L’État entrepreneur oriente l'économie vers les grands enjeux (La gouvernance par mission vient du monde de l’innovation (3))
Dans deux articles précédents, je revenais sur les fondements théoriques (une analyse de l’économie de l’innovation en revenant aux fondements même de la pensée de Joseph Schumpeter) et idéologiques (le capitalisme moderne fonctionne de manière injuste) de Mariana Mazzucato qui sont à l’origine de son concept de « Mission ». Il n’est pas surprenant, dès lors, que ses analyses aient surtout séduit la frange sociale-démocrate du milieu politique, au premier rang desquels les travaillistes britanniques. En effet, la gouvernance par mission réunit à la fois la pensée néokeynésienne et le rôle éminemment politique du gouvernement en affectant les différentes ressources sur de grands enjeux sociétaux.
La conséquence de l’État entrepreneur : l’État doit orienter l’économie par des missions sur les grands enjeux sociétaux
Les conséquences de ses convictions économiques et des cas étudiés amènent Mariana Mazzuro à voir dans l’État le réel centre d’impulsion des innovations et le seul à même de répondre aux grands enjeux sociétaux, dans une optique néokeynésienne : il faut faire advenir un État entrepreneur (qui dépasse donc l’État développementaliste de Chalmer Johnson), ce qui passe par le développement d’une gouvernance par missions.
Le rôle de l’État est d’entreprendre parce que le secteur privé financiarisé n’en est plus capable
Pour répondre à tous les constats d’échec de l’économie néoclassique pour expliquer l’économie de l’innovation, les néoschumpéteriens proposent une théorie évolutionniste de la production : l’importance est mise sur le processus constant de différenciation des entreprises fondée sur leurs capacités distinctes face à l’innovation. Ces dernières font partie d’un écosystème. La manière dont elles réussissent à s’organiser pour développer des avantages concurrentiels et à absorber des changements technologiques, qui leur sont extérieurs, est déterminante à leur survie. Cette idée rejoint les travaux d’Éric Cline sur l’effondrement des civilisations méditerranéennes en -1177 sur la fragilité et la résilience d’une civilisation et sa capacité à innover. Pour le dire autrement, l’approche évolutionniste insiste sur les systèmes d’innovation : l’innovation est l’expression type de l’incertitude et elle dispose de puissants effets rétroactifs entre innovation, croissance et structure du marché. Une approche systémique du progrès technologique et de la croissance appréhende l’innovation comme un réseau d’interaction, où l’important n’est pas la quantité d’investissement en R&D mais la circulation du savoir et sa diffusion dans l’économie, avec une part de hasard. Ce réseau dépasse la seule entreprise et comprend les clients, les sous-traitants, l’infrastructure, les fournisseurs, etc. ainsi que les liens entre tous ces acteurs : l’innovation se développe par un réseau d’acteurs diffus, avec leurs compétences, leurs liens et leurs relations.
Mariana Mazzucato prend alors l’exemple comparé du Japon et de l’URSS dans les années 1970-1980. L’URSS consacrait plus de 4 % de son PIB à la R&D ; le Japon 2,5 %. En URSS, cependant, il existait des silos hermétiques, empêchant les entreprises à commercialiser les technologies développées par l’État. Au Japon, le MITI (ministère du Commerce international et de l’Industrie) développait une organisation horizontale et très intégrée avec les services étatiques, le monde académique et la R&D des entreprises : c’est ce qui est appelé l’État développementaliste (Chalmer Johnson). L’État a un rôle fondamental d’organisation de la production du savoir dans les universités et les laboratoires. Il ne s’arrête pas là : l’État organise aussi la diffusion du savoir dans tous les secteurs de l’économie, via des réseaux d’innovation (existants ou à construire). Et là, l’État n’est pas simplement présent pour répondre aux défaillances du marché, mais bien pour créer et modeler les marchés et les systèmes (corriger les défaillances du système).
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Selon John Meynard Keynes, le marché ne possède pas une main invisible (sa conséquence logique est le mythe de l’homo œconomicus) qui l’autorégule vers le plein-emploi de ses ressources. Au contraire, il a besoin d’une intervention extérieure, l’État (Michel Foucault prolonge cette idée et montre que la « main invisible » avait pour objectif de délégitimer le rôle du pouvoir du monarque absolu, et par voie de conséquence, le rôle de l’État et du pouvoir politique). Ainsi, l’historien de l’économie Karl Polanyi a démontré que le marché capitaliste (ou économie de marché), contrairement à l’idée politique de Friedrich Hayek, a été orienté et créé par l’État dès son origine. L’État n’a pas vocation à être simplement un pansement pour les marchés et d’assurer un filet de sécurité qui « dé-risque ». Mariana Mazzucato est vent debout contre la pratique actuelle où l’État socialise les risques alors que sont privatisés les profits... D’où ces 3 propositions concrètes pour rendre ce système vertueux :
1. Créer un Fonds national pour l’innovation alimenté par les réussites : Si l’innovation technologique a été financée par l’État, des royalties devraient être perçues et versées à un « fonds national pour l’innovation », qui financera les prochaines recherches. L’idée est que l’argent public investi fructifie et continue d’être utilisé pour sa finalité initiale, dans une vision dynamique et non statique. Une manière d’y parvenir est de doter l’État d’une golden share, une action privilégiée, sur les brevets produits. Ainsi, c’est une démarche où tant le titulaire du brevet que la puissance publique se partagent équitablement les profits à venir.
2. Conditionner le financement étatique à une prise de participation : pour que l’État ait un retour direct sur ses investissements, tous les prêts et garanties publics pourraient avoir une des deux contreparties suivantes : une prise de participation dans l’entreprise soutenue. C’est déjà le cas par SITRA en Finlande, qui a ainsi une participation dans Nokia du fait de ses investissements initiaux dans l’entreprise. L’alternative est de faire un prêt sous condition de revenu, à l’instar des prêts étudiants : l’entreprise rembourse une portion du financement reçu seulement à partir du moment où elle réalise des profits suffisants.
3. S’appuyer sur des banques de développement : une telle institution permettrait de répondre aux besoins d’une offre de crédit contracyclique et pallier aux lacunes du financement privé. Surtout, il s’agit de banques, et donc elles collectent des retours. La banque de développement brésilienne BNDES obtenait un taux de 14,5 % de rentabilité des capitaux propres en 2013, dont une partie alimentait un fonds pour l’innovation et une autre partie un fonds dédié à des projets sociaux et culturels.
Pour Mariana Mazzucato, la vocation de l’État est d’assumer les risques inhérents à l’innovation, d’orienter et de créer les nouveaux marchés, en introduisant une vision, la mission, laquelle engendre une dynamique propre nécessaire, par exemple comme le fait d’aller sur la Lune il y a 60 ans et pour la révolution écologique demain.
Consultant en organisation et formateur - Entrepreneur coopératif (fonctionnaire en disponibilité) - Gamification - Jeu sérieux "JDI Boostez votre esprit d'innovation" et méthode JDI INNOV®
3 moisJean-Baptiste, tes billets sont vraiment convaincants et ton raisonnement est solide, voire implacable. Est-ce à dire que nos élites politiques pêchent par idéologie ou par paresse intellectuelle, renforçant ainsi l’idée qu’elles ne sont pas à la hauteur ?
Expert et chercheur en innovation publique – Manager
3 moisPour les personnes ayant été intéressées par les précédents billets, voici la suite ! Si vous souhaitez que je vous retire, merci de me l'indiquer. Fabien MEYER Naveed Fareedzai Claire Samahopoulos Justin Kissangoula Badreddine BENDRAOU Julian PERDRIGEAT Julie Maurel Sophie Ricard Domitien Détrie Aurélie Piederrière Stéphanie Decker Aura Hernandez 💚Pierre Pezziardi Marilyne Pham Jean-Michel ROSENAL Catherine Dewailly Jean-Louis Rocheron Nadia Ouafi Matthieu Sanchez Lucie Vegrinne JOLY Cécile Antoine Brachet Elodie Texier-Pauton Philippe GAMBIER Brieuc du Roscoät Diane Despois Erwan Dagorne brice de margerie Mathias Béjean Sarah Busolini Patrick Hervé BESSALA Stéphane VINCENT Vincent TISON Shawgi Ahmed Marcel Guenoun Audrey Saunion Jefferson Mermet Sylvie Chokroun 💚🌿 Alexis Fourmont Martin Rault Le Gunehec Marie Ganas Raphael GHYS Pauline Carnet, PhD Sophie Carrière Léopold CARBONNEL Daniel CLAUSSE Alexis Durand (Jeanson) Nicolas DUCA Paul Santelmann Jean-Claude Eude Marion Luu Philippe Janvier Sandrine CohencaGino Bontempelli Camille CÔME Camille Arnodin Sylvain Crespel Sabine Zadrozynski Coralie Gervaise; Thomas Delahais Manon Leroy Véronique Balestra Aurélie Piederrière Lina Bennis Johanna Pacevicius Fabien Reppel