Je te donne... sauf si
Photograph by Harry Zernike / Vault

Je te donne... sauf si

Qu'est-ce qui explique notre prosocialité, ces comportements volontaires qui reflètent notre souci de l'autre, même inconnu, effectués sans attente de contrepartie ? Est-ce le fruit d'un contrôle cognitif (pensées, émotions, comportements...) de nos impulsions égoïstes ? Ou est-ce à l'inverse une attitude que nous avons spontanément, mais que nous réfrénons après cogitations selon les enjeux de la situation ?

Illustrons ces questions par un exemple que nous rencontrons régulièrement dans notre quotidien de citadins. Si je croise sur mon chemin un  SDF dans le besoin, vais-je lui donner de l'argent (malgré le fait que je préfère le garder pour moi) parce que j'ai pris conscience que cette petite somme lui serai bien plus utile qu'à moi ? Où vais-je au contraire, alors que j'aurai spontanément tendance à faire preuve de charité, me garder de lui donner quoi que ce soit car après réflexion je crains que cet argent vienne alimenter le "business de l'aumône" ? La réponse à ces questions n'est pas si simple, car deux courants théoriques coexistent et défendent chacune une thèse qui se tient.

Le premier courant est celui de l'économie classique. En bref, nous sommes des êtres rationnels qui reposons constamment nos choix sur la balance décisionnelle gain/perte (ou bénéfice/coût). Notre tendance naturelle vise donc à optimiser nos gains et minimiser nos pertes. Même l'économie comportementale, qui pourtant révèle les limites de cette rationalité supposée, aboutit à cette même conclusion : un biais cognitif tel que l'aversion pour la perte montre par exemple que nous sommes réticent à nous séparer de ce que nous possédons. Ainsi, sous la perspective de la prosocialité, nous serions donc "égoïstes par nature" et il nous coûterait, cognitivement parlant, un certain effort pour lutter contre cette tendance afin de faire preuve de "générosité".

L'autre courant concerne l'approche évolutionniste et son utilité sur le plan adaptatif. Vu sous cet angle, nous sommes avant tout des êtres sociaux qui avons su s'adapter pour survivre grâce à la coopération entre pairs. Ainsi, nos comportements seraient "par défaut" pro-socialement dirigés, à moins que nous ne les réfrénions après une évaluation réfléchie de la situation et des enjeux.

Quelle différence fondamentale me direz-vous, puisque dans les deux cas nous sommes amenés à cogiter ? Oui, mais dans l'un, on réfléchit pour parvenir à pouvoir donner - car nous serions naturellement égoïstes; et dans l'autre, nous réfléchissons pour ne pas donner - car notre tendance spontanée nous pousse au partage. Voilà donc posé le tableau. Et c'est à ce problème que se sont attelé dernièrement des chercheurs japonais (un résumé de l'article en anglais est disponible ici).

Comment répondre efficacement à ces questions ? Tout d'abord, il faut définir les capacités de raisonnement stratégique des participants : certains fonctionnent principalement à l'intuition et basent leurs choix dessus - nous les nommerons les "Intuitifs" - tandis que d'autres font preuve de réflexion poussée pour optimiser leur stratégie - nous les nommerons les "Stratèges". Les auteurs de l'article ont utilisé un test pour mesurer le contrôle cognitif des participants afin de les répartir selon leur stratégie préférentielle.

Ensuite il faut choisir deux tâches qui permettent de distinguer les résultats des participants selon la stratégie dont ils font preuve. Pour cela les auteurs ont utilisé deux jeux couramment utilisés en économie : le jeu de l'ultimatum (ultimatum game) et le jeu du dictateur (dictator game). Dans ces deux jeux où une somme d'argent doit être partagée entre deux personnes, un joueur décide arbitrairement le montant qu'il s'octroie et celui qu'il laisse pour l'autre joueur. La seule différence réside dans le fait que dans le jeu de l'ultimatum, le second joueur a la possibilité de refuser le montant qui lui a été laissé, entraînant ainsi une nullité de gain pour les deux joueurs. Cette option n'est pas offerte au second joueur dans le jeu du dictateur, qui se voit ainsi contraint de recevoir la part que le premier joueur a daigné lui laisser.

Rappelons maintenant les deux hypothèses de départ :

  1. Je dois réfléchir pour donner et réfréner mes impulsions égoïstes
  2. Je dois réfléchir pour ne pas donner et réfréner mes élans d'altruisme

 

Sous la lumière de la 1ère hypothèse, à quels résultats peut-on s'attendre ?

Bien que - sous cette hypothèse - nous serions principalement motivés par nos intérêts personnels, il faudrait néanmoins savoir faire preuve de stratégie dans le jeu de l'ultimatum en se projetant "dans la peau" de celui qui va recevoir l'offre, et en anticipant la possibilité qui lui est offerte de refuser celle-ci si elle est perçue comme trop injuste. Par contre, un tel ajustement n'est pas nécessaire dans le jeu du dictateur car il ne requiert aucun raisonnement stratégique : le premier joueur fixe les termes du partage et le second n'a d'autre choix que d'accepter ceux-ci.

Ainsi, la part d'argent attribuée au second joueur serait souvent plus importante dans le jeu de l'ultimatum, et le contraste serait d'autant plus marqué chez les "Stratèges" car ces derniers, grâce à leur contrôle cognitif accru, cèderaient moins à leurs impulsions égoïstes que les "Intuitifs".

 

Qu'en serait-il maintenant sous le regard de la 2nde hypothèse ?

Selon celle-ci, rappelons-le, nos comportements seraient intuitivement prosociaux, c'est-à-dire dirigés vers l'autre : on s'attend donc à retrouver un partage relativement équitable des parts entre les joueurs, aussi bien dans le jeu de l'ultimatum que dans celui du dictateur. Quoique...

En effet, souvenons-nous que sous cette hypothèse, les "Stratèges" réfléchissent pour réfréner leurs impulsions prosociales. Ainsi, dans le jeu de l'ultimatum, s'ils réfléchissent un peu pour lutter contre leur tendance à l'altruisme, une rapide évaluation des coûts qu'ils peuvent encourir (0 gain pour eux comme pour l'autre joueur) les pousserait à se rabattre sur leur prosocialité spontanée, et leur partage devrait se rapprocher de celui observés chez les "Intuitifs". Dans le jeu du dictateur, par contre, ces mêmes "Stratèges" réfléchiraient toujours pour réfréner leur tendance à l'altruisme, et, en l'absence de punition possible par le second joueur, ils opteraient pour le choix stratégique : celui d'un partage à leur avantage.

Ainsi, la part d'argent attribuée au second joueur serait souvent moins importante dans le jeu du dictateur, et ce partage "inéquitable" serait essentiellement marqué chez les "Stratèges" qui, grâce au fruit de leur réflexion, chercheraient à optimiser leurs gains en réfrénant leurs comportements prosociaux.

 

"And the winner is..."

Contre toute attente, et à la (demi-)surprise des chercheurs (bien entendu, il y a toujours un effet "École des fans" dans la recherche scientifique - vous savez, le fameux "Tout le monde a gagné !" - en ce sens où les hypothèses de départ sont comme par hasard toujours vérifiées), eh bien c'est la seconde hypothèse qui fut vérifiée. Nous serions donc spontanément enclins à adopter des conduites prosociales, sauf si nous faisons preuve de réflexion stratégique pour - après évaluation du pour et du contre d'une situation donnée - lutter contre ces comportements altruistes afin d'optimiser ses intérêts personnels. Ces résultats, certes contre-intuitifs de prime abord, furent confirmés expérimentalement, mais aussi appuyés par des données psychométriques (contrôle cognitif, échelle de Machiavélisme...) et en neuroimagerie (structurelle et fonctionnelle), qui démontrent objectivement le rôle joué par les structures impliquées dans le contrôle cognitif.

Aussi quelles conclusions tirer de cette étude ? Que nous serions de gentils Gremlins par nature mais, qu'à l'image du Mogwaï qui mangerait après minuit, notre réflexion nous tournerait en de vilains être égoïstes ne pensant qu'à nos propres intérêts ?... Certes, passer de "résultats de laboratoire" à LaVie.com n'est jamais simple, et toute extrapolation, si tant est qu'elle soit possible, doit se faire avec les précautions d'usage. Mais à bien y penser, et au-delà des implications théoriques que ces résultats peuvent avoir pour les modèles économiques actuellement utilisés, vous pourrez voir que cela fait sens finalement.

En effet, nous sommes des êtres sociaux et donc soumis à la pression et aux normes que la société impose. Dans le cadre d'une prosocialité intuitive partagée par les humains, tout comportement allant à l'encontre de celle-ci et favorisant des intérêts personnels serait évidemment mal vu pour ne pas dire condamné : les exemples abondant dans ce sens ne manquent pas dans l'actualité récente, entre les affaires Cahuzac, Thevenoud ou encore Balkany, jusqu'aux fameux Panama Papers. En évitant aux individus de faire des erreurs aux conséquences fâcheuses, la prosocialité "par défaut" a donc un rôle fonctionnel et utilitaire pour notre cohésion sociale : elle nous ramène ainsi continuellement aux demandes internalisées des normes sociales.

Cependant, les "petits malins" (car il y en a) peuvent toujours profiter de leurs capacités de réflexion poussées pour contourner la norme, et ainsi - notamment lorsque les risques de sanction ou la probabilité de se faire pincer sont faibles - privilégier leurs intérêts personnels : l'optimisation fiscale légale (de certaines multinationales par exemple) ou la fraude en sont des illustrations parmi d'autres.

Alors certes Jean-Jacques, "Je te donne"... Oui, mais sans trop réfléchir quand même.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Riadh Lebib

  • Vis ma vie !

    Vis ma vie !

    "Je ne crois qu'en ce que je vois !" Si l'on attribue à Saint Thomas ce raccourci de pensée pour traduire les doutes…

    1 commentaire
  • La puissance de l'esprit sur... l'esprit.

    La puissance de l'esprit sur... l'esprit.

    Sans passé, pas d'avenir. Rien de philosophique dans cette affirmation.

  • Les hommes savent-ils vraiment faire 2 choses à la fois ?

    Les hommes savent-ils vraiment faire 2 choses à la fois ?

    "Seuls les chiens savent faire deux choses à la fois : manger, et remuer la queue." Anonyme.

    1 commentaire
  • Quand trop de précision peut nous être néfaste

    Quand trop de précision peut nous être néfaste

    Comment connaître précisément le prix d'un bien que l'on souhaite acquérir ? Et à l'inverse, quand on essaye de vendre…

  • L'agilité disruptive du design thinking dématérialisé

    L'agilité disruptive du design thinking dématérialisé

    Tout a commencé autour d'une blague entre collègues..

  • Nudge me if you can: Les nudges au service de l'aide humanitaire

    Nudge me if you can: Les nudges au service de l'aide humanitaire

    L'aide au développement des pays les plus pauvres est une des initiatives les plus louables qui soit. Cependant, et…

  • Dans la tête d'un entrepreneur

    Dans la tête d'un entrepreneur

    Dans le monde de l'entreprise, il est indispensable de distinguer les prises de décision froides des prises de décision…

  • Coopérer n'est pas jouer... quoi que.

    Coopérer n'est pas jouer... quoi que.

    Bon, il faudrait que je fasse vraiment un effort pour les titres de mes posts parce que là, ça manque de fantaisie..

    1 commentaire
  • Magnéto Serge !

    Magnéto Serge !

    Déterminer si quelqu'un provoque intentionnellement un méfait est essentiel pour évaluer la gravité de ses actes. A cet…

  • Ça... c'est vraiment toi !

    Ça... c'est vraiment toi !

    Qui ne se souvient pas de ce fameux titre du (non moins fameux) groupe de rock français Téléphone, et dont la phrase…

    2 commentaires

Autres pages consultées

Explorer les sujets