La bataille sur TikTok tourne à la course à la mauvaise foi
Steven Mnuchin et son épouse, Louise Linton, à l'époque où il était secrétaire au Trésor de Donald Trump (Andrew Harrer/ Bloomberg via Getty Images)

La bataille sur TikTok tourne à la course à la mauvaise foi

Des parlementaires votent à une majorité écrasante la mise au ban d’une entreprise étrangère. Diabolisée en raison de la nationalité de son propriétaire, elle est accusée de menacer la sécurité nationale. Un président se précipite pour autoriser la vente de l’entreprise à des investisseurs triés sur le volet. Un ancien ministre des finances flaire la bonne affaire et se met sur les rangs pour la racheter.

Nous ne sommes pas dans la Russie de Vladimir Poutine, mais aux Etats-Unis, porte-étendard de la libre entreprise. Le réseau social chinois TikTok, puisque c’est l’entreprise dont il s’agit, ne serait-il pas en train de faire perdre la raison à l’Amérique et pas seulement à cause de la diffusion des courtes vidéos addictives et chronophages qu’il permet de diffuser ?

Le projet de loi « sur la protection des Américains contre les applications contrôlées par des adversaires étrangers » adopté au Sénat le 23 avril somme ByteDance, le propriétaire chinois de TikTok de vendre l’application dans un délai d’un an sous peine d’interdiction. Steven Mnuchin, ex-secrétaire au Trésor de Donald Trump, se dit prêt à monter un tour de table. La bataille sino-américaine autour de TikTok va désormais se régler devant les tribunaux dans une affaire où la mauvaise foi est la chose la mieux partagée.

Un prêté pour un rendu

Les zélateurs du texte soulignent que l’application a déjà été interdite en Inde en 2020, que les plateformes américaines, Facebook, YouTube ou X (ex-Twitter), n’ont pas le droit de cité dans l’empire du milieu depuis quinze ans. En somme, un prêté pour un rendu.

Quand Pékin reproche à Washington d’« abuser du pouvoir de l’Etat pour réprimer les entreprises étrangères », c’est l’hôpital qui se moque de la charité. Mais le fait que les Etats-Unis adoptent des comportements comparables à ceux du gouvernement chinois risque de sérieusement écorner le magister américain sur les valeurs de libertés et la garantie d’un internet ouvert. Les critiques sur la censure dans les autocraties risquent désormais de sonner creux auprès du Sud global.

Derrière le débat sur le danger réel ou supposé de l’application se cache une intelligence artificielle redoutablement efficace. A partir de milliards de vidéos courtes, TikTok accumule une masse inédite d’informations sur les utilisateurs. Grâce à une viralité décuplée, les algorithmes de TikTok ont permis à l’application de passer la barre du milliard d’abonnés en deux fois moins de temps qu’il en a fallu à Facebook. En moyenne, les Américains passent 50 % plus de temps sur le réseau chinois que sur Instagram.

Que l’addiction entretenue par TikTok pose problème ne fait pas de doute. Mais TikTok a bon dos. Même si l’application d’origine chinoise a passé un cran dans la sophistication de la dépendance, on peut objectivement adresser les mêmes reproches à ses concurrents américains. Alors que les Européens s’en inquiètent et réglementent pour protéger les plus jeunes, les Etats-Unis sont restés passifs face au phénomène.

Les tentatives des plateformes américaines pour imiter le succès de la technologie chinoise sont balbutiantes. Reels (Facebook et Intagram), Shorts (YouTube), Watch (Pinterest), Spotlight (Snapchat) ou Fast Laughs (Netflix) n’arrivent pas à la cheville de TikTok. La Chine, longtemps accusée de ne faire que copier-coller, a marqué un point face à la technologie américaine. Derrière une campagne aux accents maccarthystes, se cache la frustration des Américains d’être contestés dans leur hégémonie.

Autre caractéristique du modèle TikTok : sa moindre efficacité dans la monétisation des contenus. Les plateformes américaines, qui ne peuvent pas rester sans réagir à la déferlante TikTok, sont obligées de développer des applications qui se révèlent moins rentables, une mutation qui risque de peser sur leurs cours de Bourse. De quoi alimenter la campagne anti-TikTok.

Pour autant, il ne faut pas être naïf. Le lien entre TikTok et le pouvoir chinois par l’intermédiaire de ByteDance, n’a rien d’un fantasme. Que Pékin n’ait jamais accepté de renoncer à sa prérogative d’exiger l’accès aux données des utilisateurs américains - possibilité à laquelle la Chine affirme n’avoir jamais eu recours jusqu’à aujourd’hui - reste très problématique.

La menace TikTok a au moins le mérite de pousser les Etats-Unis à davantage se préoccuper de la protection des données, après s’être opposés avec dédain puis véhémence aux tentatives de régulation européenne sur le sujet. La vérité, c’est qu’aujourd’hui, à force d’avoir négligé cette dimension, sous prétexte que les Etats-Unis contrôlaient les principales plateformes, les citoyens américains sont très mal protégés en termes de confidentialité. Il est illusoire de croire que la disparition de TikTok empêchera la Chine d’aspirer des données si bon lui semble.

L'Europe en Arbitre

Les promoteurs de la loi anti-TikTok invoquent aussi le danger que le Parti communiste chinois puisse orienter les contenus en fonction de ses intérêts du moment, voire de manipuler l’opinion dans le cadre d’un scrutin électoral. Dès lors qu’un quart des Américains considèrent TikTok comme une source d’information, le sujet n’est pas à prendre à la légère. Mais, jusqu’à présent, en quoi Facebook et Twitter ont-ils été des remparts contre les ingérences étrangères ?

L’Europe, qui n’a pas su faire émerger ses champions du numérique, se retrouve prise entre deux feux. La différence de nature entre l’autocratie chinoise et la démocratie américaine ne doit pas occulter le danger intrinsèque des réseaux sociaux, quelle que soit leur nationalité. L’approche régulatrice adoptée par l’UE est sans doute l’arme du pauvre dans cette course technologique, mais elle est la seule voie possible pour rester fidèle à des principes qui deviennent à géométrie variable aux Etats-Unis. Faute de pouvoir participer au match, l’Europe ne peut pas plus devenir supporter de l’une des deux équipes. Elle doit se contenter d’un rôle d’arbitre au moment où chacun est tenté à ne plus respecter aucune règle.

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