L’Éthique (et l’Esthétique) de Wittgenstein (et Schopenhauer)

L’Éthique (et l’Esthétique) de Wittgenstein (et Schopenhauer)

Les positivistes du Cercle de Vienne n’ont retenu du Tractatus logico-philosophicus (TLP) de Wittgenstein que sa contribution à la réflexion sur la logique et les mathématiques. D’ailleurs, ce dernier ne cachait pas sa dette, dans la préface du TLP, à l’égard de ses maîtres Frege et Russell. Dans la mesure où il affirmait que seul le discours scientifique était susceptible de produire des propositions douées de sens, le TLP ne pouvait que satisfaire les tenants d’une philosophie anti-métaphysique fondée sur les sciences de la nature et les sciences formelles. Et si la Grande Guerre n’avait pas éclaté, le Tractatus serait certainement resté un (simple) ouvrage sur la nature de la logique. 

En mars 1916, Wittgenstein est assigné à une unité combattante sur le front russe. Dès lors, sa vie est constamment en danger, et les bombardements qu’il entend toutes les nuits lui font écrire : « seule la mort donne un sens à la vie ». La partie du traité consacrée à l’éthique trouve son origine dans ce que Schopenhauer appelle la « considération de la souffrance et de la misère de la vie », laquelle, avec la connaissance de la mort, donne « sa plus forte impulsion à la réflexion philosophique » (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819). Et c’est précisément la philosophie du Pessimiste de Francfort qui, comme nous le verrons, a influencé la façon dont Wittgenstein concevait l’éthique. Les propositions 6.371 et 6.371 du TLP ont été rédigées pendant les mois où Wittgenstein était sur le front, période durant laquelle il écrivit sur la logique, les lois de la nature et la conception moderne du monde : 

6.371 Toute la vision moderne du monde repose sur l'illusion que les prétendues lois de la nature sont des explications des phénomènes de la nature. 

6.372 Aussi les gens se tiennent-ils devant les lois de la nature comme devant quelque chose d’intouchable, comme les Anciens devant Dieu et le Destin. (…) Cependant les Anciens ont une idée plus claire en ce qu'ils reconnaissent une limitation, tandis que dans le système nouveau il doit sembler que tout est expliqué. 

Le 2 aout 1916, Wittgenstein notait dans ses carnets que son travail s’était « élargi des fondements de la logique à l’essence du monde ». L’un des apports ontologiques du TLP réside dans l’isomorphisme entre le langage et le monde. En vertu de la théorie de la représentation logique à laquelle Wittgenstein souscrivait dans sa première période, il existe une structure logique commune entre une proposition et un état de chose : les propositions du langage sont une image de la réalité qu’elles décrivent. La conjonction de sa pensée logique et de sa réflexion philosophique s’articule autour du postulat central du TLP : la distinction entre dire et montrer, entre dicible et indicible. De même que la « forme logique » ne peut être exprimée dans le langage car elle est la forme même du langage (elle se rend manifeste/se montre dans le langage), de même les vérités éthiques sont indicibles mais se manifestent dans la vie. Dans la pensée rigoureuse de Wittgenstein, et sa critique du langage, la logique et l’éthique sont solidaires car de même que pour comprendre la forme logique, on doit voir le langage dans son ensemble, pour comprendre l’éthique il faut voir le monde dans son ensemble : « l’éthique ne traite pas du monde. L’éthique doit être une condition du monde, comme la logique » (Journal, 24 juillet 1916).

Les notes écrites pendant la guerre seront reprises sous une forme épurée dans le TLP : 

6.421- L'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. Éthique et esthétique sont une seule et même chose. 

6.422- La première pensée qui vient en posant une loi éthique de la forme : « Tu dois » est la suivante : et qu'en sera-t-il donc si je ne fais pas ainsi? Il est clair que l'éthique n'a rien à voir avec le châtiment et la récompense (…).

6.423- Du vouloir comme porteur de l'éthique on ne peut rien dire (…)

6.423- (…) Le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux. 

6.44- Ce n'est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu'il soit. 

6.45- La saisie du monde « sub specie aeterni » est sa saisie comme totalité bornée. Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique.

Le dernier aphorisme ne laisse pas de surprendre le positiviste. Pour tenter de suivre le raisonnement de son auteur, il importe de s’intéresser à la provenance de la formule latine. L’expression « sub specie aeterni » (« sous la forme de l’éternité ») se retrouve dans les écrits de Spinoza et de Schopenhauer. Le second a, en effet, exercé une influence décisive sur l’éthique, mais aussi l’esthétique, de Wittgenstein. Les remarques de ce dernier sur l’oeuvre d’art et la représentation du monde, dans son journal rédigé pendant qu’il était sur le front, renvoient expressément aux développements de Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation : « l’oeuvre d’art est l’objet vu sub specie aeternitatis ; et la bonne vie est le monde vu sub specie aeternitatis. C’est le lien entre l’art et l’éthique. La manière habituelle de voir les choses considère les objets comme si on se trouvait en leur sein ; la vision sub specie aeternitatis les considère de l’extérieur. De telle manière qu’ils ont la totalité du monde pour arrière-plan ».

Schopenhauer a consacré de nombreuses pages à décrire la façon dont un individu peut s’élever, par la contemplation désintéressée des choses, à l’état de sujet pur. L'identité du sujet et de l’objet constitue, pour le philosophe, « l’idée » : « Ce passage de la connaissance commune des choses particulières à celle des Idées est possible (…) mais il doit être regardé comme exceptionnel. (…) Le sujet cesse d’être individuel ; il devient un sujet purement connaissant (…) Lorsque, s’élevant par la force de l’intelligence, (…) on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l’à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature (…) lorsque l’on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu’on se perd dans cet objet (…) qu’on oublie son individu, sa volonté et qu’on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, (…) alors, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus la chose particulière, c’est l’Idée ; celui qui est ravi dans cette contemplation n’est plus un individu, c’est le sujet connaissant pur, affranchi de la douleur et du temps. (…) C’était aussi ce que Spinoza découvrait, lorsqu’il écrivait : « mens aeterna est, quatenus res sub aeternitatis specie concipit. » [L’esprit est éternel, dans la mesure où il conçoit les choses du point de vue de l’éternité.] (Eth., V, pr. 31, sch.) Dans une telle contemplation, la chose particulière devient d’un seul coup l’idée de son espèce, l’individu devient sujet connaissant pur. L’individu considéré comme individu ne connaît que des choses particulières ; le sujet connaissant pur ne connaît que des idées ».

Le philosophe de Cambridge se distingue cependant du Pessimiste de Francfort sur un point essentiel : tandis que Schopenhauer a rédigé des volumes entiers pour exposer sa doctrine philosophique, non sans railler au passage la sécheresse de Kant ou la vacuité de Hegel (Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique), le premier a toujours soutenu qu’une science de l’éthique n’était d’aucune aide pour la résolution de problèmes éthiques concrets dans la mesure où aucune théorie philosophique ne peut nous apprendre à agir de manière correcte. 

Dans sa Conférence sur l’éthique, donnée en 1929, Wittgenstein déclarait : « il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique ». Cette impossibilité de dire le contenu de l'éthique vient de ce que l’éthique se situe, pour l’auteur du TLP, au-delà du temps et des faits, et donc de la langue. Mais si l’éthique ne peut se dire sous la forme d’énoncés doués de sens, elle peut se montrer à travers des expériences qui révèlent son authenticité. Ainsi que l’expose de façon elliptique le Tractatus, dans la droite ligne de Schopenhauer, l’éthique consiste à s’abstraire du monde afin de le contempler en tant que totalité. Et de même qu’un objet est oeuvre d’art non pas du fait de ses propriétés intrinsèques mais en raison du regard que nous portons sur lui, de même le sens du monde (bon ou mauvais) est donné par notre attitude à son égard si bien que le monde de l’homme heureux n’est pas le même que celui de l’homme malheureux (bien qu’il s’agisse, du point de vue des faits qui le constituent, du même monde).

Au regard du ralliement de Wittgenstein au « réalisme frégéen », les derniers aphorismes du Tractatus (incompréhensibles pour l’empirisme logique) ont pu être analysés comme une « rechute » de son auteur dans l’idéalisme schopenhauerien de sa jeunesse. Pas plus que Frege, Russell n’a, selon Wittgenstein, été en mesure de comprendre la dimension mystique du TLP tant les propositions éthico-esthétiques entrent en conflit avec le reste du traité. En effet, le TLP semble receler une contradiction évidente entre, d’un coté, une condamnation sans appel des propositions métaphysiques, et, de l’autre, des énoncés sur Dieu, l’âme ou encore le destin.

Il reste que malgré son caractère tourmenté et sa mauvaise réputation parmi les intellectuels (Deleuze ne traitait-il pas Wittgenstein d’assassin de la philosophie ?), la réconciliation avec Dieu que recherchait Wittgenstein n’était pas, comme le remarque Ray Monk dans sa biographie (Wittgenstein, Le devoir de génie, 1990), de « réintégrer le giron de l’Eglise catholique ; c’était un état de sérieux et d’intégrité éthique qui survivrait au jugement de ce plus sévère des juges, sa propre conscience : « le Dieu qui en mon sein réside. »

Bibliographie

Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, 1819

Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, 1840

Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein, 1921

Conférence sur l’éthique, Wittgenstein, 1929

Wittgenstein, Ray Monk, 1990

Alors, je vous suis sur le fait que l'éthique commence (et finit ?) dans TLP 6.i. Mais pas tout à fait avec la même lecture. Le 6 est un chapitre de logique. En 6.42 la logique s'arrête, en excluant la transcendance comme étant assimilable à un quelque niveau meta (un peu comme les gens qui disent que les métamathématiques ne sont pas des mathématiques). Donc l'éthique, c'est 6.521 (parce que franchement, le tennis dans la "conférence sur l'éthique" ...) On a avec cela un petit côté "ce qui dépend de nous", qui est en accord avec les multiples comparaisons entre LW et Epictète dans la littérature.

Alexandre MARTIN

Autodidacte & Polymathe ¬ Chargé d'intelligence économique ¬ AI hobbyist ethicist - ISO42001 ¬ Éditorialiste & Veille stratégique - Muse™ & Times of AI ¬ Techno humaniste & Techno optimiste ¬

2 ans
Antoine S.

Mathematician. Data&Analytics. PhD, Statistical Extreme Value Theory

2 ans

Merci Anaëlle, article très... éclairant 😊. (La plus grande difficulté dans ton article finalement c'est que mon cerveau n'est pas habitué à travailler en allant sur Linkedin. Le reste est limpide, riche, très bien écrit 👌) - l'art, l'ethique et l'éternité - les objets et les Idées...absolument d'accord. Se fondre dans l'objet pour laisser la place à une pure contemplation.

Antoine S.

Mathematician. Data&Analytics. PhD, Statistical Extreme Value Theory

2 ans

Wittgenstein...un sacré. Quand j'aurai du temps libre, je finirai de savoir tout sur lui 😉 (Et je lirai ton article qui doit être très intéressant ! 😁)

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