A méditer : L'innovation pédagogique selon Jérôme BRUNER (par Britt Mari Barth)
Jérôme Bruner et l'innovation pédagogique
Je publie à nouveau (1ère publication le 13 septembre 2016) des extraits qui restent plus que jamais d’actualité car en lien avec la prise de conscience dans les apprentissages, un des piliers du savoir devenir.
(Britt-Mari Barth Communication et langages Année 1985 Volume 66 Numéro 1 pp. 46-58) Merci à elle.
Jérôme Bruner est décédé en juin 2016, à l'âge de 100 ans. J'ai eu la chance de rencontrer Britt Mari BARTH en 1985 à l'ISPEC (Institut Supérieur de Promotion de l'Enseignement Catholique d'ANGERS), avant la publication de son ouvrage "L'apprentissage de l'abstraction" (1987). Britt Mari BARTH a dirigé le Laboratoire de recherche pour le développement sociocognitif (LAREDESCO). Je travaillais à cette époque sur le concept de savoir devenir, en relation avec les travaux d'un certain Caleb GATTEGNO (The common sense of teaching Foreign Languages), qui a été le père fondateur "d'une école pour demain", en parallèle des travaux des Montessori, Freinet, Decroly et autres pédagogues...
Voici un extrait de La réflexion de Britt Mary BARTH concernant Jérôme BRUNER :
"L'un des plus grands psychologues dans le domaine de la pédagogie : Jérôme Bruner est — hormis quelques spécialistes — pratiquement inconnu en France. En attendant la publication de ses œuvres principales en français, Britt-Mari Barth, maître-assistante à l'institut supérieur de pédagogie, auteur d'une thèse « L'apprentissage de l'abstraction » sur le chercheur, nous initie à son œuvre et plus spécialement à ses rapports avec la transmission des connaissances.
Le problème de la transmission de connaissances est de toute actualité — que ce soit à l'école ou dans la formation des adultes. Aider ceux qui apprennent à s'approprier le savoir est au centre des préoccupations de tout éducateur. Mais comment ? La pédagogie — notion souvent mal utilisée et quelquefois discréditée — a justement pour but de rendre le savoir transmissible à ceux qui désirent ou doivent l'acquérir. Ne doit-elle alors pas se fonder sur les connaissances psychologiques qu'une société peut avoir — à un moment donné — des processus de l'apprentissage ? Ces connaissances sont en constante évolution, et la pédagogie avec elles. Une question surgit alors : sur quelles théories fonder aujourd'hui l'élaboration des pratiques pédagogiques ? Dix ans d'expérimentation pédagogique m'ont convaincue qu'une réponse prometteuse est celle de la psychologie cognitiviste. Un de ses pères fondateurs est le psychologue américain Jérôme Bruner.
LA CULTURE ET LA TRANSMISSION DU SAVOIR
« Ce qui est unique pour l'homme est que son développement, en tant qu'individu, dépend de l'histoire de son espèce — pas de l'histoire qui est reflétée en gènes et chromosomes, mais plutôt de celle qui est reflétée dans une culture qui est à l'extérieur de sa vie et qui dépasse la capacité de chaque individu... Les limites du développement intellectuel dépendent, en effet, de la manière dont une culture aide un individu à utiliser le potentiel intellectuel qu'il peut posséder » (1971). Selon Bruner, les acquis culturels ne se transmettent donc pas par les gènes mais par l'intermédiaire de la culture. Si la transmission ne se fait pas, la culture s'oublie et se perd, ce qui a été le cas pour certains peuples. L'évolution culturelle peut de cette façon être réversible.
Les moyens technologiques d'une culture ont un grand impact sur la façon de penser de ses membres. « L'histoire culturelle montre que « les façons de penser de l'homme sont conditionnées par les outils « qu'il a à sa disposition, parce que les outils s'intègrent à ses processus cognitifs » (1971).
LES MODES DE REPRÉSENTATION DU SAVOIR
Les êtres humains se représentent leurs connaissances du monde de trois façons. La première passe par l'action, ce sont les savoir-faire.
La seconde passe par l'image, ce sont les représentations iconiques.
La troisième, finalement, passe par les symboles ; ce sont les encodages symboliques, comme le langage ou les mathématiques. Ce sont ces trois modes de représentation dont l'homme dispose pour apprendre : le mode « enactif », le mode « iconique » et le mode « symbolique ». Le développement cognitif est décrit par Bruner comme l'évolution de ces trois modes.
Le mode enactif
Dans un premier temps, on apprend par l'action, par la manipulation. C'est le mode « enactif » ou sensori-moteur. L'information passe par l'action. Connaître, c'est d'abord agir. On connaît quelque chose parce qu'on « sait le faire ». Pour apprendre, on a besoin de manipuler les données, de les percevoir par le sens. Un apprentissage psychomoteur se fait par l'intermédiaire de l'action et sa représentation est sensori-motrice, « inscrite dans nos muscles » (1973) ; apprendre à faire de la bicyclette ou à nouer des lacets sont des exemples typiques. On peut parler d'une intelligence manuelle. Il y a des apprentissages qui en restent là, on sait faire, sans plus. La représentation enactive de Bruner est très proche de l'action elle-même.
Le mode iconique
Le niveau cognitif suivant mène plus loin ; il s'agit ici de pouvoir se représenter quelque chose sans l'avoir devant les yeux. L'action est transformée en image mentale. « Les images développent leur proie pre fonction, elles deviennent de précieux résumés de l'action » (1966). « ... les images représentent des événements perceptuels comme un tableau représente l'objet peint. » (1 973).
On se fait une idée, on se représente un objet mentalement. On sait le reconnaître, le distinguer d'un autre sans nécessairement être capable de dire pourquoi ou de le nommer. Quand l'enfant est capable de distinguer un carré d'un rectangle, mais sans arriver à formuler les raisons de cette distinction, il se trouve à ce niveau-là. C'est le mode « iconique » ; il y a également beaucoup d'apprentissages qui restent à ce niveau.
Le mode symbolique
Une « traduction » de la représentation iconique en une représentation abstraite des mots ou des codes divers mène au troisième mode, le mode symbolique. « Le système symbolique représente les « choses par des symboles qui sont déconnectés et arbitraires. Un « mot ni ne désigne son signifié du doigt, ni ne lui ressemble comme « une image » (1973). L'apprentissage, à ce niveau, est le plus complet ; on peut communiquer sa pensée à soi-même et aux autres, dire ce qu'on fait et ce qu'on pense faire. « Le développement cognitif comprend une capacité de plus en plus grande de dire à soi-même et aux autres, à « l'aide de mots ou de symboles ce qu'on a fait et ce qu'on fera » (1965). Le système symbolique permet une plus grande condensation d'information, c'est le cas de la mathématique ou d'un proverbe, par exemple. S'il est vrai, comme Bruner le remarque, que la mémoire à court terme ne peut retenir que le « nombre magique de 7±2" éléments (George Miller, 1956), condenser les informations est le moyen par lequel nous remplissons nos sept cases de « mémoire avec de l'or plutôt qu'avec de la fausse monnaie. » (1966)
TROIS SYSTÈMES PARALLÈLES POUR APPRENDRE
Bruner dit bien que, pour lui, il ne s'agit pas de trois stades de développement liés à l'âge et à la maturation, mais de trois systèmes de représentation. Une fois les trois modes de représentation développés, ils fonctionnent comme trois systèmes parallèles pour traiter l'information. « Ce qui est toujours intéressant, en ce qui concerne « la nature du développement intellectuel, est que ce dernier semble « parcourir ces trois systèmes jusqu'à ce que l'homme soit capable de les commander tous les trois. » (1966). Cependant, plus l'enfant est jeune et inexpérimenté, plus il a besoin de manipuler pour accéder à l'information. Ensuite l'apparence visuelle domine. Le système symbolique devient dominant avec l'âge et l'expérience, mais cela ne veut pas dire que l'adulte ne codifie plus une expérience par le système enactif ou iconique ; la croissance cognitive est caractérisée par le fait qu'on a de moins en moins besoin de manipuler le réel. Un mode de représentations peut être plus ou moins développé chez un individu et certains types de connaissances correspondent mieux à un mode qu'à un autre.
Un apprentissage moteur peut donc évoluer à travers les trois modes de représentations ; par l'action, par l'image des gestes et par l'explication verbale des gestes. Aucun apprentissage n'est enfermé dans un seul mode.
C'est le conflit entre deux modes qui stimule la croissance cognitive.
Quand un enfant est encouragé à expliquer ce qu'il fait ou ce qu'il voit, il est obligé de quitter l'action ou l'image qui sont souvent des représentations limitées de la chose, dominées par les éléments extérieurs, observables. Sa compréhension va alors s'approfondir. Le langage n'est donc pas perçu par Bruner comme une preuve de l'abstraction mais plutôt comme un médiateur pour y arriver. Une condition pour atteindre ce niveau cognitif le plus complet est l'interaction verbale avec l'entourage. « L'enseignement est grandement « facilité par l'intermédiaire du langage qui finit par être non seulement le moyen d'échange mais l'instrument que l'apprenant peut ensuite utiliser lui-même pour mettre de l'ordre dans l'environnement » (1966). Le langage a donc la double fonction de représenter le savoir et de le communiquer. Le langage devient un outil intellectuel avancé, « un outil qui entre dans la constitution même « de la pensée et des relations sociales. » (1983).
L'APPRENTISSAGE VU COMME UNE SPIRALE
Faire des progrès dans un domaine donné veut, en général, dire utiliser ces trois modes en progressant d'un mode à l'autre. « Qu'il maîtrise d'abord un problème par l'action pratique et ensuite le laisser progresser par les images et les mots. » (1983). Si on veut « commencer là où se trouve l'enfant », il est également important d'inclure son mode de pensée et de commencer l'enseignement à partir de ce mode-là. Les trois modes se complètent et leur interaction est primordiale pour l'apprentissage. Bruner donne l'image d'une spirale pour décrire différentes phases de l'acquisition des connaissances : en passant d'un mode de représentation à l'autre, en reprenant les données par des modes différents et dans des contextes divers, la pensée évolue vers une plus grande abstraction. La conversion du savoir dans une forme transmissible à l'apprenant est donc liée à la structuration de ce savoir et au respect des modes de représentation des individus. D'autres facteurs jouent un rôle important dans l'acquisition des connaissances : la prise de conscience, par l'individu, de sa propre démarche pour apprendre et sa volonté de la faire.
PRISE DE CONSCIENCE DU PROCESSUS
Pour parvenir à une plus grande compréhension de ses actions et de leurs résultats, il est important d'y réfléchir et de pouvoir les décrire. Il est aussi important d'enseigner à un enfant comment il faut s'y prendre pour résoudre un problème que de lui enseigner le produit de cette résolution. « Le transfert des capacités mentales est sans « doute plus décisif pour l'éducation que le transfert du contenu. » (1971).L'apprenant devrait être conscient de sa démarche mentale, se rendre compte par quelles étapes il est arrivé à résoudre un problème. Il est urgent de lui montrer des modèles théoriques — et de l'entraîner à les utiliser. Ces outils sont par exemple la capacité à faire la relation entre cause et effet, à tirer des conclusions, à formuler des hypothèses. Le langage — en tant que système hiérarchisé permettant d'exprimer des relations — est un des outils les plus importants, sinon le principal. Selon Bruner, nous n'entraînons pas assez les enfants à utiliser leurs « outils d'esprit », à aller au bout de leur pensée. A l'école ou dans les manuels, les hypothèses sont souvent données au départ d'un problème, donnant la fausse impression qu'on part de la solution pour retrouver le raisonnement après. Dans le monde réel, il ne s'agit pas de prouver une solution déjà donnée, mais bien de la trouver. Cette façon de présenter les choses fait perdre l'idée qu'il existe un problème à résoudre et qu'il est nécessaire d'en chercher la solution. L'entraînement à formuler des hypothèses est négligé, tout comme la capacité à condenser l'information qu'on possède.Pour stimuler la prise de conscience de la démarche intellectuelle, il faut donner l'occasion aux enfants de s'approprier l'information, de l'explorer, d'abord par intuition, ensuite par l'analyse qui corrige et justifie cette première approche. En explorant les indices, ils s'entraînent à formuler des hypothèses, à aller « au-delà de l'information donnée », à tester les limites de leurs concepts. Le raisonnement s'améliore. Il faut ensuite revenir sur le processus qui a rendu
ce raisonnement possible pour en prendre conscience. Cette prise de conscience des processus est aussi, considère Bruner, une question d'attitude. Il faut développer chez l'enfant « le reste pect de ses propres capacités mentales, de sa capacité à générer des bonnes questions, à deviner de façon intelligente »(1966). Il faut faire découvrir aux enfants qu'il y a tout ce qu'il faut dans leur tête pour apprendre. « La plupart des têtes (y compris les têtes d'enfants) contiennent plus que nous ne le pensons habituellement et plus que nous ne sommes disposés à utiliser. Il nous faut persuader nos élèves qu'il y a dans leur tête des modèles implicites qui sont utiles, et le meilleur moyen de les en persuader c'est de le leur démontrer. » (1966).