Interview de Jean-Christophe Fromantin et Jean-Dominique Sénard (PDG de Michelin) sur leur rapport "Réformer le réformateur"
Jean-Dominique Senard et Jean-Christophe Fromantin ont publié le 21 novembre 2016 une note avec l’Institut de l’entreprise sur l’urgence de rénover la politique.
LE FIGARO.- Brexit, Trump… certains pronostiquent, en France, une victoire de Marine Le Pen à la présidentielle tandis qu’une récente étude Ipsos-Sopra Steria avance qu’un citoyen serait tenté par un régime autoritaire. La démocratie française est-elle menacée?
Jean-Christophe FROMANTIN. – Cette forme de résignation m’inquiète surtout dans une démocratie comme la nôtre, marquée par l’histoire et les idées politiques. Notre pays devrait au contraire participer aux idées nouvelles dans un monde qui change et qui échange de plus en plus. Quant à la montée du populisme, je crains cette surenchère dans la radicalité d’un régime politique qui résoudrait tout. Hannah Arendt appelait à construire la politique sur la diversité des talents et des compétences. Nous devons nous mobiliser. C’est notre indifférence au bien commun qui nourrit les populismes.
Jean-Dominique SENARD. – Il faut avoir en toile de fond cette évolution de la mondialisation dont on nous parle tant. Il est indiscutable que les grandes évolutions de ces vingt dernières années, avec une redistribution des richesses des classes moyennes des pays occidentalisés en faveur des pays émergents, expliquent les réactions antimondialisation. Si, en France, l’atmosphère générale n’est pas bonne, le malaise social vient essentiellement de la montée du chômage. Le manque de confiance de nos citoyens tient aussi beaucoup au déficit d’explication politique sur l’économie. On ne peut pas demander aux citoyens de comprendre toutes les contraintes qui nous entourent, mais il est un devoir de créer la confiance en éclairant, non seulement au travers des médias, mais aussi au travers du système éducatif.
Jean-Christophe FROMANTIN. – Comment, surtout, peut-on perdre espoir quand on observe la fascination des nouvelles classes moyennes des pays émergents pour les modèles occidentaux que représentent notamment la France, l’Allemagne ou les États-Unis? Ces pays émergents apprécient notre culture, notre éducation, nos technologies… Ils représenteront deux tiers de la population mondiale à l’horizon 2030-2050. Nous n’avons pas vocation à être disqualifié dans la mondialisation. Au contraire, c’est à nous de configurer notre projet politique pour qu’il s’adresse au monde, fort de ses valeurs, de sa créativité et de sa capacité d’innovation.
Votre étude pointe l’endogamie de la politique. Le principe de la primaire ne renforce-t-il pas l’importance des partis?
Jean-Christophe FROMANTIN. –En effet. Le principe de la primaire est pour moi contraire à l’esprit des institutions tel que le général de Gaulle les a construites en 1958, puis révisées en 1962 avec le suffrage universel. Il tendait à retrouver de la hauteur de vue, en appelant le président de la République à être davantage en relation avec le peuple et moins dans les mains des partis politiques. Si les candidats aux prochaines primaires, de la droite comme de la gauche, ont pour certains des qualités indéniables, tous cohabitent dans le même système politique. Il s’agit là d’un détournement de l’élection présidentielle par les professionnels de la politique qui n’est guère conciliable avec l’audace nécessaire dans cette période de renouveau. Dans une note sur les partis politiques, la philosophe Simone Weil souligne qu’il y a une forme d’incompatibilité entre ce qu’elle appelle la «lumière intérieure», c’est-à-dire le discernement, et finalement l’appartenance aux communautés d’intérêts que sont les partis politiques. Aujourd’hui, on laisse le monopole de la présidentielle aux partis alors qu’à peine 12 % des Français leur font confiance. N’y a-t-il pas un paradoxe, voire un risque pour la démocratie? C’est justement pour lutter contre cette endogamie que j’ai lancé l’initiative «577 pour la France» qui vise à présenter partout en France des candidats indépendants aux élections législatives.
Jean-Dominique SENARD. – Jean-Christophe Fromantin est mieux placé que moi pour porter un jugement politique sur le sujet et j’apprécie sa vue sur les institutions de la Ve République. L’absence d’un leadership politique évident explique sans doute ce recours à des primaires. Ce que je regrette le plus dans ce processus, c’est que la France vit dans un régime d’élections permanentes. Nous en avons encore pour huit mois jusqu’à la fin des législatives. En tant que patron industriel et responsable économique, je vous laisse imaginer ce que cela implique en matière de décisions et de priorités dans un monde qui ne cesse d’évoluer. À titre personnel, je regrette le septennat, qui permettait au chef d’État de mener à bien sa politique de façon indépendante du Parlement.
Jean-Christophe FROMANTIN. –Les primaires et le quinquennat sont, en effet, deux éléments qui se conjuguent tristement dans la mesure où les députés ne sont que la conséquence d’une dynamique présidentielle et non plus un contre-pouvoir véritablement représentatif de la France.
Les zadistes, le mouvement Nuit debout, Les blogs et les réseaux sociaux contribuent à cette démocratie participative régulièrement chantée par les politiques. Que penser de ces divers apports?
Jean-Christophe FROMANTIN. – Ces nouveaux comportements montrent l’effacement du militantisme discipliné au profit d’expressions plus spontanées. Même si ces mouvements sont marginaux, parfois de mauvaise foi, l’homme politique ne peut pas les ignorer. La distance de plus en plus grande entre le monde politique et la société civile explique probablement l’émancipation de ces mouvements. Il est indéniable que ces mouvements vont faire de plus en plus pression sur l’homme politique, au risque de le déboussoler. Celui qui aura une doctrine personnelle, un cap, une éthique et un projet s’en sortira. En revanche, celui qui fait métier de la politique, à l’écoute de ce qui le fera gagner coûte que coûte, sera perdu. Quant à l’émergence de contributeurs qui, à travers les blogs et réseaux sociaux, veulent apporter, par leurs expériences, leurs compétences, de l’épaisseur au débat politique, c’est une bonne chose. Mais s’ils refusent systématiquement de confronter librement leurs idées au suffrage universel, ils resteront dans des concepts, des réactions ou des conseils alors que la France a besoin d’acteurs qui s’engagent.
Jean-Dominique SENARD. – Qu’on l’apprécie ou non, la multiplication de blogs, d’opinions sur les réseaux montre que les citoyens s’intéressent énormément à la vie politique au sens noble du terme, c’est-à-dire à la vie de la cité. Lors de ma participation à la COP22 au Maroc, j’ai été frappé par le nombre de groupes ou d’associations qui se situent en dehors des systèmes traditionnels tels que l’ONU. Il y a là un désir de participer et d’agir, ce qui est plutôt une bonne nouvelle et qui, nécessairement, va animer la vie politique très différemment dans les années qui viennent.
Comment alors faire une politique autrement?
Jean-Christophe FROMANTIN. – Aujourd’hui, on ne considère la politique que comme un métier dans un univers fermé, au lieu de la voir comme une ouverture vers tous ceux qui, forts de leur expérience, entrepreneuriale, d’élu local ou d’acteur associatif, peuvent irriguer avec des idées neuves le débat public. D’où plusieurs propositions que nous faisons dans notre rapport, pour inciter de nouveaux venus à consacrer un temps de leur vie à la politique. Afin de rompre avec l’hyper-centralisation du système, nous préconisons par exemple que le financement public soit transféré des partis vers les candidats, y compris aux élections locales. Cela permettrait de mobiliser des ressources au service de nouvelles dynamiques politiques locales ou nationales. Nous préconisons également le non-cumul des mandats dans le temps afin de ne pas laisser se construire des carrières politiques et de stimuler le renouveau.
Jean-Dominique SENARD. – Je regrette le discrédit dont souffrent les hommes et femmes politiques qui, pour la plupart, font preuve d’un engagement considérable et donnent beaucoup de leur vie personnelle. Lorsque, tout en ayant une activité professionnelle, j’étais il y a quelques années simple élu à Saint-Rémy-de-Provence, j’ai mesuré ce qu’étaient les trains de nuit, les permanences. J’ai surtout compris à quel point les différences de statut professionnel étaient déterminantes pour pouvoir exercer cette noble tâche. La prégnance des fonctionnaires en politique s’explique par le statut exceptionnel du détachement qui garantit aux agents de l’État le maintien des avantages de la retraite dans la durée, le retour dans son corps d’origine. Prémunies contre la menace du chômage, ces mêmes personnes peuvent d’ailleurs ériger des règles et des lois sur le sujet. Un salarié du secteur privé, lui, est soumis à la fragilité de sa vie professionnelle. Pire, son action au service de la cité peut être considérée comme suspecte, au risque de décourager les plus braves. Il faut arrêter cela. C’est pour cette raison que j’ai souhaité m’associer à Jean-Christophe Fromantin, qui est le parfait exemple d’un entrepreneur qui s’est lancé en politique, afin d’apporter ma modeste contribution à ce débat. Chez Michelin, j’ai mis sur pied une charte qui garantit une neutralité absolue à tout salarié qui veut briguer un mandat politique local ou national. Les réactions, au sein du groupe, ont été franchement positives.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour un salarié de Michelin ?
Jean-Dominique SENARD. – Le salarié qui souhaite se présenter à un mandat sera accompagné par les équipes du personnel qui, sous le contrôle d’un comité d’éthique du groupe et avec mon engagement de garantir la neutralité absolue des choix, sera soutenu et aidé dans son engagement. Il n’est évidemment pas question de financer sa candidature mais de lui accorder du temps libre, à mi-temps ou à temps plein, en fonction de l’importance et du lieu de son mandat. Il pourra revenir à tout moment dans l’entreprise et nous tiendrons compte dans l’évolution de sa carrière de cette expérience, évidemment positive, dans le public. Je crois énormément au cercle vertueux du partenariat public-privé. Je regrette le niveau parfois affligeant des débats économiques, à l’exemple de ceux sur la pénibilité ou plus récemment, sur la loi sur le travail, et je suis convaincu que ce nouvel équilibre aura l’avantage de le relever. Au passage, j’indique que cette forme de soutien des entreprises aux salariés souhaitant s’engager en politique ne doit pas faire l’objet d’une loi. Il n’est pas question d’ajouter aux petites entreprises une contrainte supplémentaire. De ce point de vue, le rôle des grandes entreprises, qui auront plus de facilité à appliquer ce processus, est très important.
Jean-Christophe FROMANTIN. – Je pense que ce regard porté par une grande entreprise sur la politique va participer à redonner de la noblesse à l’engagement pour la cité. On ne peut plus fonctionner dans un système qui détermine une « communauté politique » et une « société civile ». Au risque que les citoyens deviennent des clients et les politiques des fournisseurs. D’où l’importance pour les citoyens de s’engager au nom de l’intérêt général. La philosophe Hannah Arendt interrogeait : « Que faites-vous de votre liberté ? » Le pape François, lui-même, nous invite à nous « mêler » de politique, à aller là où l’on ne nous attend pas. Et puis, reconnaissons que la synthèse des talents, des compétences et des expériences est un formidable levier. À l’Assemblée, j’ai créé autour du projet de loi de finances (PLF) un groupe « PLF entrepreneurs » que je réunis tous les quinze jours, de juin à décembre, pour arriver dans le débat parlementaire avec des prises de position, des amendements, qui sont le reflet de la vraie vie.
La candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle est-elle le reflet de ce renouveau politique?
Jean-Christophe FROMANTIN. – Emmanuel Macron ne vient pas de l’entreprise. C’est un énarque devenu banquier, et arrivé en politique en passant par le ministère de l’Économie. Cela dit, lors du débat sur la loi croissance et activité, j’ai apprécié sa méthode, son ouverture intellectuelle, sans dogmatisme. Cette forme de modernité a suscité – à droite et à gauche – des critiques de la part de ceux qui vivent du système politique alors qu’elle correspond à ce que doit être le débat public.
Jean-Dominique SENARD.- Quoi qu’on pense de la personne ou de son programme, convenons qu’Emmanuel Macron a le mérite d’apporter de la fluidité dans le monde politique et d’être le représentant de la génération du numérique.
Jean-Dominique Senard, que répondez-vous à ceux qui estiment que les grandes entreprises, très implantées à l’étranger, ont déserté le débat sur l’organisation de la cité?
Jean-Dominique SENARD. – Cette critique est une forme de dénigrement caricatural qui participe à ce rejet de la mondialisation. Michelin réalise 90 % de son chiffre d’affaires à l’étranger dont 35 % en Amérique du Nord. Ce n’est pas pour cela que le groupe n’est pas français. Au contraire. Le plus bel exemple est la récente inauguration aux côtés du premier ministre à Clermont-Ferrand, berceau de Michelin, d’un des plus grands centres de technologie en Europe. C’est l’illustration parfaite du pari de la France que je fais.
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