Justice et injustice en héritage.
Pierre Michard
Résumé
Les comptes relationnels d’équité entre les protagonistes familiaux et les ardoises des comptes en souffrances héritées des générations antérieures font émerger la dimension de la justice comme un ingrédient majeur des liens intimes et un composant énergétique et moteur de la dynamique familiale. Le thérapeute contextuel met en tension un dialogue entre proches. Ils s’interpellent et se soutiennent pour préciser la « position de justice » de chacun vis à vis de ses ascendants, de ses partenaires et des générations montantes. Chaque membre de la famille explore sa probité relationnelle et ses prises de responsabilités au sein du contexte et du « lot » de l’histoire familiale. L’attente de justice et d'équilibre relationnel servent de levier pour la recherche d’un surplus de confiance dans les rapports familiaux.
Abstract
The relational accounts of equity between family protagonists and the slates of suffering accounts inherited from previous generations bring out the dimension of justice as a major ingredient of intimate bonds and as an energetic and driving component of family dynamics. The contextual therapist establishes a close dialogue between the relatives. They question each other and support each other to clarify the "position of justice” of each one with respect to his or her ancestors, partners, and rising generations. Each member of the family explores his or her relational integrity and his or her assumption of responsibility within the context and the batch of the family history. The expectation of justice and relational balance serve as a lever for the search for more trust in family relationships.
Mots-clés. Confiance-Thérapie contextuelle- comptes relationnels d’équité
Key words. Trust-Contextual Therapy -relational accounts of equity
Les notions de l’approche contextuelle émergent des formulations spontanées de nos disputes pour dire les débits ou les crédits au sein de nos liens familiaux, « sont-elles des hypothèses ou font-elles partie de la réalité humaine?....... Elles sont des réalités empiriques » s’interroge et affirme Boszormenyi-Nagy (1991). Trop vite évidents les concepts contextuels sont pour la plupart du temps importés par touches ponctuelles dans des paradigmes étrangers à leurs origines, ils y perdent toute pertinence et deviennent des éléments de langage isolés et déconnectés dans des champs cliniques étrangers. Nous avons pris le parti d’exposer au plus proche des formulations théoriques la conception de Boszormenyi-Nagy de l’héritage de justice. Nous les articulons à des exemples d’interpellations déployées dans des entretiens familiaux contextuels.(1)
« L’héritage de justice est la composante dynamique la plus significative du monde de l’individu ».
Prenez vous l'opportunité ou le temps de parler de ce qui s'est passé pour vous avant votre rencontre ?
Si vous aviez des pas à accomplir pour faire évoluer votre relation à …serait-ce en recevant, en limitant vos dons ou au contraire en donnant davantage?
Arrivez-vous à partager avec votre conjoint(e) ce que la vie vous a donné ?
Boszormenyi-Nagy a élevé au rang de théorie, les interrogations spontanées sur « l’équilibre de la justice » ou « l’équité multilatérale » des comptes, il en fait une dimension majeure de tout lien: « Les critères de justice ont à voir avec la pérennité et le développement de la relation au sein de la famille» (1993).
Ces « comptes existentiels de justice et d’équité » prennent le statut d’une réalité extérieure à tout psychisme individuel, ils sont la réalité de l’entre-deux. L’entre-deux n’est pas le résultat d’une transmission psychique, il se déchiffre grâce à un dialogue entre deux proches. Un tel dialogue est le pilier du parcours thérapeutique, il se définit comme « un examen de l'équilibre des comptes relationnels et un projet actif de rééquilibrage ». Le thérapeute, affirme Boszormenyi-Nagy qui ne se soucierait pas de cerner les comptes relationnels et leurs répercussions à travers les générations est à peu de chose près un thérapeute qui affirme un mépris cynique pour les événements à venir.
Boszormenyi-Nagy ne se focalise pas sans les ignorer sur les conséquences psychiques d’un trauma, il introduit immédiatement la question de la justice, c’est à dire les dimensions multirelationnelles du dommage. Tous les proches sont potentiellement concernés par une injustice subie par un seul. Elle affecte les possibilités de confiance et de fiabilité entre les membres du creuset familial , elle oblige chacun à se positionner, à redéfinir l’équilibre des relations dans un éventail d’attitudes telles le blâme, l’ignorance, le soutien, en passant par la compassion. Une comptabilité entre les membres de la famille en résulte. L’ensemble de ces comptes au degré d’équité très varié formera la réalité de « l’héritage de justice ». Il est « la composante dynamique la plus significative du monde de l’individu ». « L'héritage des comptes passés et présents d’une famille » est l'équilibre des réciprocités de toutes les dyades. Il est vu comme un « faisceau de fibres invisibles courant sur plusieurs générations, sur la longueur et la largeur de l'histoire des relations intra-familiales » ( BN I & SPARK G. 1973).
La thérapie est un processus de dialogue par lequel « les partenaires entre eux, tentent de répondre aux interrogations de la justice et de la légitimité à l’aide de questions directes émanant du consultant autour de l’injustice ou de la confiance méritée (1996).
Le dialogue guidé par le thérapeute permet à chaque participant d’explorer, de (re)construire sa propre pensée autour de sa « probité relationnelle » et de ses prises de responsabilités avec chaque partenaire au sein du « lot de l’histoire familiale ».
L’héritage commence avec l’inscription du nouveau venu dans le contexte de justice de sa vie future.
Les difficultés personnelles (maladie, accident, échec professionnel ) que vous avez rencontrées, ont-elles été une source de conflits ou de rapprochements entre vous…..conflits autour de l'attention portée à l’autre, par exemple. Ces difficultés ont-elles été l’occasion d’accusations d’égoïsme ou au contraire d'un soutien?
«Est-ce que vos enfants savent comment vous avez été maltraitée enfant ? »
Au-delà de l’inscription dans la ligature humaine de l’ordre symbolique qui lui donne un nom, une parenté, le nouveau-né est embringué à son insu dans les noeuds des balances du donner, recevoir et rendre de ses parents et ascendants. Apparaitre dans une famille est une première naissance, naître à la « donne des cartes familiales » et y mettre sa « mise » en est une autre. L’accès à une place et un rang dans les chaines générationnelles ne dira pas tout de ce dans quoi le nouveau venu va se débattre pour « compter un parmi d’autres ». Va-t-il découvrir de l’exploitation ou des « engagements responsables » entre les protagonistes de son ensemble familial ? Répondra-t-il aux revendications de redevances entre les siens? Qui est en détresse? Qui doit à qui? Qui donne à qui? Tentera-t-il de s'impliquer dans les contentieux entre proches ou va-t-il se déprendre de toutes tentatives d’engagements?
Au sein d’une famille, affirme Boszormenyi-Nagy, ce qui survient de bienfaits ou de malheurs aux uns exposent les autres à des réponses éthiques diffractées vers chaque membre. Que seront les balances du nouveau venu entre lui et ses parents? La génération des grands-parents a-t-elle été fiable pour ses parents? Quelles ardoises en souffrance va-t-il découvrir chez ses ascendants? Est-il si facile, pour un enfant de bénéficier des « dividendes » provenant des « comptes joints de confiance » entre ses parents? Comment, alors, payer son entrée dans le monde des adultes, être à la hauteur des générations précédentes?
« L’ombre noire des stagnations relationnelles héritées du passé »
Dans votre couple, qui a eu la vie la plus difficile? Pensez-vous que c'est une question pertinente: savoir quel conjoint a eu l'enfance la plus difficile?
Vous pouvez donner des exemples de votre enfance où vous avez fait des tentatives pour permettre à vos parents de vivre l'un avec l’autre? Avez-vous été critiqué, blâmé ou reconnu, soutenu dans ces tentatives ?
« Comment enfant avez-vous donné plus que vous n’avez reçu ? »
«Qu’est-ce qui fait que vous vous préoccupez de vos parents, alors qu’ils vous ont maltraité ? »
« L’ombre noire des stagnations » transgénérationnelles héritées du passé d'un sujet freinent ses possibilités de relations engagées avec ses pairs ». « Le comportement maltraitant de l’un des conjoints peut avoir plus de rapport avec un compte relationnel de trente ou soixante années antérieures qu’avec l’actuelle attitude de l’autre conjoint» ( BN I & Ulrich,1981).
« Dans un mariage les conjoints peuvent se jeter à la figure des meubles, ils introduisent dans leur relation des éléments qui ne la concernent pas : des comptes non soldés avec leurs familles d’origine ». Un mari risque d'exiger de sa femme la réparation de torts dont elle n'est nullement cause, torts issus de sa famille d’origine. » (1995).
A partir de tels constats cliniques, Boszormenyi-Nagy invente des pratiques thérapeutiques fondées sur la « prise en compte de l'héritage transgénérationnel ». Il les différencie de celles basées sur les conflits psychiques ou sur l’observation des « transactions-communications ». Ces héritages « déterminants de base des liens » ne proviennent ni d’un vécu émotionnel projectif ni de stratégies de pouvoir. Boszormenyi-Nagy insiste « si les thérapeutes ne sont pas initiés à la portée de ces héritages par leurs expériences personnelles, ils se fourvoient dans une impasse, ils affirment que les remboursements des redevances provenant de la procréation sont facultatifs, et dépendent des sentiments, du vécu émotionnel des personnes ou de manipulations de pouvoir. En adoptant une telle perspective, les thérapeutes renoncent au plus puissant des leviers thérapeutiques. Ils ont l’ingénuité de croire qu'une hypothèque est annulée si les meubles sont restés dans la maison.» ( BN I. & KRASNER B 1991).
Un héritage « ancré dans la dimension de la justice relationnelle » est autre chose qu’une transmission psychique d'inconscient à inconscient. « Les attentes éthiques transmises par héritage » sont pour Boszormenyi-Nagy une réalité mal partagée au sein de la famille. Un des objets de la thérapie sera le témoignage de celles-ci. Il nous faut faire un pas pour en saisir l’enjeu pour l’enfant.
«L'enfant a droit au chaos dont il est issu »
Avez-vous l’idée que votre enfant se donne mission et pense qu’il doit réparer les conséquences des injustices subies par ses parents ? Pensez-vous, vous ses parents, qu’une telle question, pour un jeune enfant fait sens?
Vous avez insisté à juste titre sur ce que vous donnez à votre enfant vous arrive-t-il de recevoir de sa part..?
L'enfant est-il appréhendé par sa famille « comme une personne responsable » intéressé par ses proches et par ses héritages de toutes natures? Boszormenyi-Nagy répétait souvent au cours des séminaires que nous avons suivis : l'enfant a droit au chaos dont il est issu, dont il hérite. Il a le droit de faire face, disait-il, d’avoir de la compassion devant les injustices que les siens subissent ou s’infligent au sein de la famille. Il a droit à ses engagements pour les aider quelque soit son incompétence ou les ressources de son contexte de vie.
L’histoire se transmet par des paroles, des traces disent de nombreux cliniciens mais le passé s’hérite et s’expose essentiellement à l’enfant parce qu’il se trouve face aux positions de comptes des balances en mouvement entre ses proches. Il recueille un cahier des charges de responsabilités ouvert devant lui. Il y a là un spectre d’opportunités pour donner et offrir l'occasion de donner dans des « termes propres à l’enfant ».
La construction d’un humain ne peut jamais s’effectuer sans son « exposition » aux engagements multilatéraux tels qu’ils se sont instaurés dans les échanges de sa cellule familiale d’origine. L’interdépendance et le degré de fiabilité entre les proches sont des réalités relationnelles singulières héritées, héritées voulant dire qu’elles existent en dehors des projections psychiques de chacun. Inscrites dans le Grand livre, elles peuvent potentiellement faire narration dans un dialogue entre les proches.
L'héritage familial invisible de la justice
Comment votre enfant se positionne-t-il vis à vis des souffrances, des injustices subies par vous ses parents..…ses ancêtres.
Essayez de penser pour une prochaine fois à tous les éléments qui ont été injustes dans votre vie?
« À n’importe quel moment, trois générations se chevauchent. Les grands-parents même absents ou décédés, leurs influences persistent à s’exercer (...). Les luttes des générations antérieures survivent dans la structure de la famille nucléaire, (…).
L’alliance du couple, nous suivons Boszormenyi-Nagy ne se limite pas à un lien duel intersubjectif, une interfantasmatisation. La vie maritale n'est pas seulement l’union de deux individus désirants, mais la rencontre de deux lignées aux nouages de redevances et d’engagements très hétérogènes entre les membres. Le lien d’alliance sera la mise en relation des deux mondes relationnels multipolaires qui sont des imbroglios de balances entre le donner et le recevoir, de crédits aux contributions ou déficits de reconnaissance entre les proches.
En dépit et malgré les obstacles du destin, un héritage provient de deux lignées, elles ont donné, transmis et tenu la vie des protagonistes du futur couple. « Une première personne et son monde humain en rencontre une seconde, elle-même entourée de son monde humain. Chacune d’elles se positionne dans la hiérarchie des obligations de sa propre famille ». Chaque conjoint sera appelé à « répondre » de manière spécifique par des engagements inédits pour tenter de préserver et d'équilibrer les comptabilités nouvelles. « A partir de cette rencontre initiale naissent de nouveaux équilibres de crédits et de débits. Notre existence, celle de nos enfants restent donc partiellement déterminées par les déséquilibres des comptes des générations antérieures » (1990).
« Le Grand livre des conséquences »
L'histoire douloureuse de votre parent maltraitant que vous venez d'entendre vous aide-t-elle à le comprendre ou au contraire vous incite-t-elle à penser que ce sont des justifications trop faciles ?
Je me soucie de ce que vous avez vécu....Pouvez-vous aborder quelques éléments « face à quoi » la vie vous a mis, pouvez-vous dire pourquoi répétez-vous: « la vie ne vous fait pas de cadeaux « ?
Votre enfant vous invite-t-il à une vie originale au regard de vos proches? Transmet-il des manières de vivre qui font que vous avez souhaité lui ressembler?
Le grand livre ne s’appesantit pas sur les composantes fantasmatiques de nos liens, Il prend en considération nos gestes et actes dans nos relations familiales. « Administrateur des comptes », il inscrit « la somme totale de tous les registres d’équité et de déséquilibres » dans lesquels les partenaires sont engagés. L’inscription signifie que l’injustice est ineffaçable, irréparable, gravée qu'elle ne s’affaiblit ni se détériore avec le temps. «Nous ne parlons jamais d'une balance ou d’équilibres qui permettraient d'effacer les dommages » (1995).
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Le Grand livre devient alors, le « livre des conséquences » car il «contient les répercussions des déséquilibres et les efforts des participants pour rétablir l’équité». Il symbolise l’ensemble des voix des protagonistes vivants ou morts justifiant de leurs « sollicitudes réciproques », de ce qu’ils ont fait aux autres, de ce que les autres leur ont fait en vue d’assurer une fiabilité ou de la confiance dans les relations. Sans un dialogue ou une lecture commune, personne n’est en mesure de faire le bilan des comptes relatifs des uns par rapport aux autres.
Si les morts trop anciens imposent des lacunes entre les générations, Le Grand livre n’ignore pas les morts plus récents. Ils hantent ses chapitres et attendent une lecture des vivants. Boszormenyi-Nagy insiste sur la force énergétique des liens de réclamation et de disponibilité entre vivants et morts. Ils visent par exemple, à éradiquer une indignité, une injustice dans les lignées des ancêtres, afin de préserver et de rendre quitte la descendance. On le comprendra, pour Boszormenyi-Nagy, ce sont moins les fantômes des ancêtres qui portent plainte et viennent hanter et agiter les vivants mais leurs comptes abandonnés, les préjudices immérités, les déficits laissés dans les secrets, les hontes des engagements non tenus. La thérapie familiale se donne pour horizon de les évoquer.
Le mandat en héritage
Comment les enfants se débrouillent-ils avec la culture, la religion de votre famille et de celle de votre conjoint(e)?
Pensez-vous qu'il y ait des différences entre vos familles d'origine et votre famille actuelle ? Y'a-t-il quelque chose de votre famille d'origine que vous regrettez ?
Le mandat a été introduit par Boszormenyi-Nagy en 1976 pour désigner le fil rouge des expectatives des lignées sur plusieurs générations; il est l’ancrage des obligations du fait d’être né d’ascendants. La mandat porte une délégation de l’origine, consignant et validant le fil rouge, le secret, le mode d’emploi spécifique d’une existence humaine transmis au sein d’une famille. Il prescrit de conserver ce qui est pertinent pour « donner de justes chances aux générations à venir ». « La qualité de la survie des espèces dépend de la solidarité transgénérationnelle, chaque génération en bénéficie et contribue plus tard à cette solidarité (….). Il y a un héritage de droits et d’entraides. Le mandat fait partie de l’héritage pour la survie de la suite des générations, la survie de l'espèce humaine » (1991).
Le mandat des origines interroge à travers le prisme des ascendants les liens que le père et la mère entretiennent avec leurs descendances. Il « oblige » les parents à renoncer à la toute-puissance du monopole du don de vie. Il leur faut accepter qu'ils ont eux-mêmes reçu, trié, repris un legs; qu’ils l’ont mis à l’épreuve dans la vie du couple et davantage encore lorsqu’ils sont devenus parents. L’idée d’un don, prévu par les ascendants, reçu par les descendants et transmis à son tour est le noyau du mandat. Adossé à la chaine des dons des générations précédentes, ce don « préhistorique » porte les enfants et simultanément, il les soulage de ne pas avoir comme uniques créanciers leurs géniteurs; la dette de vie se diffracte et se répartit sur les anciens.
Le mandat « affecte la descendance lointaine de manière unilatérale » précise Boszormenyi-Nagy, un retour de soutien vers l'ancêtre depuis longtemps disparu est impossible. Se crée un déficit de réciprocité avec l’origine qui est source d’énergie dans les lignées. Les identifications aux ancêtres deviennent dans ces conditions les rares moyens d’être portées par leurs attentes et de reconnaître leurs contributions. Les traits identificatoires à des marques d'appartenances ethniques, des signes religieux ou le respect de rituels traditionnels deviennent des « monnaies » pour prouver une loyauté à l’origine et se ressentir dépositaire de l’héritage. Les ascendants lointains sont alors honorés par une reconnaissance rétrospective qui légitime leurs efforts et dans un même mouvement produit une appartenance commune. L’héritage par l’identification est aussi don.
Les enfants en « stagnation relationnelle » avec leur contexte présent, peuvent se référer à ce mandat pour devenir relayeur ou ambassadeur d’un passé « préhistorique ». Ils peuvent proposer une alternative au « contrat d’héritage » imposé par les parents. Par ce « culte des ancêtres », l’enfant s’approprie des origines, reste loyal à sa lignée, préserve sa filiation et restaure une appartenance familiale en dépit du conflit ou de la rupture avec ses parents.
«La mort n'abolit pas l’ injustice, il n'y a pas de fin à la question de la justice ».
« Y a-t-il quelque chose d’injuste dans votre vie ? ».
« Est-ce qu'il y a une blessure, quelque chose qui fait mal dans votre relation à …… ? »
« Qu'est-ce qui vous a le plus lésé dans votre famille?».
Contrairement au paradigme majoritaire dans le champ de la psychothérapie - nos relations sont les conséquences de nos structures psychiques - l’invention de Boszormenyi-Nagy révèle que la réciprocité et les déséquilibres sont des forces essentielles de liaison ou de déliaison dans nos liens, des puissances de mobilisation des acteurs familiaux. Autrement dit, la justice et l’injustice sont des liants intersubjectifs et des énergies dynamiques qui déterminent, nos agirs et gestes dans les liens de famille.
Energie renouvelable, l’injustice se multiplie, pivote, se déplace, se reproduit. À l'inverse de la libido qui se détache lentement, l'injustice investit et bascule plus aisément sur de nouvelles cibles. Dans une histoire familiale, les conséquences des injustices sont toujours présentes, inévitables même si elles restent imprévisibles dans leurs modalités. La succession des générations n’affaiblit jamais les attentes d’équité, l’injustice ne s’use pas avec le temps, elle invite chacun, y compris les enfants, à une préoccupation empathique multilatérale. Les tensions autour des déséquilibres de justice contraignent à des agirs qui se déplient du don à la vengeance. Chacun endosse une responsabilité « choisie » qui lui est propre, prend position par du blâme, de la fuite ou par des contributions. L’injustice est productrice d’une puissance d’agir qui provoque de nouvelles injustices ou mobilise vers un « effort pour rééquilibrer » les relations pour plus de confiance méritée.
Ces questions de l’équité dans les liens seront de plus en plus érigées dans l’oeuvre de Boszormenyi-Nagy, en facteurs de mobilisation des générations montantes: « s'adresser à la position de la justice de chacun est la force la plus grande qui détermine la ligne d'un entretien » (1993).
Il y a là le levier majeur de l'intervention du thérapeute. On ne peut pas saisir les spécificités du paradigme et de la technique contextuels si on oublie que la justice est un organisateur, une dimension de tous nos rapports familiaux. La dynamique des oscillations des plateaux des balances du donner et recevoir entre les partenaires est productrice d’une énergie au sein du lien, qui devient le « carburant et une énergie dynamique fondamentale » qui animent le lien.
« L'équilibre multilatéral de la justice entre humains d’une famille constitue le contexte le plus englobant et le plus profond. C’est à ce contexte qu'oeuvre la thérapie contextuelle » (IBN). De nos histoires interpersonnelles et celles de nos deux lignées d’ancêtres nous héritons de puissances mobilisatrices, de forces constructives ou destructives qui régissent la fiabilité des liens présents.
Le travail de l’héritage transgénérationnel.
Bien que l'un de vos parents soit décédé, avez-vous l'impression qu'ils continuent à se bagarrer? Etes-vous toujours en difficulté pour ne pas faire de peine ni à l'un ni à l'autre ?
Comment voyez-vous que les enfants s’arrangent avec la culture ou la religion de la famille de votre branche et celle de votre conjoint(e)?
Vous dites: « je n’oblige pas mon enfant à être redevable comme mes parents le faisaient». Il faut du courage pour ne pas demander à un enfant ce que les parents ont exigé de nous durant notre enfance. Est-il possible de contenir le chagrin provoqué par cet effort ?
«Pensez-vous que vous pourriez gagner quelque chose à discuter avec votre parent des difficultés du passé ? Pensez-vous que lui aussi il pourrait avoir l'option de gagner quelque chose dans votre relation en acceptant de parler des injustices du passé ?
Du jeune enfant qui profère qu’il n’élèvera pas ses enfants comme lui-même est élevé, aux parents « qui ne veulent pas faire vivre ce qu’ils ont subi » à leur descendance, chacun de nous aux différentes étapes de sa vie, seul ou avec d’autres, ouvre le livre des comptes pour chercher à identifier la manière dont lui même et les siens composent avec l’injustice au sein de la famille. Chacun se débat avec un héritage, tente un inventaire, « mesure » ce qui est équitable entre proches et explore ses redevances et créances. « Dans la famille chacun a le droit de reconnaître le poids des attentes de justice transmises par héritage » (BN I & KRASNER B ). Les générations se fondent sur la « gestion » de ce que les ascendants ont laissé d’injuste et cherchent à comprendre le pourquoi du comportement des générations antérieures. Toute une partie de la vie familiale est un effort de tri et d’exonération au bénéfice de la génération suivante, ce travail est au principe de la transmission entre les générations.
La thérapie réinterroge dans un dialogue organisé, ce travail spontané d’une génération autour de ses rapports de comptes avec la précédente.
Le travail de l’héritage dans le couple et dans l’équipe parentale
Dans votre couple le lien à vos familles d'origine est-il une occasion de conflits ou au contraire vous avez la possibilité de vous soutenir ? Pouvez-vous avancer des exemples ?
Avez-vous pu aborder avec votre conjoint le fait que votre parent ne vous reconnaît ni comme mère (père) ni comme époux(e) ou êtes vous seul(e) avec la souffrance de ne pas être apprécié(e) et reconnu(e) par vos parents ?
Êtes-vous disponibles pour vous soutenir dans les relations à vos familles d'origine? Donnez-moi des exemples?
Comment vous vous soutenez l’un et l'autre dans le rôle de parent malgré les difficultés du couple?
Pensez-vous qu'il y ait des différences entre vos familles d'origine et votre famille actuelle ? Y'a-t-il quelque chose de votre famille d'origine que vous regrettez ?
Y'a-t-il un lien avec votre jeunesse? Le plus souvent la façon nous sommes parents est en relation étroite avec la façon dont nous avons été enfants dans notre propre famille.Pouvez-vous avancer des exemples ?
Le couple met en présence les livres transgénérationnels des deux lignées.
Des conflits surgiront-ils des confrontations avec les loyautés verticales de chaque partenaire:
«Qui a eu la vie la plus difficile enfant ? Qui a reçu le meilleur lot? Le moins bon ?» « J'ai le droit à ça parce que j'ai vécu ça dans ma famille » dit l’un, « moi c'était bien pire » formule l’autre » (1994).
Tout se noue comme si l’un des conjoints demandait réparation de son legs d’injustices à l'autre et reprochait à ce même conjoint de se consacrer à « sa propre » famille d’origine.
Approfondir « la bagarre actuelle des conjoints » devient une option secondaire, la thérapie contextuelle de couple s’oriente sur l’entrecroisement des comptes transgénérationnels des partenaires. Elle privilégie un espace de dialogue aux anciens enfants qui ont souffert plutôt qu’aux adultes en conflit. Il s’agit d’aider les partenaires à témoigner et à saisir le pourquoi des injustices anciennes héritées avant la rencontre du couple. Il s’agit aussi de soutenir les efforts de chacun pour apprécier avec bienveillance l’exploration des héritages de l’autre. Jusqu'à quel point un conjoint peut-il être un levier pour la reconnaissance des injustices et le crédit des mérites de la famille d’origine de l’autre? Sans ce travail, les enfants sont en risque de se vivre comptables, de tout ce qui est arrivé et arrive à leurs parents, en repérant chez ces derniers les injustices héritées du passé en attente d’une réponse. Ces enfants dits « parentifiés » s’engagent au-delà de leurs compétences dans une responsabilité sans bornes. Ils veulent sauver, réparer, éradiquer de leurs familles toutes les injustices issues des générations antérieures.
Par contre si un tel dialogue anime le couple conjugal et l’équipe parentale, il favorise une responsabilité ou chaque parent est parent et aide l’autre dans son lien à l’enfant: car dit Boszormenyi-Nagy « la balance de l'enfant avec chaque parent est couplée à la balance des parents entre-eux » (1992).
Au bout de ce parcours en zigzags autour de l’oeuvre Boszormenyi-Nagy, nous avons voulu cerner les options contextuelles qui s’articulent dans un réseau conceptuel les fixant dans un sens précis. Trop souvent utilisées comme de simples illustrations dans des comptes rendus cliniques qui relèvent de divers paradigmes, elles sont en risque de devenir inopérantes. Mais surtout cet usage fragmentaire de l’apport théorique provoque l’ignorance du projet thérapeutique et de la partialité multidirectionnelle: la technique spécifique de la conduite de l’entretien.
La transition vers l’approche contextuelle exige, dit Boszormenyi-Nagy, une flexibilité intellectuelle, un investissement personnel du thérapeute dans l’accueil de ses propres relations intimes à un niveau d'existence profond. Paradoxalement « le coût de l'investissement nouveau se repère en termes d'une diminution de la valeur des intérêts scientifiques » et d’une recherche d’une vérité de surplomb, il se mesure par une augmentation du degré de liberté qui permet au thérapeute d’oser une question à fort impact sur les comptes relationnels.
1 Il s’agit du style de questions formulées par le thérapeute lors d'entretiens familiaux., Les citations de Boszormenyi-Nagy sont extraites de notes personnelles des séminaires dont nous indiquons la date qui se sont déroulés en Belgique, France, Suisse.
Références
BOSZORMENYI-NAGY I. & SPARK G. (1973). Invisible Loyalties: Reciprocity in Intergenerational Family Therapy. Hagerstown, Md., Medical Dept., Harper & Row. .
BOSZORMENYI-NAGY I Contextual Family Thérapie in GURMAN A & KNISKERN D ( 1981) : Handbook of Family Therapy.. Brunner/Mazel.
BOSZORMENYI-NAGY I (1991), Thérapie contextuelle et unité des approches thérapeutiques. Dialogue. Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, n° 111.
BOSZORMENYI-NAGY I. & KRASNER B. (1991) : La confiance comme base thérapeutique : la méthode contextuelle.. Dialogue 111 : 3– 20.
MICHARD P ET SHAMS AJILI G (1996). L'approche contextuelle, Édition Moriset
MICHARD P (2017 La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy Enfant, dette et don en thérapie familial De Boeck Supérieur.