Interculturalité et didactique de la formation des cadres
Dans le cadre des Journée d’études Laboratoire LIRTES - Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC), sur le thème de l'éducation et enseignement de l’interculturel, du 18 octobre 2021
Représentant deux organismes privés[1] d’enseignement supérieur et professionnel, l’Institut Supérieur en Travail Social et la Faculté libre Initiatives, nous présentons une expérience didactique développée pour deux formations de cadres du secteur d’économie solidaire, Chef de projet et CAFERUIS. Cet exemple illustre un choix de programmation qui articule deux logiques de la didactique professionnelle : l’analyse normative du métier visé par la certification, d’une part, et la construction de contenus préparant à l’évaluation de compétences, d’autre part. Cette expérience met en lumière une hybridation, dans un même cursus, entre les thématiques dites professionnelles et le champ de connaissances tel la philosophie.
D'abord, à partir d’un niveau général d’interculturalité, nous abordons le contexte dans lequel se déroule aujourd’hui le dialogue entre cultures didactiques spécifiques, dans la rencontre de la culture didactique professionnelle avec le cadre des formations universitaires. Plusieurs législations récentes induisant des coopérations entre ces champs, une nouvelle interaction s’impose aux deux cultures. Y aura-t-il interculturalité ou indifférence ou absorption de l’une par l’autre, ou encore acculturation utilitaire ? Ensuite, parmi des niveaux spécifiques d’interculturalité, nous proposons un questionnement : que peut la philosophie en formation continue supérieure ? Ceci, compte tenu des attentes très normées et opérationnelles dans les formations de cadres.
Cette ingénierie se déroule dans un contexte qui est pour nos organismes traversé par de profondes transformations du cadre de la formation professionnelle. Dans cette récente période, le terme de « compétence »[2] , qui était principalement employé en France en philosophie de l’éducation, pour ne citer que quelques-uns de ses penseurs, comme Reboul O., Rogalski J., Durey A., Ropé, E., Vergnaud G., il prend depuis 2018 une signification réglementaire et administrativement normative. Redéfinissant les modalités de la formation « tout au long de la vie »[3] , la loi Avenir professionnel[4] instaure le principe de socle de connaissances essentielles, et celui de connaissances et compétences complémentaires, visant tous deux un accès citoyen au choix libre aux savoirs et emploi.
L’ensemble des dispositifs de formation deviennent ainsi concernés par ces nomenclatures, quelle que soit leur séquence : initiale, continue, professionnelles ou universitaire. Les procédures de validation de diplômes et de certification évoluent, elles aussi, devant être organisées pour évaluer ces mêmes compétences. C’est une orientation nouvelle pour les référentiels de formation professionnelle, mais également une relecture certaine pour les diplômes universitaires. Si les cursus académiques visent l’acquisition de connaissances et la recherche, ils préparent aussi leurs diplômés à l'emploi, visant l’accès aux compétences professionnelles. Depuis la Loi relative aux responsabilités des universités, en 2008, l'avènement progressif des masters professionnels introduit aux côtés des masters généralistes de recherche, des programmes préparant spécifiquement à des métiers.
Suite à la réforme des formations sanitaires et sociales, les organismes de formation sont invités, depuis quelques années, à faire accréditer leurs cursus de formation par l’université, en accolant les titres professionnels aux grades universitaires LMD. Aussi, plusieurs types de conventionnement interdisciplinaire voient le jour en vue d’une construction de parcours co-diplômants. Ces coopérations peuvent avoir pour principe un échange d’expertise, une mutualisation d’enseignements, et, la plupart du temps, une finalité partagée d’insertion professionnelle. De cette acculturation instaurée par l’universitarisation des formations professionnelles, naissent de nouvelles formes de transmission de connaissances à la fois techniques que universitaires, là où précédemment une maîtrise singulière était réservée à chacun, selon sa compétence.
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Ces expériences de co-diplomation peuvent également participer d’un progressif partage de l’analyse de besoins socioprofessionnels, pour la création de nouvelles formations et cursus. Les parties peuvent également élargir leur coopération au domaine de l’étude d’impact d’employabilité, mettant en commun leurs analyses des effets des formations, pour les territoires. A un niveau politique national, cette dynamique analytique est également engagée à travers le dialogue entre l’évaluateur des universités[5] , et France compétences, qui travaillent à la rencontre et convergence de leurs indicateurs de professionnalisation.
Pour le besoin de la présente discussion, nous présentons une expérimentation déployée dans nos deux formations de cadres médicosociaux. Ces cursus préparant aux compétences de pilotage de structure d’ESS, leurs référentiels pédagogiques sont bâtis autour des apports techniques et rationnels, tels : gestion administrative, financière et de RH, connaissance de droit social, celui de l’action sociale, etc. Et pourtant, d’un point de vue pragmatique, une telle programmation peine à refléter l’ensemble des capacités professionnelles visées par la certification : large disponibilité, analyse des enjeux complexes, animation des équipes exposées aux problématiques urgentes, gestion de risques, de cultures et méthodes d’intervention, ou encore de la part non professionnelle des comportements au travail... Il est difficile d’imaginer un référentiel de compétences visant rigoureusement ces acquisitions.
Dans notre stratégie didactique, nous tentons d'articuler des approches de modélisation de connaissances et de celles ayant trait à la praxis opératoire. L’apport du référentiel théorique constitue un socle important, car il vise à étayer un discours empirique, une répétition d’analyse de situations pratiques, etc. Il sert à délimiter les règles du jeu réflexif pour les apprenants, avec un champ disciplinaire, étude sociohistorique ou comparative. Ensuite, vient une approche pragmatique opératoire, qui est fournie par les expériences de stage, des actions d’observation de terrain professionnel, etc. A son tour, elle vise l’expérimentation réflexive, stratégique, à partir de la conceptualisation théorique. Pour dépasser des juxtapositions réductrices des compétences prescrites, nous recherchons des équilibres innovants tantôt dans une structuration des apports, tantôt dans un alliage de contenus, qui s’enrichit dans une discussion plurielle et partenariale, notamment avec des intervenants chercheurs. La structuration de nos cursus commence toujours par une analyse de l’activité professionnelle visée, avec la complexité de saisir, décrire et traduire les tâches en présence. Cette analyse conduit à une représentation des compétences professionnelles pragmatiques que l’on délimite dans un référentiel - programme. Cette analyse devient aussi le support d’expérimentation stratégique, quand elle est réalisée par l’apprenant, au cours de son alternance chez l’employeur.
Selon la théorie de la conceptualisation dans l’action, d’inspiration piagétienne, l’activité humaine est organisée en schèmes, constitués autour des concepts pragmatiques. Pour être opératoire, cette conceptualisation s’appuierait donc à la fois sur une réflexion théorique et épistémologique. Transposé dans le champs d’ingénierie de formation professionnelle, nous pouvons la traduire par cette irréductible tension entre l’analyse de l’objet « travail » et son interprétation en stratégie didactique. Cette tension culturelle nous semble nécessaire à l’étayage des acquisitions complexes, où la maîtrise du contexte n’est jamais totale. Elle ne peut venir ni du didacticien, ni du certificateur, ni de l’apprenant, lui-même… mais c’est bien de ces apories que naissent les diplomations et les compétences.
Bibliographie: Ombredane A. & Faverge J.-M. (1955). L’analyse du travail : facteur d’économie humaine et de productivité. Paris : PUF.; Pastré P. (1999). « La conceptualisation dans l’action : bilan et nouvelles perspectives ». Éducation permanente, n° 139 (« Apprendre des situations »), p. 13-35; Piaget J. (1974). Réussir et comprendre. Paris : PUF; Reboul O. (1988) Qu'est-ce qu'apprendre, pour une philosophie de l'enseignement, Paris, Presses universitaires de France; Rogalski J. (2005). « Dialectique entre processus de conceptualisation, processus de transposition didactique de situations professionnelles et analyse de l’activité ». In P. Pastré (dir.), Apprendre par la simulation. Toulouse : Octarès, p. 313-334; Rogalski J. & Durey A. (2004). « Compétences, savoirs de référence et outils cognitifs opératifs ». In R. Ropé, E et Tanguy, L. (dir.) (1994). Savoirs et compétences : de l'usage de ces notions dans l'école et l'entreprise, Paris, L'Harmattan; Vergnaud G. (1998). « Les conditions de mise en œuvre de la démarche compétences ». Communication aux Journées internationales de la formation. Organisées par le Centre national du patronat français (CNPF) : Deauville, 7-8 octobre 1998; Vergnaud G. (1999). « Le développement cognitif de l’adulte ». In P. Carré & P. Caspar (dir.), Traité des sciences et des techniques de la formation. Paris : Dunod, p. 189-203.
[1] Créés par l’association Initiatives et enregistrés au rectorat de Versailles en 2012 [2] Reboul O. (1988) Qu'est-ce qu'apprendre ? : pour une philosophie de l'enseignement, Paris, Presses universitaires de France Rogalski J. & Durey A. (2004), Compétences, savoirs de référence et outils cognitifs opératifs Ropé, E et Tanguy, L. (dir.) (1994). Savoirs et compétences : de l'usage de ces notions dans l'école et l'entreprise, Paris, l'Harmattan. [3] Terme introduit par la loi 2014-288 du 5 mars 2014 [4] LOI n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel [5] Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur