J’ai vécu 3 mois dans la plus grande favela d’Amérique Latine, et j’ai réappris à marcher.
Vivre dans la favela de Rocinha, à Rio de Janeiro, ce n’est pas seulement habiter un espace: c’est l’appréhender avec son corps, chaque jour. A Rocinha, marcher n’est pas évident mais est nécessaire. Entre les ruelles escarpées, les raccourcis cachés et l’absence de trottoirs et la multitude d’acteurs qui se partagent l’espace, chaque pas devient une négociation avec l’environnement. Et chaque trajet est le résultat d'expériences cumulées passées.
Mais au-delà de cette expérience individuelle, que peut-on apprendre d’un espace dans lequel les infrastructures et les services sont limités, et où les habitants doivent pourtant “faire avec” pour se déplacer ?
1. Labyrinthe d’infrastructure hybride
Un développement historique dans une topographie singulière
Rocinha s'est formée dans les années 1920 avec l'arrivée de main-d'œuvre venue du nord-est pour participer à la construction de Rio de Janeiro. Puisque non autorisées, les premières habitations furent bâties sur les hauteurs d’une montagne pour surveiller les intrusions policières et fuir en cas de besoin. Comme toutes les favela, Rocinha s’est donc développée en dehors des cadres formels de l’urbanisme. Elle s’est depuis densifiée et forme un labyrinthe d’infrastructures officielles et officieuses, complexes, mouvantes mais pour autant organisée. De part sa topographie et son développement, vivre à Rocinha, c’est vivre dans un espace de déplacement constant. A Rocinha, on ne dit pas “J’arrive ! ”, on dit : “Je monte ! ” ou “Je descends !”. Cette favela est construite autour d’une artère principale “Estrada Gavea” qui traverse la favela de haut en bas. C’est le seul moyen de monter en voiture, en bus, en van, en moto-taxi ou à pied. Quelques autres rues principales dispersées dans la favela sont accessibles aux véhicules motorisées.
Le reste des ruelles - becos- qui accueillent la majorité des habitations sont accessibles uniquement à pied.
Ces becos forment un véritable réseau de circulation qui témoigne de l'ingéniosité passée et actuelle des habitants à créer des voies de passage et à organiser les déplacements, malgré l'absence de planification officielle dans cet espace fortement densifié. Néanmoins, cette structuration témoigne surtout des défis imposés par le relief, le manque de ressources et la quasi absence d’intervention public. Ces infrastructures hybrides (simone, 2009) produisent ainsi des enjeux de mobilité quotidiens pour ses habitants. En effet, plus on s’éloigne des routes principales, plus les difficultés liées à la mobilité s’accentuent : escaliers abrupts, déformation du sol, étroitesse, obstacles… sont à parcourir pour accéder aux logements.
2. “Marcher comme un.e cria”
Marcher à Rocinha est incontournable puisque les becos ne sont accessibles que par ce moyen. Ainsi, le corps des « crias » a intériorisé les contraintes de l'environnement, devenant ainsi une compétence à la fois sociale et corporelle, à l'instar de l'idée d'habitus corporel de Bourdieu.
Alors, comment marcher comme un.e cria (enfant né·e dans la favela) ?
Moi, on m'appelle le petit rat car je connais super bien les raccourcis. Je connais la favela par coeur! (Chris, 26 ans)
La première fois que je suis sortie dans la pluie après avoir aménagé à Rocinha, j'avais un jogging mauve et des tongs. Je galérais à marcher dans la rue, il y avait de l'eau partout qui coulait car je suis proche du petit canal où tout l'eau qui coule depuis le haut de la favela est réceptionné. Ben, je rentre chez moi et je réalise que j'ai des énormes éclaboussures d'eau jusqu'au dos. La honte, la vraie gringa qui sait pas marcher dans la favela... (Charlotte, 33 ans, française)
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3. Marcher, entre les inégalités sociales
Cependant, cette adaptation contrainte n’est pas uniforme et reflète aussi des inégalités sociales au sein même de la favela.
En rentrant de soirée, Chris donne R$ 5 à Paradise. Il est 3 heures du matin, elle est fatiguée et elle habite tout en haut de la favela. Mais, c'est la fin du mois et elle n'a pas assez d'argent pour payer le moto-taxi. Il lui dit en riant : "C'est bon, tu vas pouvoir rentrer sans prendre 40 minutes à monter et être essoufflée".
Paulo a un appartement vraiment super bien situé, ni trop bas, ni trop haut et surtout il est à côté de la route principale. On a pas besoin de marcher longtemps dans le beco. (Renato, 25 ans, cria da favela)
Quand ma mère rentre à la maison, comme elle a des problèmes de dos, je fais tout pour qu'elle ne ressorte plus dans la rue, s'il faut faire des courses, j'y vais. Quand il faut descendre tout en bas de la favela pour chercher son médicament a la pharmacie, j'y vais, elle, elle ne peut pas. Tu comprends ? (Chris, 26 ans, cria da favela)
Face à des urgences de santé, où la capacité à se déplacer pour être très réduite alors même que la rapidité d'accès aux soins est cruciale, ce sont le "corps" des autres qui se substituent à celui "incapable" de marcher. La mobilité témoigne alors des inégalités sociales et économiques que subissent les habitants des favela face au reste des carioca (habitants de Rio de Janeiro) bénéficiant d'infrastructures officielles pour se déplacer.
Quand ma mère a fait son AVC, on a dû la transporter aux urgences. Mais tu as vu où elle habite? Et puis, elle pouvait pas du tout marcher ! Donc on a été cherché une chaise avec des accoudoirs en bas de la rue, il y a souvent ça ici. Et on l'a installée et on l'a porté avec mon frère jusqu'à la route principale. Et ensuite, on l'a mis dans un van, tu aurais vu la scène (rit). Mais, c'est ça, ici. (Chris, 26 ans, cria da favela
4. De la favela aux zones déconnectées françaises
Le cas de Rocinha met en lumière les défis d’un territoire urbain où la mobilité est contrainte par des infrastructures insuffisantes et des solutions limitées dû à une intervention publique faible et une gouvernance "illégale" de ce territoire . Dans un espace où la marche demeure souvent l’unique recours, les habitants développent des stratégies d’adaptation mais inégalitaires et fragiles. Bien que spécifiquement lié à l’histoire et à la gouvernance urbaine brésilienne, le cas de Rocinha invite à réfléchir aux intersections entre accessibilité, justice sociale et durabilité dans d’autres contextes, notamment en France.
À Rocinha, l’absence de solutions publiques intégrées a donné lieu à un écosystème de mobilité interne auto-régulé : moto-taxis, fret local, et réseaux de solidarité intergénérationnelle. Ce modèle d’« économie de la débrouille » révèle une forme d’agilité et de flexibilité face aux contraintes structurelles.
Cependant, il pose la question des limites de la résilience contrainte : jusqu’à quel point une adaptation individuelle ou collective peut-elle compenser l'absence de politiques publiques ?
En France, certaines zones périurbaines et rurales ou encore les territoires d'outre-mer partagent cette problématique de “territoires déconnectés” où l’automobile devient une contrainte par défaut. Ces territoires, souvent marginalisés dans les schémas de mobilité durable, souffrent d’un manque d’intégration dans les politiques nationales. Pourtant, les enjeux de transition écologique imposent de repenser la dépendance à la voiture individuelle et d’explorer des solutions plus inclusives et intermodales.
Dans ce contexte, Rocinha offre des pistes de réflexion pertinentes. Comment faciliter la mise en place de solutions locales alternatives tout en évitant de déléguer entièrement la responsabilité aux habitants ?
Peut-on imaginer des modèles hybrides où la flexibilité des initiatives communautaires rencontre le soutien institutionnel, financier et logistique des pouvoirs publics et des acteurs privés ?
Enfin, les spécificités topographiques et démographiques de Rocinha soulignent un point essentiel pour les politiques de mobilité françaises : l’importance d’une approche contextuelle. Les territoires à forte densité, enclavés ou marqués par une géographie contraignante nécessitent des réponses adaptées, mêlant innovation technologique (mobilités douces, électriques, partagées) et renforcement des liens sociaux (transport solidaire, co-mobilité).
Au-delà de l’exemple de Rocinha, la question centrale reste ouverte : comment conjuguer justice sociale, transition écologique et efficacité des mobilités dans des contextes variés, tout en anticipant les défis climatiques et économiques de demain ?