour faire de cette terre une source de survie. A quatre heures, Manuel va devoir retourner aux champs pour labourer la terre dure et sèche. Il y restera jusqu'à huit heures. Il travaille tous les jours, sauf le dimanche, jour du seigneur. Au centre du village, symbole de puissance et de solidité, l'église se dresse, imposante, blanche et ocre, avec une tour qui s'érige avec fierté vers le ciel. Mais Manuel refuse d’aller à la messe. Manuel a été élevé dans la sainte tradition de l'église catholique espagnole, mais ilest athé et anticlérical. Il a été baptisé, comme tous les andalous à leur naissance, mais il ne croit pas que la rédemption viendra de Dieu. Lui croit au progrès social, à un monde plus juste et à la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme. Manuel a de la chance, il n'est pas analphabète, comme beaucoup de paysans andalous. Son père lui a appris à lire et à écrire dans des livres d'enfants. Et il lit, Victor Hugo, les Misérables, l'histoire de Jean Valjean condamné au bagne pour un vol de miséreux. Il lit Karl Marx, Le Capital, pour lui, c'est comme une révélation. La rédemption viendra de la Révolution. Et il rêve d'un monde meilleur, d'une répartition équitable des terres. D'un monde où l'homme peut vivre de son travail dignement. Un monde de solidarité et de partage. Quatre heures, Manuel repart aux champs avec sa petite chienne, Guapa, elle adore accompagner son maître. C'est un petit fox terrier, un chien de labeur, mais aussi un chien de chasse. Pour améliorer l'ordinaire, Manuel chasse : les lièvres, les perdrix, tout ce qui peut rapporter de la viande à la maison. Manuel vit une jeunesse heureuse auprès d'une mère aimante et d'un père dur mais juste. Il a deux grands amis : Antonio del Valle et Manuel Medrano, ils ont respectivement 21 ans et 15 ans et ils partagent le même enthousiasme pour les idées révolutionnaires ; et eux aussi refusent d'aller à la messe le dimanche. Ce sont les mauvais garçons du village. Leurs idées sont subversives, elles portent en elle un brin de révolte et de folie. Le soir, à la fraiche, Ils aiment se réunir sur la place du village regarder les filles qui passent en groupe et discuter politique pendant des heures. Antonio est très grand et mince, les cheveux noirs et l’air exalté des héros des romans russes. Medrano est le plus jeune, il découvre la politique et s’enthousiasme pour les idées révolutionnaires. Manuel a les cheveux clairs, el Rubio Clarillo comme on le surnomme est calme et décidé à s’engager auprès de la toute jeune république espagnole. Nous sommes en 1930, et sur cette terre espagnole, les sentiments républicains se propagent parmi les ouvriers et les paysans sans terre. A cette époque, l’Espagne vit sous un régime de terreur. Personne ne peut parler de politique ouvertement ou lire publiquement la presse sociale. Le Roi, Alphonse XIII, souffre d'une trop longue collaboration avec la dictature et a ainsi plongé la monarchie dans le discrédit. Les idées républicaines avancent parmi les ouvriers et les paysans. Elles ont même touché le fin fond de l'Andalousie, terre de croyance et bastion de la sainte église conservatrice. Manuel et ses amis n'échappent pas à ce vent de liberté, ils ont envie de pouvoir exploiter leur propre terre. Manuel rêve de l'éducation pour tous. Jeune, il me disait dans son français émaillé de mots espagnols : « Deviens enseignante mi Carina, mi Manolita, c'est le plus beau métier du monde, tu pourras ouvrir les autres vers la culture et la culture c'est la lumière, la force vive du peuple, et nunca mas séran pobres. »

 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 




 

 

 

 

 


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