L’économiste Françoise Benhamou se prononce « pour une science économique ouverte »
Source : LE MONDE N° 22994 | Idées | Publié Jeudi 13 Décembre 2018 à 17h14 ; édité Samedi 15 Décembre 2018 page 7
Par Françoise BENHAMOU, professeure à l’université Paris-XIII et membre du cercle des économistes
Ces dernières décennies, le monolithisme de la discipline a cédé la place à l’élargissement des préoccupations. La science économique s’est ouverte au croisement des méthodes et des disciplines, estime la professeure d’université Françoise Benhamou dans une tribune au journal « Le Monde ».
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Le Cercle des économistes et le journal « Le Monde « lancent l’édition 2019 du Prix du meilleur jeune économiste, qui récompense les travaux de chercheurs pour leur excellence académique et leur pertinence dans l’actualité. À cette occasion, le journal « Le Monde » publie les trois points de vue suivants sur l’évolution de la science économique :
— par André Cartapanis et Jean-Hervé Lorenzi, « Les défis actuels doivent redonner à l’économie son ambition et sa légitimité »,
— par Françoise Benhamou, « La science économique s’est ouverte »,
— par Pierre Dockès, « Les économistes doivent éclairer les décisions, et non décider des fins »,
Tribune par Françoise Benhamou au journal « Le Monde ».
Tribune.
Certains économistes parmi les plus célèbres ont su s’évader des territoires auxquels ils étaient, semble-t-il, assignés. Adam Smith rédigea un essai sur l’imitation dans les arts. John Maynard Keynes n’hésita pas à s’insurger contre l’importance des réparations de guerre réclamées à l’Allemagne, mettant en garde contre le danger d’une nouvelle guerre mondiale. Gary Becker ouvrit la question de la famille à la science économique. Et c’est une politologue américaine, Elinor Ostrom, qui reçut avec Oliver Williamson le prix Nobel d’économie en 2009 « pour son analyse de la gouvernance économique et, en particulier, des biens communs ».
Mise en cause pour sa faible capacité de prédiction et pour le caractère monolithique de certaines de ses hypothèses, l’économie s’est ouverte à la faveur d’un quadruple mouvement : élargissement du champ, enrichissement des données, évolution des méthodes, construction d’un dialogue interdisciplinaire de plus en plus divers.
Premièrement, le champ de l’analyse économique s’est considérablement élargi et renouvelé, bien au-delà du cœur de la discipline (micro et macroéconomie), vers de nombreuses thématiques sectorielles (économie de la santé, de l’éducation, de la culture) et de nouveaux modèles (économie des secteurs non marchands, économie des biens communs, etc.).
Deuxièmement, le big data et l’ouverture des données publiques autorisent des recherches d’ampleur ; on pense ici aux travaux sur les inégalités, la fiscalité, les épidémies… Cela implique de nouvelles compétences, notamment en informatique pour l’extraction et le tri des données.
Économie expérimentale
Troisièmement, la méthodologie évolue à grands pas. Les recherches témoignent du souci d’intégrer finement la prise en compte de l’ensemble des déterminants des comportements. Dès la fin des années 1940, Herbert Simon introduisait le concept de rationalité limitée, reconnaissant la pauvreté de l’hypothèse, qui prévalait jusqu’alors dans une large partie des travaux économiques, d’un individu informé et doté de capacités cognitives lui permettant d’optimiser ses choix. Une autre voie qui s’est avérée parmi les plus prometteuses est celle de l’économie expérimentale, dans la lignée des travaux de Daniel Kahneman et de Vernon Smith (tous deux prix Nobel en 2002). À la manière d’un physicien, l’économiste teste la validité des résultats des théories économiques par le biais d’expériences de laboratoire, au cours desquelles il lui est possible d’observer et de comprendre les facteurs qui affectent les comportements et la prise de décision.
Autre exemple, l’action publique peut être évaluées grâce à des outils robustes : tester une mesure sur une population tirée au sort — tandis qu’une autre population témoin n’en bénéficie pas — permet d’évaluer objectivement les chances d’atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. Sans relever des mêmes méthodes, des recherches ont aussi permis d’intégrer la confiance, les émotions, les processus affectifs dans l’analyse économique.
Quatrièmement, de nouvelles ouvertures pluridisciplinaires, de nouvelles approches croisées débordent largement le seul champ de la sociologie ou de l’histoire. La psychologie ou les neurosciences ont ouvert de nouvelles perspectives.
C’est un défi que de s’engager dans ces voies nouvelles : d’un côté, les économistes acceptent de rompre avec le confort de leur discipline pour que d’autres champs viennent irriguer leurs travaux ; et d’un autre, ils étendent leur domaine de compétence vers de nouveaux horizons… au risque d’être accusés de visées hégémoniques. Comme le note Jean Tirole, « l’économie est au service du bien commun ; elle a pour tâche de rendre le monde meilleur ». C’est plus vrai encore lorsque les économistes acceptent, en explorant ces nouveaux territoires, en confrontant leurs modèles aux résultats de l’expérimentation, en important des outils ou résultats venus d’autres disciplines, de faire évoluer leurs modèles et de demeurer modestes dans leurs préconisations.
Par Françoise BENHAMOU
Françoise Benhamou, née le 12 novembre 1952 à Oujda au Maroc au sein d'une famille juive marocaine francophone, est une économiste et chroniqueuse française, professeure à Sciences Po, L’École Normale Supérieure et à l'université Paris-XIII, spécialiste de l'économie de la culture et des médias. Depuis le 6 janvier 2012, elle est membre de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Elle est membre du cercle des économistes