Juger Poutine ?
Juger Poutine ? Pourquoi pas Bush, Clinton, Blair, Jospin et d’autres ? Les relations internationales ne sont pas « un royaume de juges et de coupables ». Hommage à Julien Freund, histoire belge et fable de La Fontaine.
Le 17 mars dernier, le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine pour crime d’agression et crimes de guerre. Dès avant cette date et depuis lors, « juger Poutine » est devenu un slogan porteur, sinon un but de guerre réel – il ne pourrait être atteint sans victoire totale de l’Ukraine, soit une impossibilité, ou sans guerre civile en Russie, soit une catastrophe, pour la simple raison que la Russie est une Puissance nucléaire, la première du monde avec l’Amérique (5000 têtes). L’acte d’accusation lancé à La Haye amène deux observations : le Procureur a outrepassé ses compétences et celles de la Cour ; tout en violant le droit sur lequel est fondé la Cour et sur lequel il est habilité à agir, le Procureur n’a pas repris les accusations les plus grossièrement mensongères et fantaisistes colportées par le Gouvernement ukrainien et certains de ses soutiens en Occident, complaisamment relayées par les grands médias, à savoir la commission alléguée de crimes contre l’humanité et de crime de génocide. On sait que le temps de guerre est celui des affabulations : des « nazis » à Kiev, dit-on à Moscou, des « génocidaires » à Moscou, disait-on à Kiev ou ailleurs !
Revenons sur le mandat d’arrêt et le cas d’un magistrat qui transgresse le droit. La CPI repose sur un fondement conventionnel, en clair, sur un traité, que les Etats librement négocient, signent, ratifient, ou auxquels tout aussi librement ils adhèrent et dont ils peuvent se retirer suivant une certaine procédure. La CPI a été créée par le traité de Rome du 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002. Elle n’est compétente qu’à l’égard des Etats parties à ce traité, sauf si elle est saisie par le Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) agissant en vertu du chapitre VII de la Charte. Ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parties au traité de Rome, pas plus que les Etats-Unis, la Chine populaire, l’Inde, le Pakistan, la Turquie, l’Iran, Israël, etc. Dans la compétence de la Cour, entre la répression des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide et, depuis l’entrée en vigueur le 1er janvier 2017 des amendements de Kampala du 11 juin 2010, celle du crime d’agression. Sur ce point, la Cour n’est compétente qu’à l’égard des Etats parties au traité de Rome qui ont accepté les amendements de Kampala, et le Procureur ne peut ouvrir une enquête, de sa propre initiative ou à la demande d’un Etat partie au Statut de Rome révisé, que si le CSNU a constaté l’existence d’un acte d’agression commis par un Etat partie au Statut de Rome révisé. En droit positif, il n’y a pas de crime d’agression si, préalablement, le CSNU n’a pas qualifié un acte d’agression. La responsabilité pénale devant la Cour étant strictement individuelle, elle ne peut juger que des personnes physiques, qui doivent être présentes à leur procès. Aucune immunité de juridiction n’est opposable à la CPI, si bien qu’elle est apte à juger les crimes internationaux commis par les représentants d’un Etat même en exercice, y compris le chef de l’Etat ; mais la remise de tels représentants doit être effectuée par leur propre Etat, pas par un Etat étranger, si bien que l’hypothèse est surtout envisageable en cas de changement de gouvernement. On l’aura compris : émettre un mandat d’arrêt contre le chef d’un Etat non partie au traité de Rome n’a aucune valeur juridique. Le Procureur s’est livré à un coup de force politique et à un coup de communication politique – permettant aussi de laver à bon compte la CPI du reproche à elle adressée de ne s’attaquer qu’à des dirigeants africains. Il n’a évidemment pas rendu service à la paix, en compliquant encore les relations diplomatiques avec la Russie ; mais là n’est pas le plus grave, parce que, primo, les chancelleries, si elles le veulent, ne tiendront pas compte du mandat, qui n’est pour elles qu’un prétexte supplémentaire à invoquer afin de refuser d’ouvrir des négociations ; secundo, le Procureur n’exerce pas une fonction diplomatique, mais répressive. Là est précisément le plus grave, car il n’a pas non plus rendu service à la justice : il a fait de sa prérogative judiciaire, exercée de manière totalement et délibérément abusive, un pur et simple acte d’hostilité envers le Kremlin. Quant à la CPI, elle sera plus que jamais perçue comme une des cordes à l’arc du pouvoir occidental.
La CPI n’est pas en état de juger Poutine. Le CSNU pourrait créer un tribunal pénal international spécial, comme il l’a fait en 1993 et 1994 pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Rwanda (TPIR) ; mais il ne saurait en être question, car la Russie, membre permanent du CSNU, s’y opposerait évidemment (et pas seulement elle d’ailleurs, loin s’en faut). N’importe quel Etat étranger, qu’il soit belligérant ou neutre, vrai ou faux, ne pourrait-il juger Poutine pour crime international, notamment crime d’agression ? Le crime d’agression n’existe dans aucun Code pénal national, à la différence des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du crime de génocide. De plus, le droit international coutumier connaît l’immunité de juridiction étrangère des chefs d’Etat en fonction : excepté Noriega (inculpé de trafic de stupéfiants par un tribunal américain et arrêté par les forces américaines lors de leur intervention au Panama puis jugé et condamné aux Etats-Unis), jamais aucun chef d’Etat en exercice au moment des faits reprochés n’a été traduit devant un tribunal étranger pour crime international, uniquement devant un tribunal national (Saddam Hussein en Irak, Hissene Habré au Tchad, Fujimori au Pérou, Mengistu par contumace en Ethiopie car il demeure exilé au Zimbabwe) ou devant une cour internationale (Milosevic devant le TPIY, mais il est décédé en détention, Omar el-Bachir devant la CPI, mais il n’a pas été remis). L’arrêt Yerodia du 14 février 2002 de la Cour internationale de Justice, l’arrêt Kadhafi du 13 mars 2001 de la Cour de Cassation française, l’arrêt Sharon du 12 février 2003 de la Cour de Cassation belge, ont confirmé l’immunité de juridiction étrangère des chefs d’Etat ou de gouvernement en exercice.
Il faut revenir à une histoire belge. Car « juger Poutine » en est une à sa façon. Le 16 juin 1993, le Parlement de Belgique a institué la compétence universelle sans condition des juridictions pénales belges en cas de crimes internationaux. Autrement dit, les juridictions belges habilitées pourraient juger des étrangers pour de tels crimes commis à l’étranger contre des étrangers, sans qu’il n’y ait de lien de territorialité (un méfait commis sur le territoire belge) ou de nationalité (un méfait commis par un Belge ou contre un Belge). La loi du 16 juin 1993 écartait la double condition de présence et de levée de l’immunité de juridiction étrangère : tout chef d’Etat, Premier ministre ou ministre pourrait être poursuivi et jugé, même sans être extradé, donc en son absence ; puis la loi du 10 février 1999 a rétabli la condition de présence (de manière à ce que les accusés puissent se défendre !) ; enfin la loi 23 avril 2003 a réintroduit la double condition de présence et de levée de l’immunité de juridiction étrangère. Que s’était-il donc passé pendant les dix années de l’histoire pénale belge ? Des plaintes pour crimes de droit international avaient été déposées contre Laurent-Désiré Kabila et Abdulaye Yerodia Ndombasi, respectivement Président et ministre des Affaires étrangères du Congo-Kinshasa ; Ariel Sharon et Amos Yaron, Premier ministre et directeur du ministère de la Défense d’Israël ; Yasser Arafat, Président de l’Autorité palestinienne ; Laurent Gbagbo, Président de la Côte d’Ivoire, son prédécesseur Robert Gueï et les ministres Emile Boga Douidou et Moïse Lida Kouassi ; Saddam Hussein, Président de l’Irak ; Paul Kagame, Président du Rwanda ; Fidel Castro, Président de Cuba ; trois anciens dirigeants Khmers Rouges ; Ali Akbar Rafsanjani, ancien Président de l’Iran ; Driss Basri, ancien ministre de l’Intérieur du Maroc ; Hissene Habré, ancien Président du Tchad ; Efraim Rios Montt, Président du Guatemala ; Denis Sassou Nguesso, Président du Congo-Brazzaville ; Ange-Félix Patasse, Président de la Centrafrique ; Maouya ould Sid-Ahmed Taya, Président de la Mauritanie. Mais ce n’était là que des pelés ou des galeux, aurait écrit Jean de La Fontaine. La comédie vira au drame le 18 mars 2003, lorsque d’autres pelés ou galeux désignèrent les lions : des Irakiens portaient plainte contre George H.W. Bush, Richard B. Cheney, Colin L. Powell et le général Schwarzkopf, pour des motifs liés à la guerre du Golfe de 1991. On était à deux jours de l’invasion de l’Irak ! Les pressions américaines sur les autorités belges, allant jusqu’à évoquer publiquement une délocalisation du siège de l’Alliance atlantique, devinrent irrésistibles, les convainquant d’abandonner la compétence pénale universelle sans la double condition.
Pourquoi ne vouloir juger que les ennemis ou les faibles, et pas les amis ou les forts ? Il faut que tous soient justiciables, sinon la justice n’est qu’une arme politique. Une autre affaire est mémorable, non pas belge, yougoslave. Pour la seule fois dans l’histoire contemporaine, un jugement étranger -assurément très contestable mais sans la moindre suite- a été rendu à l’encontre de chefs d’Etat ou de gouvernement en exercice accusés de crimes internationaux, en leur absence et sans levée de leur immunité : la condamnation par contumace des dirigeants des Etats membres de l’OTAN, par la Cour de Belgrade, le 21 septembre 2000[1], à la suite de la campagne militaire aérienne menée contre la République fédérale de Yougoslavie (RFY) du 24 mars au 10 juin 1999, en dehors de toute légitime défense et sans autorisation du CSNU – soit un recours illicite à la force armée dans les relations internationales. Bush, Clinton, Blair, Jospin, etc. : on aura reconnu les chefs d’Etat ou de gouvernement des Puissances, membres permanents du CSNU, qui, en dehors de toute légitime défense et sans autorisation du Conseil, ont bombardé la RFY en 1999 (Clinton, Blair, Jospin)[2] et qui ont envahi l’Irak en 2003 (Bush, le récidiviste Blair). Il y a vingt ans, nombreux étaient ceux qui appelaient à « juger Bush »… Dira-t-on : la CPI n’existait pas en 1999, ou bien, en 2003, elle n’était pas compétente pour réprimer le crime d’agression, et le CSNU n’avait pas qualifié les deux recours à la force armée d’agression, ou encore les Etats-Unis n’étaient (et ne sont toujours) pas parties au traité de Rome ; aucune juridiction ni nationale ni internationale n’était habilitée à juger des dirigeants politiques en exercice pour violation du principe d’interdiction du recours interétatique à la force armée hors légitime défense et hors autorisation du CSNU. Mais aujourd’hui également, ni la CPI ni aucune juridiction nationale ou internationale ne sont à même de juger Poutine.
Pour cela il faudrait créer un tribunal pénal international spécial. Une telle création suppose qu’un texte détermine préalablement et précisément les faits incriminés, les auteurs punissables, la peine encourue, la procédure du jugement (depuis l’enquête jusqu’au procès en passant par l’instruction). S’il s’agit de « juger Poutine » pour le crime d’agression, cela implique de s’appuyer sur la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1974 définissant l’agression en droit international public ou sur la convention de Rome révisée à Kampala définissant l’agression en droit international pénal. Mais en visant Poutine, même s’il n’était pas nommé dans le statut du tribunal spécial, on enfreindrait le principe de la généralité et de la non-rétroactivité de la loi pénale. Surtout, qui créerait le tribunal ? Pas le CSNU. A moins de modifier la Charte des Nations Unies ; mais il faut l’accord des membres permanents. Abolir l’ONU en dénonçant la Charte puis créer une nouvelle Organisation internationale de sécurité collective à vocation universelle composée d’un nouveau Conseil fonctionnant avec de nouvelles règles ? A ce jour, pure fiction, qui déchainerait le chaos. L’AGNU pourrait-elle établir le tribunal ? Il faudrait les deux tiers des voix pour adopter une résolution qui ne serait que recommandative. Pourquoi ne pas confier la tâche à un Etat, ou à une coalition d’Etats, ou à une OIG régionale ? Cela reviendrait -hors condition de présence et de levée de l’immunité de juridiction étrangère- à faire juger Poutine par ses actuels ennemis extérieurs. En cas de révolution à Moscou, Poutine pourrait un jour être jugé par un tribunal spécial russe : il le serait alors -comme Saddam Hussein ou Mengistu- par ses anciens ennemis intérieurs – qui exciperaient la commission de crimes imprescriptibles. On n’en est pas là. Ce que veulent les thuriféraires du slogan « juger Poutine », c’est traduire le dirigeant russe devant une cour internationale à des fins d’exemplarité pour le plus fabuleux procès spectacle depuis Nuremberg.
Ce qu’ils veulent, c’est transformer le monde en un « royaume des juges et des coupables » – les juges étant nous ou nos amis, ceux qui communient en nos valeurs, les coupables étant nos ennemis, ceux qui ont d’autres valeurs. L’expression était de Julien Freund. Cette année 2023 est celle du trentenaire de son décès, trop peu commémoré à l’Université. Ancien résistant en 1940-1944, ce grand savant, qui fut aussi un homme bon, nous rappelait qu’on ne fait la paix qu’avec l’ennemi, en concluant un traité, ce qui suppose de reconnaître l’ennemi et de ne pas métamorphoser l’opposition ami-ennemi en opposition du bien face au mal. Il soulignait l’importance du tiers authentique, susceptible d’assurer une médiation. Il nous expliquait que les relations internationales ne constituent pas une unité politique (universum) dans laquelle les Gouvernements seraient assimilés, les uns à des policiers, les autres à des infracteurs, mais qu’elles constituent une pluralité politique (pluriversum) dans laquelle agissent des Etats souverains. Le droit international existe, il est inhérent aux relations internationales, car il n’est pas de voisinage, d’espaces communs, d’échanges, de belligérance et de neutralité, sans règles, procédures, institutions. Le droit international pénal lui aussi existe, non seulement la répression des crimes de guerre, qui est aussi ancienne que la guerre, le droit de la guerre (jus in bello) et les cours martiales, mais aussi la répression d’autres crimes internationaux, crimes contre l’humanité, génocide, agression même. Celle-ci n’est cependant pas une infraction internationale comme les autres : on ne juge pas des actes de violence commis par des supérieurs et des subordonnés (la chaine de commandement), on juge la décision de recourir à la force armée prise par les dirigeants politico-militaires (sinon le seul chef politique suprême). Le jugement d’une décision aussi éminemment politique sera lui-même hautement politique. S’il doit demeurer un jugement, on ne saurait le confier qu’à une instance tierce, indépendante, impartiale et équitable, ce qu’est censé être un tribunal digne de ce nom. Un tribunal digne de ce nom ne saurait être un instrument de telles Puissances contre telle autre, ni une continuation de la guerre par des moyens judiciaires, pas plus, post bellum, qu’un règlement de compte du vaincu par les vainqueurs. Sauf à dégrader la fonction judiciaire, et à la priver de la confiance sans laquelle aucune juridiction ni aucun droit ne peuvent valoir.
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8 juin 2023
David CUMIN
MCF (HDR), Université Jean Moulin Lyon 3, Faculté de Droit
responsable pédagogique de la Licence Droit-Science politique et du Master Relations internationales
CESICE, Grenoble
[1] Ce même mois, Milosevic, le Président serbe, était battu par Kostunica lors d’élections marquées par l’ingérence des services américains, finançant et aidant les adversaires de Milosevic. Bientôt, celui-ci serait arrêté et remis au TPIY. C’est sans doute le scénario rêvé par d’aucun à l’Ouest : Poutine remis à la CPI par le gouvernement d’une Russie réduite au rang de république bananière qui aurait adhéré au traité de Rome et aux amendements de Kampala, pour un procès rétroactif.
[2] Chirac étant décédé, on le cite pas, car on n’en est pas encore à demander aux tribunaux de juger les morts.