Il veut ma mort !

Il veut ma mort !

    Abraham s’engage dans une rue commerçante, prend un peu de vitesse et freine brutalement pour éviter un enfant qui traverse soudainement. Le motard est propulsé à plus de cinq mètres de sa moto. Il est retombé lourdement sur le bitume. Xavier, assis à la terrasse d’un café, se précipite vers le conducteur, resté allongé. Paniqué, affolé, Xavier hurle et s’égosille : « Monsieur, monsieur… ! ». Avec effort, en glissant un bras sous son dos, puis sous ses épaules, il soulève et assoit le motard. Un son presque inaudible et totalement incompréhensible sort de la bulle en polycarbonate dans laquelle Abraham est enfermé. Xavier décroche l’attache sous le menton, puis retire le casque. Le visage du motard ensanglanté apparaît dans sa brutalité nue et se met à parler : « Putain, le choc ! Ça va le gamin ?  J’ai même pas eu le temps d’avoir peur. » Pin pon …Pin pon… Quelques minutes plus tard, les pompiers sont là pour prendre le relais de Xavier. Avant que la camionnette rouge ne reparte du lieu de l’accident pour l’hôpital, Xavier glisse dans la main du motard un ticket de métro usagé, sur lequel il a griffonné :

   Donnez-moi de vos nouvelles : 06 37 69 20 19.

   Courage.

   Xavier.

   En début de soirée, Abraham téléphone à Xavier. Il est sorti des urgences trois heures après y avoir été déposé. Bilan de la mauvaise course : lèvres et arcades sourcilières explosées, nombreux hématomes, quelques points de suture et une semaine d’arrêt de travail. L’histoire se termine bien pour Abraham. Sa moto est HS, l’assurance interviendra. Le petit inconscient, Hugo, 7 ans, lui aussi casqué mais différemment, ne s’est rendu compte de rien : ses oreilles remplies de la voix de Soprano ont couvert le bruit du freinage et de ferraille de la moto qui dérape sur le sol !

   Xavier a bien réagi !

   Disons plutôt qu’il a réagi. Au sens où il a fait avec courage ce que son intuition, sa spontanéité, ses réflexes « naturels » lui intimaient de faire.

   Mais en asseyant le motard, en lui enlevant son casque, il aurait pu, dans le cas où la moelle épinière aurait été touchée, provoquer un mouvement qui aurait comprimé ou sectionné un nerf… Avec le risque de créer une paralysie partielle ou totale. Momentanée ou définitive.

   Dramatique !

   Alors, pour bien agir, qu’aurait dû faire Xavier ?

      Voici l’enseignement donné par la Croix-Rouge française :

1.     Sécuriser la zone de l’accident en amont et en aval, en désignant précisément deux personnes et en leur demandant de stopper la circulation et de canaliser les passants qui … veulent voir !

2.     S’approcher du motard, lui poser quelques questions, lui donner une consigne et le tenir informé de ce qui se passe : « Bonjour, vous m’entendez ? ». « Avez-vous mal quelque part ? » « Sentez-vous vos jambes ? » « Comment vous appelez-vous ? » « Quel jour sommes-nous ? » « Je vais mettre ma main dans la vôtre, pouvez-vous me la serrer ? » « Les secours sont avertis, en attendant qu’ils arrivent, je suis à vos côtés et vous restez immobile. » 

3.     Lorsque l’on a recueilli les informations, on appelle les pompiers en leur proposant un point précis de la situation.

4.     Durant l’attente, on parle au motard, on entretient la conversation et on l’informe que les secours vont arriver dans trente minutes alors que les pompiers ont annoncé un délai de cinq minutes. Pour un accidenté inquiet, le temps semble passer au ralenti… Et cinq minutes semblent durer une éternité d’une demi-heure. 

   De la même manière que l’on ne s’improvise pas secouriste, on ne peut pas, on ne doit pas s’improviser manager. Dans le premier cas c’est trop dangereux pour l’accidenté, dans le second pour les managés, pour l’entreprise et ses clients.

   Pour devenir un manager qui passe de l’intuition trop souvent mauvaise à un manager qui fait ce qu’il faut faire, il va falloir, comme le secouriste, accepter d’être enseigné.

   Comme le secouriste ?

   Oui ! Mais aussi comme le plombier, l’ébéniste, l’avocat, le DRH – si si…même eux-, le commercial, l’apiculteur, le tennisman, le maréchal-ferrant, le steward, l’instituteur, la gendarme, l’acrobate, le souffleur de verre, le comédien, le dresseur de moustiques… Bref, comme pour tous les métiers.

   Et manager, c’est un métier !

   Un vrai métier.

   Avec ses lois, ses principes, ses méthodes, ses nombreux savoir-faire… Ne pas les connaître, les comprendre, les apprendre, les appliquer, c’est la bonne stratégie pour échouer.

   Les connaître, les comprendre, les apprendre, les appliquer, c’est la stratégie pour réussir et pour que nos intuitions soient filtrées par la raison. Ainsi, les foireuses seront renvoyées dans leur 22 et les géniales seront appliquées. Les intuitions géniales, ça arrive… mais pas si souvent que ça, en fait !

   Faire comme on le sent, en fonction de notre humeur, de nos intuitions, de nos aspirations, c’est exactement à ça que l’on reconnaît un amateur.

   Poser le geste qu’il faut, avoir l’attitude qu’il convient, alors que ma spontanéité parfois/souvent mauvaise conseillère me suggère autre chose, c’est là, en revanche, le monde du professionnalisme.

   Apprendre à jouer au tennis en s’entraînant avec quelques amis eux aussi autodidactes, c’est possible… Si l’objectif est d’échanger quelques balles, de s’amuser, de se bouger un peu et de beaucoup se déculpabiliser au moment tellement agréable de la bière après l’effort ! C’est parfait ! Et sincèrement, se contraindre à prendre des cours alors que l’enjeu est juste d’avoir une activité sportive régulière et partager un moment de convivialité, pas sûr que ce soit l’idée de l’année.

   Mais pour progresser, peut-être se mesurer à d’autres joueurs lors de tournois de bon niveau, le seul mimétisme de quelques basiques facilement identifiables ne suffit plus. Pas besoin de leçon pour prendre la raquette par le manche et ne pas tenter de la fixer au pied. Nulle nécessité d’un entraîneur pour comprendre que c’est la balle qu’il faut « taper » avec la raquette pour tenter de la faire passer dans le camp de l’autre joueur et pas l’inverse. Nous avons tous vu des personnes jouer au tennis et ça suffit pour imiter et progresser un peu…

   Mais même après des années de pratique, un expert du tennis, en regardant jouer celui qui a appris seul, détectera en une fraction de seconde qu’il ne maîtrise pas le premier basique qui lui permettrait de passer des caps : la prise marteau.

   Et il est normal qu’un autodidacte ne la maîtrise pas. Simplement parce qu’elle n’est pas naturelle, cette prise du manche de la raquette. Elle est contraignante car opposée à la manière spontanée avec laquelle nous tenons la raquette. Et pourtant, pour pouvoir un jour taper un peu fort sans abîmer le filet ou dégommer d’innocentes blanches tourterelles, il va falloir se contraindre à utiliser la prise marteau ! Pour se contraindre à le faire, il faut avoir confiance dans ce que dit le prof, même si pendant longtemps on joue moins bien en s’efforçant de tenir le manche comme « il faut » plutôt que comme « on le sent » ! Et des basiques au tennis comme dans toutes les disciplines, les arts, les métiers, il y en a beaucoup !

   Maîtriser une technique, un geste, c’est contraindre notre corps, notre cerveau à ne pas prendre le pouvoir mais à le mettre au service de notre cause en en faisant un serviteur docile plutôt qu’un dictateur autoritaire.

   Non mais !

   Être un professionnel c’est prendre le pouvoir sur ce que l’on fait, là où l’amateur est l’esclave de ses pulsions, de ses mauvais réflexes. Esclave d’autant plus volontaire, consentant et satisfait, que personne n’est là pour l’aider à prendre conscience de ses errances.

   Nous l’avons dit plus haut, mais c’est essentiel, alors on le redit : aucune importance lorsque l’objectif est de s’amuser, se divertir, massacrer « Jeux interdits » à la guitare pour ambiancer un feu de camp sur la plage, avec un auditoire amical, acquis à notre cause, peu exigeant, légèrement alcoolisé et tolérant !

   En revanche, dramatique dans le cadre professionnel lorsque l’objectif est de porter secours, rendre des comptes annuels justes, fournir une pièce au micron, donner le goût de la lecture ou des maths - si, c’est possible ! - ou manager pour donner encore plus l’envie à nos collaborateurs de faire leur métier et servir les clients !

   Pour cela, il faut avoir l’humilité d’accepter une situation de « non sachant » et d’apprendre. Pas simple, concernant le management : c’est une science humaine dite science « molle », alors « Chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît plaît ! ». Non ! Un espace de liberté dans la manière de manager ne s’oppose pas à ce que des pratiques, des raisonnements soient toujours « vrais » et d’autres toujours « faux ».

   Apprendre : comprendre d’abord, mémoriser et s’approprier le savoir, les connaissances ensuite – oui, oui… bûcher un peu, parfois même apprendre « par cœur » -, s’entraîner aussi, pour « de faux » d’abord et ensuite seulement agir dans la vraie vie. D’abord maladroitement, puis peu à peu plus aisément.

   Le manager laissé à lui-même est vite en difficulté… Ses quelques bonnes intuitions suffisent rarement à compenser ses maladresses qui peu à peu abîment la relation avec ses collaborateurs. De la même façon qu’un secouriste improvisé ne peut pas se rendre compte qu’il « s’y prend mal », un manager isolé est un manager en danger. Et un manager qui manage maladroitement, obtient une équipe malhabile et des résultats bancals !

   Quelques exemples de mauvais réflexes :

·       Déléguer une mission en expliquant que « c’est facile ».

·       Ne pas souligner un progrès sous prétexte que l’objectif n’est pas atteint.

·       Ne pas faire de bilan collectif sous prétexte que l’équipe atteint régulièrement ses objectifs.

·       Mélanger valorisation et reproche : « C’est bien mais… ».

·       Recadrer en public.

·       Prêter une oreille attentive à un collaborateur qui parle d’un autre collaborateur.

·       Hausser la voix lors d’un entretien d’autorité.

·       Dire « bonjour » le matin en fonction des résultats de la veille, de l’humeur du jour ou d’un service particulier que j’ai décidé de demander dans l’après-midi.

·       Comparer deux collaborateurs.

·       Lorsqu’un collaborateur commet une erreur, lui demander de la reconnaître.

·       Demander « Pourquoi ? » à un collaborateur qui n’a pas atteint l’objectif.

   La liste peut être longue.

   Probable que sans accompagnement, un manager seul « tombe » dans l’un ou l’autre de ces travers.

    Probable qu’il ne se rende pas compte de l’impact négatif de ses mauvais réflexes.

   Probable qu’il ne sache pas comment s’y prendre autrement !

   Et c’est normal. On n’apprend rien seul. Ou si peu. Si lentement. Nous sommes tous des nains assis sur les épaules de géants.

   Il faut parfois longtemps avant que l’on sache retenir un « mais » après un compliment.

   Il faut du temps pour savoir faire un reproche factuel, sans pathos ni menace, comme ici : « C’est honteux ce que tu as fait… La prochaine fois… »

   Il faut du temps pour…

   C’est d’ailleurs pour ça que le management est un métier passionnant, une aventure formidable !

   Si chaque manager est formé et accompagné.

   Si chaque manager investit réellement sa formation et profite de son accompagnement.

    

   Et vous, qu’en pensez-vous ?

   Bonnes réflexions.


Rémi ARAUD

0637692019

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets