Inflation : parti pour durer ? Le dilemme des banques centrales
En l’espace de deux semaines, la réserve fédérale américaine, la banque centrale européenne et la Banque de France ont révisé à la hausse leurs projections d’inflation pour 2023 et aucune des trois institutions n’imaginent la croissance des prix revenir vers l’objectif de 2% avant au plus tôt 2025, cela malgré les efforts consentis depuis l’année dernière pour faire baisser les prix et des taux d’intérêt de retour à leur plus haut niveau depuis plus de 15 ans. Et pour cause, l’économie fait pour l’instant preuve d’une certaine résilience, notamment portée par un marché de l’emploi en très bonne santé et une consommation domestique qui fait fi des menaces de récession à l’horizon. Alors faut-il déjà se préparer à voir l’inflation perdurer quelques temps ? Certains éléments observés cette semaine nous incite à le penser.
Les banques centrales voient l’inflation perdurer encore un peu
Même si le mois n’est pas encore terminé, l’un des principaux enseignements de juin est que les banques centrales des économies développées n’ont pas l’intention, encore, de mettre fin à leur cycle de durcissement monétaire, bien au contraire elles estiment qu’il faut continuer à relever les taux d’intérêt pour contrer une inflation plus tenace que prévu. Comme un symbole, la banque centrale canadienne a opéré un nouveau resserrement ce mois-ci de 25 pbs alors qu’elle opérait une pause monétaire depuis janvier. De son côté, la réserve fédérale américaine a annoncé ce mois-ci un premier statu quo sur ses taux après 10 hausses de taux consécutives depuis mars 2022 mais elle a en parallèle révisé à la hausse sa projection monétaire médiane pour 2023 de 5,1% à 5,6% et le gouverneur central américain Jerome Powell a affirmé hier (21 juin) qu’il estimait que de nouvelles hausses de taux étaient encore probables d’ici la fin de l’année. Le message est clair, il n’est pas question de relâcher les efforts face à des pressions sur les prix qui restent trop élevées au goût des banquiers centraux. En juin, aussi bien la réserve fédérale américaine (FED) que son homologue européenne (BCE) ont révisé à la hausse leurs projections d’inflation pour 2023, et même pour 2024 pour la banque européenne, toutes les deux estimant toutefois que l’on ne devrait à priori pas revenir au niveau de l’objectif de 2% avant au plus tôt 2025. Face à ce constat sans appel et sous couvert de leur mandat d’assurer une stabilité des prix, les banquiers centraux donc continuer dans les prochains mois à « casser » la demande en restreignant l’accès au crédit via de nouvelles hausses de taux pour s’assurer que les prix baissent naturellement, tout en prenant soin en parallèle de ne pas trop endommager l’économie et assurer un « atterrissage en douceur » (soft landing).
Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact réel de la remontée des taux sur l’économie réelle, lequel ne devrait pas être connu avant quelques mois cependant pour l’heure on ne relève pas encore de signaux de fracture de l’économie, et même parmi les premiers craquèlements observés l’année dernière, à savoir par exemple dans le secteur de la construction, des améliorations sont à nouveau visibles. Alors que l’économie semble absorber plutôt bien ce changement brutal de conditions monétaires, il faudrait faire attention à ne pas se laisser leurrer et tenir pour acquis un environnement économique à priori favorable. La récession technique enregistrée au 1er trimestre en Allemagne et en Zone Euro constitue un avertissement qu’il ne faut pas prendre à la légère, le risque étant pour les banques centrales de remonter trop haut les taux et provoquer un point de rupture au niveau de l’économie. Au Royaume-Uni, alors que les marchés spéculent sur une possible remontée des taux d’intérêt à plus de 6%, certains économistes tirent déjà la sonnette d’alarme et craignent d’importants dégâts sur le secteur de l’immobilier où les prix pourraient s’effondrer sous l’effet d’une baisse de la demande refroidie par la flambée des coûts d’emprunt. La notion de limite, ou point d’équilibre, n’est pas explicitement communiqué par les banques centrales dans leur communication, ou bien très rarement comme par exemple en Australie où la réserve bancaire australienne a évoqué un seuil d’équilibre à 4,8%, et pourtant elle existe bel et bien. Le choix cette semaine de la banque centrale hongroise de procéder à une seconde baisse de taux consécutive (-100 pbs en juin, taux d’intérêt à 16%) malgré une inflation encore supérieure à 20% tend à confirmer les limites des banques centrales lorsque l’économie commence à se retrouver sous haute pression.
Est-on sur la bonne voie ? Un catalyseur baissier en provenance de Chine
Toute chose égale par ailleurs, il est clair que le pire semble derrière nous et que le plus fort des tensions sur les prix appartient désormais au passé comme en témoigne les multiples signaux d’inflexion des indices de prix observés depuis la seconde moitié de l’année 2022, néanmoins il est encore trop tôt pour lever les bras au ciel et crier victoire. Si on a eu trop vite fait de sous-estime la poussée de l’inflation en 2021 au moment de la reprise post-COVID, il ne faudrait pas faire l’erreur inverse et surestimer sa décrue en 2023.
On ne peut nier qu’une tendance baissière se dégage portée principalement par la contraction des prix des matières premières, et notamment de l’énergie qui sont actuellement bien inférieurs de leurs niveaux à la même époque en 2022 au début du conflit en Ukraine et des premières réactions de marché aux lourdes sanctions internationales adressées contre Moscou. Au recul des prix de l’énergie, on y ajoute également le reflux des tensions sur les approvisionnements en provenance de Chine où la production industrielle et les investissements montrent de sérieux signes de ralentissement cette année et ne bénéficie pas d’un effet de reprise censé être généré par l’arrêt définitif au T4 2022 par le gouvernement chinois de la politique de restrictions sanitaires baptisé zéro-COVID. Le manque de traction de l’économie chinoise Au regard de l’intégration de la Chine comme rouage essentiel de l’économie mondiale – le pays on le rappelle est le premier exportateur pour plus de 120 pays dans le monde – la conjoncture chinoise a depuis 30 ans une influence notable sur les prix à la consommation des principales économies développées. Le manque de traction actuel de l’économie chinoise et notamment le fléchissement de son activité industrielle qui pâtit d’une baisse de la demande globale se répercute sur les prix que nous consommons, et tout indique une dynamique baissière. La forte corrélation qui existe entre la courbe de croissance annuelle des prix de production en Chine et celle des prix à la consommation aux Etats-Unis dessine très bien cette tendance baissière. Aussi, semble-t-il, nous sommes sur la bonne voie en matière de désinflation grâce aux actions des banques centrales mais aussi indirectement à la santé fragile de la Chine.
Dans un rapport publié l’année dernière, la banque centrale européenne (BCE) considérait que l’on pouvait attribuer de moitié l’inflation sous-jacente en Zone Euro à des effets de marge d’entreprise, lesquelles n’ont pas hésité l’année dernière à absorber la hausse des coûts de production provoquée par l’Ukraine et la reprise post-COVID sur les prix adressés aux consommateurs. Face à ce constat, on a très vite fait de voir une corrélation se former entre les coûts de production et les prix à la consommation. Ainsi, on a récemment vu se multiplier les graphes pré-annonçant un phénomène désinflation à vitesse grand « V » sous couvert d’une contraction très significative des prix à la production. En Allemagne, par exemple, la large décompression des prix à la production observée cette semaine – plus faible progression en mai depuis 2 ans à 1% - a très vite alimenté les débats sur les réseaux sociaux financiers au sujet d’une possible sous-évaluation des risques baissiers sur les prix au sein de la première économie européenne où l’industrie occupe une part très importante. S’il y a une part de vrai dans cette analyse, elle n’est que parcellaire et ne peut pas à elle constituer l’élément unique de prédiction de l’inflation. En effet, en regardant de plus près, on se rend compte que le phénomène de désinflation qui est actuellement largement commenté dans les médias concerne surtout les indices de prix généraux mais pas les indices sous-jacents, c’est-à-dire ceux excluant les prix de l’énergie et de l’alimentaire, dont la décélération est beaucoup moins évidente. Il faut dire que l’on observe une divergence marquante, notamment en Zone Euro mais aussi au Royaume-Uni, entre les prix des biens et matières premières qui affichent une nette décrue sur 2023 et les prix des services qui restent encore très élevés et dont on ne peut pas encore statuer avec certitude que le pic est passé. En raison de cette ténacité des prix sur les services, on a de bonnes raisons de penser que l’inflation pourrait perdurer encore un peu de temps sur des niveaux bien supérieurs à 2%.
Et pourquoi cela ? En raison principalement de la vigueur actuelle du marché de l’emploi, laquelle est quasi-historique, et des pressions haussières sur les salaires qui en découlent. Le faible niveau de chômage auquel on assiste en ce moment, et l’absence pour le moment de signes de fracture sur l’emploi, créé des situations de pénurie et autres tensions sur les recrutements, créant ainsi un effet de rareté auquel les entreprises répondent en proposant des salaires plus élevés aux « talents » qu’elles cherchent à acquérir. Quand bien même si la croissance des salaires est inférieur à l’inflation, l’écart commence peu à peu à se réduire, ce qui devrait à priori se répercuter positivement sur la consommation, ou au moins en limite la contraction au cours des récentes périodes et celles à venir.
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Des facteurs extérieurs impactants
On l’a expérimenté avec la guerre en Ukraine ou encore la pandémie, la trajectoire de l’inflation peut à tout moment dévier en cas d’évènements extérieurs fracassant les équilibres de marché, et surtout les routes et les relations commerciales internationales. Si l’on reste attentif au contexte géopolitique et notamment l’évolution de la situation à Taiwan, île dont la Chine ne reconnaît pas l’indépendance et dont la convoitise est connue de tous, l’autre facteur majeur susceptible d’impacter fortement les projections d’inflation est d’ordre climatique et porte un nom bien connu : El Niño. Ce phénomène météorologique qui se caractérise par une élévation anormale des températures de l’eau est de retour cette année ont prévenu plusieurs climatologues, lesquels craignent de nouveau record de température entre 2023 et 2027 (cf. Organisation Mondiale de Météorologie) et d’importantes vagues de sécheresse qui risquent d’impacter très fortement la production agricole. Qui dit baisse de la production dit offre réduite face à une demande à priori stable, et donc une hausse des prix à prévoir sur l’alimentaire. Les dégâts économiques par ailleurs provoqués par de tels évènements climatiques sont chaque année de plus en plus lourds, révèle une étude réalisée par Macrobond, aussi le coût climatique risque d’être une nouvelle prime de risque à incorporer dans la courbe des prix, et qui pourrait devenir au fil des années de plus en plus régulier à cause du réchauffement climatique. Sur le long terme, un autre facteur, et non des moindre, devrait également impacter nos modèles d’inflation, c’est le projet mondial de décarbonisation de l’économie et la transition d’un modèle de croissance jusqu’ici basé essentiellement sur une source d’énergie abondante et abordable, à savoir le pétrole, vers des sources d’énergie moins polluante mais aujourd’hui plus onéreuse à produire. La santé de la planète a un coût que nous devons absorber si nous voulons la préserver.
Un risque d’erreur pour les banques centrales ? (1) La demande a changé
Parti pour durer, l’inflation risque de mettre au supplice les banques centrales face au dilemme suivant : jusqu’où remonter les taux ? Or le fait est qu’on ne peut pas traiter ce mal uniquement par cette action, c’est à dire agir sur la demande alors que le nœud du problème réside également en des tensions sur l’offre. Entre les difficultés de recrutement dans certains secteurs, les conflits géopolitiques, les épisodes de catastrophe climatique et le projet sur le long terme de décarbonisation de l’économie, l’offre est également au cœur de la thématique actuelle sur l’inflation. Le hic est que les banques centrales n’ont pas les outils pour agir dessus, et qu’il serait hautement préjudiciable de tenter de guérir d’une maladie en utilisant le mauvais remède.
Concernant la demande, il faut par ailleurs tenir compte dans son évaluation de changements profonds dans les comportements d’achat depuis la pandémie. Bien que sensible aux problématiques de pouvoir d’achat, les consommateurs n’affichent plus la même appréhension qu’auparavant face au spectre d’une éventuelle récession. Toute simplement, une partie de la société (16-40 ans) n’a jamais connu la dépression, ni les périodes où les taux d’intérêt étaient à deux chiffres, aussi il n’y a pas de biais psychologique qui entre en ligne de compte dans leur évaluation de la situation et dans leur comportement d’achat. Ils sont pour ainsi dire « vierge » d’expérience malencontreuse liée à l’inflation et ne rencontre donc pas de dissonances susceptibles d’altérer leur comportement d’achat. Qui plus est, notre rapport au temps a beaucoup changé depuis la pandémie, et la douloureuse expérience subie que la vie peut être mise sur pause à tout moment a bousculé nos croyances et rehaussé nos attentes en matière de qualité de vie, avec une recherche notamment d’un plus grand équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Les chiffres d’inflation publiées cette semaine au Royaume-Uni nous donne un petit aperçu de cette nouvelle réflexion de vie. Le pic de plus de 30 ans atteint en mai par l’indice de prix relatif aux loisirs et à la culture a de quoi surprendre dans le contexte actuel de ralentissement économique et de craintes de récession qui planent depuis des mois au-dessus de l’économie britannique, seulement cela n’est clairement pas anodin. Au contraire, ces pressions haussières sur les prix dénotent de l’existence d’une demande robuste pour ce type de services, lesquels ne sont plus les premières victimes dans les coupes budgétaires réalisées en période de vache maigre. La perte de pouvoir d’achat oblige les consommateurs à faire des choix, cependant contrairement au passé on ne tire plus un trait sur les loisirs ou encore les sorties au restaurant pour faire des économies. Une étude menée en France par le groupe BPCE publiée en début d’année avait également mis la lumière sur la notion de plaisir défendue par les consommateurs, cela en dépit même de niveau d’inflation record dans l’hexagone. L’excès d’épargne accumulé pendant la pandémie, ainsi que les aides d’Etat ont bien aidé durant cette période, seulement on remarque tout de même une plus grande propension à consommer plutôt qu’à épargner, pour ceux qui le peuvent.
Un risque d’erreur pour les banques centrales ? (2) Qui dit résilience ne dit pas infaillibilité
La bonne nouvelle pour les banques centrales est que l’économie absorbe plutôt pas trop mal la forte remontée des taux d’intérêt réalisée depuis environ un an. Si l’on note tout de même un fléchissement de la croissance, on est pour le moment loin d’un scénario catastrophe de récession que les marchés obligataires, via l’inversion de la courbe de taux, anticipent depuis des mois. Même mieux, les banquiers centraux se veulent un peu plus optimistes qu’auparavant et louent la résilience de l’économie au durcissement des conditions monétaires. La Fed comme la Banque de France viennent de réviser à la hausse leur scénario de croissance pour 2023, de 0,4% à 1,1% aux Etats-Unis et de 0,6% à 0,7% dans l’hexagone. Il est vrai que ce soit au niveau de l’emploi ou bien encore de l’immobilier, secteur généralement très sensible aux remontées de taux d’intérêt, on ne recense pas pour le moment de réelle fracture. Aux Etats-Unis, on a eu la surprise cette semaine d’observer le plus fort rebond depuis 2016 des démarrages de chantier au mois de mai (+22%) alors même que les taux culminent à plus de 5% et que la Fed entrevoit de les remonter davantage dans les prochains mois. Ces résultats sont rassurants mais encore faut-il pas non plus les surestimer et considérer que cette résilience apparente est inébranlable. Il est là le risque pour les banquiers centraux de franchir une limite, non-visible, dont on n’imagine pas les dommages collatéraux que cela pourrait produire et la chaîne d’évènements qui pourrait en découler. Personne ne se doutait de la fragilité des banques régionales américaines jusqu’à que quatre d’entre-elles mordent la poussière et fassent défaut ce printemps. Il est pourtant évident qu’un changement aussi brutal des conditions financières ne sera pas sans conséquence, quand bien même si cela ne saute pas tout de suite aux yeux. Au Royaume-Uni, la nouvelle hausse de taux de 50 pbs ce jeudi, plus forte que ne l’anticipait le consensus, fait couler beaucoup d’encre et ravive les peurs de récession sur fond de possible crise du secteur immobilier et de vague de défaillance d’entreprises. Et pourtant, c’est là le plus surprenant, l’horizon semblait jusqu’à hier s’être plutôt dégagé autour de l’économie britannique, laquelle affichait un visage un peu plus robuste que prévu, laquelle a, contrairement à la Zone Euro, réalisé l’exploit de ne pas se contracter, ni au T4 2022 ni au T1 2023 malgré une inflation à deux chiffres dans le pays et d’importants mouvements sociaux diligenté par la dégradation du pouvoir d’achat. On a là avec le Royaume-Uni, un exemple concret d’un pays où la remontée des taux est perçue par les marchés comme trop extrême au point de devenir un vecteur de fragilité pour l’économie. Les actions britanniques ont reculé de -0,8% jeudi tandis que la livre sterling a cédé -0,2% face au dollar et cumulait près de -1% de perte sur la semaine (1,27 $). Dans la mesure où l’inflation est partie pour durer les débats sur les limites des banques centrales risquent d’agrémenter la volatilité des marchés lors des prochains mois, les investisseurs n’hésitant pas à sanctionner les actifs de région où l’on jugera que les responsables monétaires vont trop loin et alimentent par leurs actions le risque de rupture de l’économie.