JE NE SAIS PAS TOUT.
Je prolonge toujours les rendez-vous avec elle. Je le fais sans doute inconsciemment, ils m’apparaissent pourtant de si courte durée. Cependant, quand je raccompagne ma cliente, les secrétaires sont déjà parties. Tant mieux, je rougis quand je sors d’une entrevue avec elle. Enfin il me semble, au feu de mes joues. Je me sens tellement bien à parler avec elle, sans retenue. Elle m’interroge sur un nouveau fait, qui me permet de la découvrir un peu plus. Son époux vient de lui dérober son journal intime, sûrement à l’effet de s’en servir comme d’une pièce à conviction. Ces confidences manuscrites ne peuvent selon elle qu’apporter de lourdes déceptions à son mari. Auparavant, il lui avait déjà volé le résultat de ses relations épistolaires avec plusieurs amies, « pour comprendre », disait-il.
Il n’y a rien à comprendre, m’assure-t-elle – je ne le quitte pas pour quelqu’un, d’ailleurs je ne le quitte pas, c’est lui qui ne supporte pas mon attitude. Il dit que j’ai changé, que je ne suis plus la même. C’est lui qui est resté le même. Il faut savoir évoluer avec son temps. Je sais, c’est un cliché, toutefois, nous n’avons plus la même communion des idées. Je ne supporte plus son autosatisfaction permanente.
Je tente de la rassurer :
S’il croit qu’en trahissant aux yeux du juge son instinct de cleptomane, il marquera des points, il se trompe.
Je relate la position déjà ancienne de la Cour de cassation à ce sujet selon laquelle ces documents secrets prouvent l’adultère qu’ils révèlent. Cette jurisprudence date du temps où l’époux non fautif n’avait pas à verser de prestation compensatoire. Ce qui impliquait que tous les coups étaient permis.
Cependant, je rappelle que presque toutes les cours d’appel et tribunaux ont depuis argué qu’il s’agissait d’une violation de la vie privée au sens de l’article huit de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Je lui raconte qu’un avocat m’a même dit un jour que le magistrat, face à toutes les preuves que l’époux lui remettait, a tout envoyé par terre en disant : « Mais votre épouse fait ce qu’elle veut, on n’en a rien à cirer ! » J’ignore si depuis l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché entre le droit au secret et la révélation de la preuve de l’adultère.
Ma cliente m’écoute, je m’interroge tout haut devant elle sur cette arme que croit tenir entre ses mains son époux. Elle m’interrompt :
- Êtes-vous en train de me dire que les juges peuvent prendre pour preuve le contenu d’un journal intime ? Selon eux l'écriture d’un journal serait-elle assimilable à des aveux ?
Je n’avais jamais imaginé qu’un journal intime puisse consigner autre chose que des pensées ou des faits réels. Du moins au moment où ils sont écrits. Je suis un peu vide sur le sujet, car je ne sais écrire que ce que je vois ou entends.
Ma cliente s’insurge :
- N’avez-vous jamais songé que cette écriture puisse être le fruit du romanesque qui est en moi ?
- Je suis désolé, effectivement je n’y avais pas pensé. Je ne tiens pas de journal à proprement parlé, je ne fais que relater dans un carnet les faits qui m’ont marqué au cours de mon travail. Aussi est-ce nécessairement la vérité !
- Quelle vérité ? La vôtre, pas celle de vos clients. Pas forcément la vôtre au moment où vous avez vécu cette scène ; juste celle que vous pensez être la vôtre au moment où vous la relatez. Juste votre ressenti, qui n’est pas invariablement le même que ceux qui ont suivi les faits en même temps que vous. Écrivez-vous chaque soir ?
- Parfois je relate tout en un même moment, le week-end ou pendant les vacances.
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- Donc vous avez eu le temps de faire évoluer l’histoire en votre mémoire, en votre esprit.
- Je vous assure que je n’ai pas d’imagination.
- Qui parle d’imagination ? Vous avez interprété ce que vous avez vu à votre façon selon votre humeur ou ce que vous en avez retenu. Votre esprit a trié les faits, les paroles. Quelque violence vous aura choqué dans une scène douce ou vice versa ; vous pourrez aller ainsi jusqu’au contresens.
- Vous m’inquiétez. Je n’oserai plus écrire si je déforme ainsi par ma vision étriquée, ce qui se passe dans mon bureau.
- Je ne dis pas cela Maître, comprenez que nous sommes tous des machines à inventer.
- Je vous assure que je n’ai aucune imagination.
- Disons des machines à interpréter ou à ressentir. J’ai bien compris que vous n’écriviez pas un roman. C’est en ce sens que le terme autofiction a été créé.
- Revenons à vous, Madame, voulez-vous dire que vos correspondances et manuscrits ne sont pas le résultat d’une réalité, seulement d’un mensonge romanesque ?
- J’ai bien peur que oui, j’ai plus encore peur que nous ne nous comprenions pas du tout Maître ; Je n’ai pas trompé mon mari, vous n’arrêtez pas d’évoquer ce point.
Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je pu insinuer ? Je ne me reconnais pas dans cette accusation. Est-ce encore un effet du fameux ressenti ? Je voudrais rentrer sous terre, l’angoisse me monte à la gorge et le feu aux joues. Clerc, calme-toi ! Réfléchissons, qu’ai-je dit, bon sang qu’ai-je bien pu dire, à part relater la faible jurisprudence dont je me souvenais. Je suppose qu’évoquant le vol de ces documents, elle croit que je crois qu’elle a écrit des choses compromettantes. Il est vrai que je l’ai pensé. Lorsqu’elle a précisé que son époux serait déçu, j’ai écarté ce point de mon esprit. Je n’en tire aucun jugement de valeur. Comment lui dire. Comment reprendre le cours de la conversation alors que le silence se prolonge ; que le fil se distend. Je ne veux pas la perdre. Je ne peux pas. Que suis-je en train de dire ? Revenons à nos moutons.
- Qu’en pense votre avocat ?
- Mon avocat sait pourquoi je divorce et que je ne l’ai pas trompé. Pas vous, semble-t-il.
Pardon Madame, je voulais dire : Que pense votre avocat de ces vols ? Vous n’avez pas à vous disculper. Votre vie privée ne me regarde pas. Je n’ai aucun jugement à porter sur votre attitude ni sur vos écrits que je ne connais pas.