J’ai vécu 3 mois dans la plus grande favela d’Amérique Latine, et j’ai réappris à marcher.
Rocinha, 2024

J’ai vécu 3 mois dans la plus grande favela d’Amérique Latine, et j’ai réappris à marcher.

Vivre dans la favela de Rocinha, à Rio de Janeiro, ce n’est pas seulement habiter un espace: c’est l’appréhender avec son corps, chaque jour. A Rocinha, marcher n’est pas évident mais est nécessaire. Entre les ruelles escarpées, les raccourcis cachés et l’absence de trottoirs et la multitude d’acteurs qui se partagent l’espace, chaque pas devient une négociation avec l’environnement. Et chaque trajet est le résultat d'expériences cumulées passées.

Mais au-delà de cette expérience individuelle, que peut-on apprendre d’un espace dans lequel les infrastructures et les services sont limités, et où les habitants doivent pourtant “faire avec” pour se déplacer ?

1. Labyrinthe d’infrastructure hybride

Un développement historique dans une topographie singulière

Rocinha s'est formée dans les années 1920 avec l'arrivée de main-d'œuvre venue du nord-est pour participer à la construction de Rio de Janeiro. Puisque non autorisées, les premières habitations furent bâties sur les hauteurs d’une montagne pour surveiller les intrusions policières et fuir en cas de besoin. Comme toutes les favela, Rocinha s’est donc développée en dehors des cadres formels de l’urbanisme. Elle s’est depuis densifiée et forme un labyrinthe d’infrastructures officielles et officieuses, complexes, mouvantes mais pour autant organisée. De part sa topographie et son développement, vivre à Rocinha, c’est vivre dans un espace de déplacement constant. A Rocinha, on ne dit pas “J’arrive ! ”, on dit : “Je monte ! ” ou “Je descends !”. Cette favela est construite autour d’une artère principale “Estrada Gavea” qui traverse la favela de haut en bas. C’est le seul moyen de monter en voiture, en bus, en van, en moto-taxi ou à pied. Quelques autres rues principales dispersées dans la favela sont accessibles aux véhicules motorisées.


Rocinha - Cartographie des infrastructures de mobilité


Le reste des ruelles - becos- qui accueillent la majorité des habitations sont accessibles uniquement à pied.

Ces becos forment un véritable réseau de circulation qui témoigne de l'ingéniosité passée et actuelle des habitants à créer des voies de passage et à organiser les déplacements, malgré l'absence de planification officielle dans cet espace fortement densifié. Néanmoins, cette structuration témoigne surtout des défis imposés par le relief, le manque de ressources et la quasi absence d’intervention public. Ces infrastructures hybrides (simone, 2009) produisent ainsi des enjeux de mobilité quotidiens pour ses habitants. En effet, plus on s’éloigne des routes principales, plus les difficultés liées à la mobilité s’accentuent : escaliers abrupts, déformation du sol, étroitesse, obstacles… sont à parcourir pour accéder aux logements.

"Nouveaux bus pour les travailleurs" - Story Instagram d'un habitant de Rocinha pendant une intervention militaire dans la favela. Cette blague ironise sur l'absence de transports publics en désignant un tank blindé policier comme nouveau bus.


2. “Marcher comme un.e cria”

Marcher à Rocinha est incontournable puisque les becos ne sont accessibles que par ce moyen. Ainsi, le corps des « crias » a intériorisé les contraintes de l'environnement, devenant ainsi une compétence à la fois sociale et corporelle, à l'instar de l'idée d'habitus corporel de Bourdieu.

Alors, comment marcher comme un.e cria (enfant né·e dans la favela) ?

  • Les obstacles abondent au cours des trajets quotidiens : trottoirs inexistants ou étroits déformations et trous dans le sol, motos-taxis zigzaguant entre les piétons, déchets. L’anticipation et l’agilité sont maîtres mots de la mobilité et deviennent des réflexes : à quel moment et où traverser ? où poser son pied pour éviter de se blesser ? comment trouver son équilibre pour monter un escalier tout en étant chargé ? quelles sont les limites invisibles entre la route et le trottoir lorsque celui-ci est inexistant ?

Rocinha, 2024

  • Marcher nécessite aussi de s'orienter et de naviguer. La topographie escarpée exige des trajectoires réfléchies : savoir choisir entre un raccourci dans un beco ou opter pour un itinéraire plus long mais plus sûr et moins escarpé est une compétence qui s'acquiert au fil du temps. La navigation dans Rocinha nécessite une véritable intégration cognitive de l'espace, un apprentissage progressif des itinéraires et des points de repère, sans l'aide de technologies comme Google Maps qui ne prend pas en compte les becos. Les habitants développent ainsi une cartographie mentale, indispensable pour se déplacer efficacement.

Moi, on m'appelle le petit rat car je connais super bien les raccourcis. Je connais la favela par coeur! (Chris, 26 ans)

  • Marcher peu importe les conditions : il est courant de voir des travailleurs de la construction porter des énormes sacs de matériels sur leur épaule et arpenter les becos jusqu’au lieu de construction d’une habitation tout comme des habitants porter des cartons de meubles ou l’électroménager jusqu’à chez-eux pour aménager leur intérieur. Les techniques de marche sont précises, anticipant les passages les plus difficiles. Sous la pluie, les habitants apprennent à marcher en biais pour éviter les éclaboussures sur leurs vêtements pour ne pas avoir de traces de leur marche.

La première fois que je suis sortie dans la pluie après avoir aménagé à Rocinha, j'avais un jogging mauve et des tongs. Je galérais à marcher dans la rue, il y avait de l'eau partout qui coulait car je suis proche du petit canal où tout l'eau qui coule depuis le haut de la favela est réceptionné. Ben, je rentre chez moi et je réalise que j'ai des énormes éclaboussures d'eau jusqu'au dos. La honte, la vraie gringa qui sait pas marcher dans la favela... (Charlotte, 33 ans, française)

3. Marcher, entre les inégalités sociales

Cependant, cette adaptation contrainte n’est pas uniforme et reflète aussi des inégalités sociales au sein même de la favela.

  • Ressources financières et hiérarchie des mobilités : À Rocinha, les motos-taxis sont prisés pour leur rapidité mais restent financièrement inaccessibles pour certains. Les vans collectifs, plus abordables, sont privilégiés par les familles avec enfants ou les personnes âgées. Néanmoins, les ressources financières ne sont pas stables au cours du mois et la marche est parfois voire régulièrement inévitables pour sortir ou rentrer chez-soi. Les solidarités au sein des familles et l'entourage permet parfois de compenser.

En rentrant de soirée, Chris donne R$ 5 à Paradise. Il est 3 heures du matin, elle est fatiguée et elle habite tout en haut de la favela. Mais, c'est la fin du mois et elle n'a pas assez d'argent pour payer le moto-taxi. Il lui dit en riant : "C'est bon, tu vas pouvoir rentrer sans prendre 40 minutes à monter et être essoufflée".

  • Lieu de résidence : La proximité de l’avenue principale, où l’accès aux transports motorisés est plus facile, devient un critère crucial pour choisir où vivre (parmi d’autres qui seront le sujet d’un autre article). Pour les habitants des zones les plus reculées, la marche reste souvent inévitable sur un long tronçon de leur itinéraire.

Rocinha, 2024
Paulo a un appartement vraiment super bien situé, ni trop bas, ni trop haut et surtout il est à côté de la route principale. On a pas besoin de marcher longtemps dans le beco. (Renato, 25 ans, cria da favela)

  • Les capacités physiques : la marche nécessite évidemment une certaine condition physique qui n'est pas égale au sein de la population. Si les plus jeunes peuvent réaliser plusieurs trajets quotidiens sans dépenser trop d'énergie, certaines personnes âgées ou avec handicaps permanents ou temporaires (moteurs, grossesse...) sont quasiment assignées à résidence. Pour beaucoup d'habitants, les corps sont aussi leurs instruments de travail (construction, ménage...) et sont mis à rude épreuve dans la journée rendant la marche difficile le soir. C'est alors la double peine.

Quand ma mère rentre à la maison, comme elle a des problèmes de dos, je fais tout pour qu'elle ne ressorte plus dans la rue, s'il faut faire des courses, j'y vais. Quand il faut descendre tout en bas de la favela pour chercher son médicament a la pharmacie, j'y vais, elle, elle ne peut pas. Tu comprends ? (Chris, 26 ans, cria da favela)

  • La mobilité ordinaire implique aussi des situations exceptionnelles et d’urgence mais pour autant régulières qui révèlent les inégalités entre favela et le reste de la ville de Rio de Janeiro.

Face à des urgences de santé, où la capacité à se déplacer pour être très réduite alors même que la rapidité d'accès aux soins est cruciale, ce sont le "corps" des autres qui se substituent à celui "incapable" de marcher. La mobilité témoigne alors des inégalités sociales et économiques que subissent les habitants des favela face au reste des carioca (habitants de Rio de Janeiro) bénéficiant d'infrastructures officielles pour se déplacer.

Quand ma mère a fait son AVC, on a dû la transporter aux urgences. Mais tu as vu où elle habite? Et puis, elle pouvait pas du tout marcher ! Donc on a été cherché une chaise avec des accoudoirs en bas de la rue, il y a souvent ça ici. Et on l'a installée et on l'a porté avec mon frère jusqu'à la route principale. Et ensuite, on l'a mis dans un van, tu aurais vu la scène (rit). Mais, c'est ça, ici. (Chris, 26 ans, cria da favela

  • Par ailleurs, en cas de forte pluie - qui surviennent régulièrement à Rio de Janeiro - l’eau afflue du haut de la favela jusqu’en bas de celle-ci. Face à des systèmes de gestion des eaux précaires, l’eau inonde les rues, déplacent les déchets et rend certaines ruelles difficilement praticables et peuvent parfois empêcher certains habitants de se rendre à leur travail face aux risques de déplacements.

4. De la favela aux zones déconnectées françaises

Le cas de Rocinha met en lumière les défis d’un territoire urbain où la mobilité est contrainte par des infrastructures insuffisantes et des solutions limitées dû à une intervention publique faible et une gouvernance "illégale" de ce territoire . Dans un espace où la marche demeure souvent l’unique recours, les habitants développent des stratégies d’adaptation mais inégalitaires et fragiles. Bien que spécifiquement lié à l’histoire et à la gouvernance urbaine brésilienne, le cas de Rocinha invite à réfléchir aux intersections entre accessibilité, justice sociale et durabilité dans d’autres contextes, notamment en France.

À Rocinha, l’absence de solutions publiques intégrées a donné lieu à un écosystème de mobilité interne auto-régulé : moto-taxis, fret local, et réseaux de solidarité intergénérationnelle. Ce modèle d’« économie de la débrouille » révèle une forme d’agilité et de flexibilité face aux contraintes structurelles.

Cependant, il pose la question des limites de la résilience contrainte : jusqu’à quel point une adaptation individuelle ou collective peut-elle compenser l'absence de politiques publiques ?

En France, certaines zones périurbaines et rurales ou encore les territoires d'outre-mer partagent cette problématique de “territoires déconnectés” où l’automobile devient une contrainte par défaut. Ces territoires, souvent marginalisés dans les schémas de mobilité durable, souffrent d’un manque d’intégration dans les politiques nationales. Pourtant, les enjeux de transition écologique imposent de repenser la dépendance à la voiture individuelle et d’explorer des solutions plus inclusives et intermodales.

Dans ce contexte, Rocinha offre des pistes de réflexion pertinentes. Comment faciliter la mise en place de solutions locales alternatives tout en évitant de déléguer entièrement la responsabilité aux habitants ?

Peut-on imaginer des modèles hybrides où la flexibilité des initiatives communautaires rencontre le soutien institutionnel, financier et logistique des pouvoirs publics et des acteurs privés ?

Enfin, les spécificités topographiques et démographiques de Rocinha soulignent un point essentiel pour les politiques de mobilité françaises : l’importance d’une approche contextuelle. Les territoires à forte densité, enclavés ou marqués par une géographie contraignante nécessitent des réponses adaptées, mêlant innovation technologique (mobilités douces, électriques, partagées) et renforcement des liens sociaux (transport solidaire, co-mobilité).

Au-delà de l’exemple de Rocinha, la question centrale reste ouverte : comment conjuguer justice sociale, transition écologique et efficacité des mobilités dans des contextes variés, tout en anticipant les défis climatiques et économiques de demain ?

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