Jérome Lindon, Un éditeur militant, contre la torture
C’était un homme extraordinaire, un découvreur de talents littéraires, mais aussi un homme de principes qui a toujours dénoncé la torture. Il prenait des risques, c’était dans le sang, aimait-il déclarer. C’était un homme d’honneur, il ne pouvait accepter l’injustice coloniale et son épiphénomène, la torture. Il avait édité de nombreux ouvrages dénonçant son usage durant la colonisation. Il était aussi quelqu’un qui aimait énormément la littérature, réfractaire au conformisme ambiant, aux normes dominantes et aux supposés horizons d’attente. Il avait publié certains de ceux que rejetait Gallimard, il savait goûter les plaisirs de la littérature et reconnaître les auteurs singuliers. Il disait souvent qu’il était un petit éditeur et qu’il n’avait rien à foutre de quelque dépôt de bilan ou faillite. Il était heureux parce qu’il faisait ce qu’il voulait et il défendait ses idées, malgré les risques encourus.
Il a réussi à sauver le théâtre de l’absurde et le « nouveau roman » en publiant les textes de Samuel Beckett et d’Alain Robbe-Grillet. Tous ces auteurs avaient été refusés par Gallimard parce qu’ils écrivaient mal, selon l’éditeur, leur style ne lui convenait pas, ils constituaient ce qu’on avait appelé « Le nouveau roman » et « le théâtre de l’absurde » : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Claude Mauriac, Robert Pinget, Marguerite Duras, Claude Ollier et Michel Butor. Ils écrivaient autrement en ciselant les mots, à leur convenance. Il y a parmi eux deux prix Nobel, Samuel Beckett et Claude Simon. Il y a aussi ces grands critiques et écrivains qui, par la suite, allaient s’imposer sur la scène littéraire : Bataille, Blanchot et Klossowski.
Mais cette maison qui a vu le jour en 1941 a une histoire et un premier directeur emblématique qui a décidé de laisser sa place de responsable à Jérôme Lindon en 1948. C’est le grand écrivain et résistant français, Vercors, l’auteur, entre autres ouvrages, de ces grands récits, Le silence de la mer et Les Animaux dénaturés, a décidé de rendre sa médaille d’honneur au président français en signe de protestation contre la torture. Il a aussi signé, avec son successeur à la tête des éditions de Minuit, le manifeste des 121 revendiquant « le droit à l’insoumission », paru le 6 septembre 1960 dans son journal clandestin, Vérité-Liberté.
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Djamal Amrani aimait beaucoup parler de Lindon qui était le seul éditeur à comparaître devant la justice à cause de l’Algérie en faisant publier 23 ouvrages dont le quart avait été saisi : « L’Algérie en 1957 » de Germaine Tillon ; « La question » de Henri Alleg ; « Le déserteur » ; « La gangrène » ; « Provocation à la désobéissance. Le procès du déserteur » ; « La torture dans la république de Pierre Vidal-Naquet…Ses ouvrages étaient souvent saisis. Durant le procès de notre ami, Jean-Louis Hurst, une légende, un porteur de valise, sa maison d’édition et son domicile ont été visés par des attaques de l’OAS (Organisation de l’Armée secrète). Jean-Louis Hurst était quelqu’un d’extraordinaire, qui venait souvent à Alger, il avait même visité mon studio que tout le monde appelait la grotte, à l’époque, ancien instituteur et ancien journaliste de Libération, il est enterré à Alger, avec son épouse, Heike, selon ses dernières volontés. Jérôme Lindon a risqué la faillite et la prison à cause de sa dénonciation de la torture et de la colonisation. Il faut, me disait Djamal, qu’on apprenne à ne pas être ingrats en rendant de forts hommages à ceux qui ont aidé le pays.
Il y avait aussi de grands militants et intellectuels européens comme Nils Anderson et Alice Cherki, une psychiatre, très proche de Fanon ( qui osaient dire la vérité, soutenir la cause des Algériens pour l’intdépendance et soutenir la justice. Nils Anderson brave la censure pour publier en Suisse des ouvrages interdits en France, celui de Henri Alleg, « La Question », qui conte les tortures subies durant son arrestation par l’armée coloniale, mais aussi La Gangrène » de Bachir Boumaza dont les exemplaires édités par les éditions de Minuit furent saisis par les autorités françaises. C’est un récit qui donne à lire les témoignages de cinq étudiants algériens abominablement torturés dans les locaux de la DST entre le 2 et le 12 décembre 1958.
Les éditions de Minuit ont publié en 1966 deux ouvrages de militants algériens, victimes de tortures subies après l’indépendance : L’arbitraire de Bachir Hadj Ali et Les torturés d’El Harrach, Préface d’Henri Alleg et Introduction de Robert Merle, avec des témoignages de nombreuses personnes.