LA CONNAISSANCE, PAR LE POSSESSEUR, DU DROIT DE PROPRIÉTÉ DU VÉRITABLE PROPRIÉTAIRE N’EMPÊCHE PAS LA POSSESSION DE PRODUIRE SES EFFETS : UNE DÉCISION
Telle est la décision rendue par la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 24 octobre 2024 (Cass. civ. 3e, 24 octobre 2024, pourvoi n° 23-16.882).
1 L'article 2240 du Code civil dispose que la reconnaissance par celui contre lequel la prescription est invoquée du droit de l’autre partie interrompt le délai de prescription. Ce principe s’applique également au possesseur qui reconnaît explicitement qu’un tiers est le véritable propriétaire du bien possédé (Cass. civ. 3e, 25 oct. 1968 : Bull. civ. III, n° 417).
2 Outre l’interruption de la prescription prévue par l’article 2240, la reconnaissance par le possesseur des droits du propriétaire est assimilée par la doctrine à une interversion de titre inversée (c’est-à-dire un possesseur qui devient détenteur) au sens de l’article 2268, conférant ainsi au possesseur le statut de détenteur précaire. Cette interprétation est soutenue par plusieurs auteurs tels que F. Terré, Ph. Simler, ainsi que M. Planiol et G. Ripert (JurisClasseur Civil Code - Encyclopédies - Art. 2258 à 2271 - Fasc. unique : PRESCRIPTION ACQUISITIVE. – Définitions et conditions - § 103). Frédéric Zenati-Castaing et Thierry Revet avancent à cet égard que « le possesseur doit posséder avec l’âme du propriétaire » (Frédéric Zenati-Castaing, Thierry Revet, Les biens, Collection Droit fondamental, PUF, 3ᵉ éd., Paris, 2007, p. 649). En reconnaissant le droit du propriétaire, le possesseur se dépouille de cette « âme » et devient détenteur précaire : telle est l’interprétation consacrée par la jurisprudence (Cass. civ. 1re, 30 nov. 1966 : JCP G1967, II, 14941, obs. J. A.).
Dans un arrêt rendu le 24 octobre 2024, la troisième chambre civile de la Cour de cassation admet néanmoins qu’un possesseur ayant perdu son âme de propriétaire puisse poursuivre sa possession, même lorsque ce possesseur a reconnu le droit du propriétaire.
3 À l’origine de cette décision, une commune avait, par deux délibérations de son conseil municipal, décidé d’engager la procédure de biens présumés sans maître pour plusieurs parcelles situées sur son territoire, dont deux étaient possédées par la société SIAM depuis 1987. L’incorporation de ces deux parcelles dans le domaine privé de la commune a été entérinée par une délibération du conseil municipal en date du 8 décembre 2015, puis régularisée par un acte notarié du 14 avril 2016, publié au service de la publicité foncière le 17 mai 2016.
5 Le 11 août 2017, la Société Industrielle et Agricole Mantaise (SIAM), propriétaire de parcelles attenantes, a intenté une action en revendication de la propriété des deux parcelles en question, en invoquant la prescription acquisitive trentenaire.
Le 28 mars 2023, la cour d’appel de Versailles a rejeté cette demande, estimant qu’une lettre datée du 29 juin 1985, adressée par le possesseur aux anciens propriétaires des parcelles pour proposer leur acquisition, démontrait que la société SIAM avait conscience de ne pas en être propriétaire. La cour d’appel en a déduit que l'animus domini n’était pas établi et que, bien que la société ait exercé des actes matériels de possession sur les parcelles revendiquées à partir de juillet 1987, cette possession ne s'exerçait pas à titre de propriétaire. En ce qui concerne la prescription, la cour d’appel a retenu que, bien que la société SIAM justifie d'actes matériels de possession utiles à compter du 10 juillet 1987, un délai de moins de trente ans s’était écoulé avant la publication de l’acte entérinant l’incorporation des parcelles dans le domaine privé de la commune le 17 mai 2016.
6 La société SIAM a formé un pourvoi contre cet arrêt, soutenant que son animus domini reposait sur son intention de se comporter en propriétaire, indépendamment de sa connaissance de la propriété d’autrui. Elle a également affirmé que la prescription acquisitive s'applique aux dépendances du domaine privé communal, même après la publication de l’acte d’incorporation d’un bien dans ce domaine.
La Cour de cassation a accueilli ce pourvoi et cassé l'arrêt de la cour d'appel. Concernant l'élément intentionnel de la possession, elle a jugé que la conscience du possesseur de ne pas être propriétaire est sans incidence sur son intention de se comporter en propriétaire. Quant à l'interruption de la prescription, la Cour a précisé que la publication d'un acte autorisant l’incorporation de parcelles dans le domaine privé communal n'interrompt pas la prescription.
7 Si la définition de l’animus domini fait l’objet de débats dans cet arrêt, l’exclusion de l’interruption de la prescription mérite, quant à elle, d’être saluée.
8 Une position qui soulève un débat sur l’animus domini. Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation a jugé que « la conscience du possesseur de ne pas être propriétaire est sans incidence sur l’appréciation de son intention de se comporter en tant que tel ». On est tout à fait d’accord avec l’arrêt sur ce point. En effet, le fait pour le possesseur de savoir qu’il n’est pas propriétaire n’altère pas sa possession, mais la rend de mauvaise foi, entraînant ainsi l’application d’un délai de prescription trentenaire et non pas la disqualification de la possession (article 2272 du Code civil).
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9 Cependant, dans cette affaire, la société SIAM n’était pas seulement consciente de la propriété d’autrui sur la parcelle qu’elle possédait : elle avait également reconnu ce droit dans une lettre datée du 29 juin 1985. Dans ce courrier, la société SIAM s’adressait aux anciens propriétaires en ces termes : « Vous êtes propriétaire dans la commune de [Localité 6] d’une parcelle de terre située au lieu-dit "[Localité 7]", cadastrée sous le numéro [Cadastre 2]/[Cadastre 3] pour une superficie de 640/1200 mètres carrés. Le propriétaire voisin, la société SIAM, marchand de matériel agricole, souhaitant agrandir ses bâtiments, serait acquéreur de votre parcelle, non pas pour y construire, mais pour l’utiliser en tant que parking. Je vous saurais donc gré de bien vouloir prendre contact avec moi dans les plus brefs délais afin que nous puissions vous faire une proposition si vous envisagez de vendre cette parcelle» (Cour d'appel de Versailles, 28 mars 2023, RG n° 20/03158 ). Cette reconnaissance aurait dû faire obstacle à toute prescription, l’article 2266 du Code civil disposant que « ceux qui possèdent pour autrui ne prescrivent jamais, par quelque laps de temps que ce soit », sauf en cas d’interversion de titre. En l’absence d’une telle interversion, aucune possession ne saurait se poursuivre, car l’utilisation du bien par une personne ayant reconnu le droit du propriétaire, sans bail ou prêt, constitue un simple usage toléré, lequel ne peut fonder ni possession ni prescription selon l’article 2262 du Code civil.
Dès lors, comment expliquer que l’arrêt commenté ait admis la poursuite de la possession après la lettre du 29 juin 1985, en l’absence d’interversion de titre ? La Cour de cassation s’est uniquement prononcée sur l’arrêt de la cour d’appel, dans lequel les juges du fond avaient déduit de cette lettre que « la SIAM a parfaitement conscience de n’être pas propriétaire de ces parcelles, de sorte que l’animus domini, condition de la prescription acquisitive, fait défaut ». L’interprétation faite par les juges du fond de la lettre du 29 juin 1985, comme une simple preuve de la « conscience de la propriété d’autrui » plutôt que comme une « reconnaissance du droit du propriétaire », est critiquable. Cependant, la Cour de cassation, en tant que juge de droit, ne pouvait revenir sur cette interprétation des pièces du dossier sans conclure à une dénaturation.
On peut néanmoins se demander si cette interprétation faite par les juges du fond ne constitue pas en effet une dénaturation, la lettre du 29 juin 1985 contenant indubitablement une reconnaissance du droit du propriétaire. Le moyen du pourvoi de la commune n’étant pas reproduit, il demeure inconnu si cette dénaturation a été soulevée dans les griefs du pourvoi. C’est probablement pour cette raison que, malgré cette reconnaissance, la Cour a considéré que la possession pouvait faire courir la prescription, laquelle n’a pas été interrompue par la publication de l’acte d’incorporation des parcelles litigieuses dans le domaine privé de la commune.
10 Une position louable sur la prescription. Pour rappel, la cour d’appel a estimé que ce n’est qu’à compter de 1987 que la société SIAM a commencé à entreposer du matériel et des véhicules sur les parcelles en question. Or, bien que la société justifie d’actes matériels de possession utiles à compter du 10 juillet 1987, un délai de moins de trente ans s’est écoulé avant la publication, le 17 mai 2016, de l’acte officialisant l’incorporation de ces parcelles dans le domaine privé de la commune. La société SIAM a contesté cette décision, soutenant qu’aucune disposition légale n’interdit l’acquisition par prescription d’une dépendance du domaine privé communal. La Cour de cassation a accueilli ce moyen en précisant que la publication d’un acte autorisant l’incorporation de parcelles dans le domaine privé d’une commune n’interrompt pas la prescription et ne vicie pas une possession en cours. Cette décision apparaît parfaitement fondée, dès lors que la délibération de la commune n’a ni constitué un domaine public, ni interrompu la possession, ni affecté son caractère paisible.
11 Selon l’article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, les biens appartenant au domaine public sont inaliénables et imprescriptibles. Il n’en va pas de même pour les biens du domaine privé des personnes publiques. Ainsi, à titre d’exemple, l’article L. 161-4 du Code rural et de la pêche maritime prévoit qu’un chemin rural faisant partie du domaine privé de la commune (article L. 161-1 dudit code), il est soumis aux règles du droit privé en matière de possession, ce qui rend possible son acquisition par prescription. Or, les biens sans maître sont intégrés dans le domaine privé de la commune (articles L. 1123-1 et suivants du Code général de la propriété des personnes publiques). La décision de la Cour de cassation, admettant l’application de la prescription acquisitive malgré l’incorporation des parcelles litigieuses dans le domaine privé de la commune, doit dès lors être saluée.
12 La décision de considérer qu’il n’y a pas d’interruption de la prescription en raison de l’incorporation des parcelles dans le domaine privé de la commune mérite de surcroit d’être saluée, car aucune interruption de la possession n’est survenue au sens de l’article 2271 du Code civil. Ce texte dispose que la prescription acquisitive est interrompue lorsque le possesseur d’un bien est privé de la jouissance de celui-ci pendant plus d’un an, que ce soit par le propriétaire ou par un tiers. L’interruption requiert une perte du corpus (Cass. 3e civ., 6 mai 1970, cité n° 23 ; à comparer avec l’absence de perte du corpus : CA Pau, 3 janv. 2005, n° 01/01422 : JurisData n° 2005-268659).
De surcroît, pour qu’une interruption de possession soit reconnue, il est nécessaire que le tiers occupant le bien, en lieu et place du possesseur initial, ait véritablement l’intention de se comporter comme possesseur. Ainsi, l’incorporation pure et simple d’une parcelle à un chemin ne constitue pas une possession de cette parcelle si la commune ne l’utilise pas effectivement. Tel est le cas en l’espèce, la commune a incorporé les parcelles dans son domaine privé sans les occuper ni les retirer à la société SIAM. Dès lors, il convient de se rallier à la position de la Cour de cassation, car, n’ayant pas été interrompue pendant un an, la possession n’a pu être affectée par la seule publication de la décision d’incorporation des parcelles.
13 Enfin, la déclaration de la commune selon laquelle ces parcelles sont des « biens sans maître » n’a en rien altéré le caractère paisible de leur possession. En effet, selon une jurisprudence constante, la possession demeure paisible, même en présence de réclamations, fussent-elles persistantes (Cass. 3e civ., 30 avr. 1969 : Bull. civ. III, n° 348 ; Cass. 3e civ., 15 févr. 1995 : Bull. civ. III, n° 53 ; Defrénois 1995, art. 36161, p. 1117, obs. Ch. Atias). En ce sens, il est légitime de s'accorder avec la Cour de cassation sur le rejet de toute interruption de la prescription due à l'initiative de la commune, car celle-ci n’a pas vicié la possession.
14 Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons qu'approuver la Cour de cassation lorsqu'elle a jugé que la prescription n'a pas été interrompue par la publication de la décision de la commune.
Dr. BARRY Mohamed
Barreau de Guinée, Avocat à Legal Ops224, Master Ès Droit Maritime
1 moisUn excellent boulot cher Confrère 👍🏾👌🏾