La culture
Il existe une permanence sociologique et historique incontestable au Sénégal. C'est que derrière les reins des musulmans ou des catholiques, des imams ou des curés, nous avons les mêmes gris-gris. Nous prenons les mêmes bains mystiques derrière les «xaàmb» de Bargny à Dakar ou les bois sacrés de Bouyouye dans le Djémbering en Basse Casamance ou dans les villages socés et peuls réputés du Fouladou, du Patiana dans le Kolda sans compter à Ndiongolor dans le Sine réputés pour leurs gris-gris et autres bains mystiques. Les routes ou itinéraires des gris-gris, une vraie dialectique qui mène de la mosquée du vendredi ou la messe du dimanche en Guinée-Bissau si ce n'est maintenant l'Inde pour chercher les talismans.
Bien évidemment, il ne faudra oublier nos amis ceddo toujours fidèles à leurs principes et assumant fièrement leurs talismans. Entre Afrique et les gris-gris, c'est une longue histoire où s'entrecroisent des formes complexes de syncrétisme. Une sorte de complexité des héritages entre les savoirs venus des religions révélées et ceux des terroirs. L'islam était déjà en Afrique deux siècles plus tard donnant l'occasion aux africains de le mouliner et de l'adapter à leurs sauces locales notamment soufi. Un mixte entre une certaine forme de rigorisme interprétatif et un soufisme qui semblait plus réceptif aux héritages endogènes.
Ces gris-gris cependant cachent mal une autre réalité souvent méconnue. C'est que l'image d'une Afrique de gris-gris ou même d'un Sénégal de talisman est aussi du construit social qui ne rend compte de la complexité des héritages. A titre d'exemple, on sait qu'au nord de la vallée du fleuve Sénégal notamment chez les toucouleurs, sans doute, de par leurs proximités historiques plus «proches» avec l'islam, la pratique des gris-gris y est moins répandue comparativement au centre du pays entre les saloum-saloum, les baol-baol. Toutes proportions gardées.
Au Sud, les processus ne sont pas homogènes non plus. Dans le blouf, les fogny en Basse Casamance, les gris-gris font légion et font partie des décors exhibitionnistes durant les grandes foires initiatiques tel que le bukut, cérémonie initiatique destinée aux circoncis. Tout y passe. Des gris-gris de protection contre le mauvais œil à ceux conçus contre les couteaux, les pistolets et autres armes de petit et grand calibre. Prosaïquement, un ami qui a le sens de l'humour m'indiquait qu'avec les nouvelles armes, il vaut mieux feinter que de prendre une balle de plein fouet. Il n'est pas surprenant que nos amis peuls vous respecteront à jamais si vous êtes détenteurs d'un gros calibre...
Pourtant il existe en Basse Casamance encore, des aires culturelles qui n'ont pas la pratique des talismans notamment dans le royaume d'Oussouye. Les talismans sont remplacés par les prières dans le bois sacré. Rien de plus. Pas de cérémonie ou pratiques de voyance pour octroyer un gris-gris. Il existe encore dans une grande partie de l'Afrique jusqu'aux confins de l'Afrique australe des peuples qui ne connaissent pas les gris-gris sous nos formes tropicalisées. D'où l'intérêt de nuancer cette image monolithique d'une Afrique ou d'un Sénégal de talisman. Les procédures mystiques étant particulièrement diverses qui vont de l'usage des secrets des livres révélés aux libations dans les bois sacrés. Dans une forme de syncrétisme et des héritages des savoirs caractéristiques de la complexité des dominations et résistances, des intégrations et refoulements, des négociations et renégociations d'une Afrique et d'un Sénégal de métissage...
Les gris-gris sont ainsi les mémoires visuelles de la complexité des héritages mystiques en Afrique, mais aussi leurs diversités. Ils ne sont qu'une partie de l'Afrique. Le monolithisme intellectuel voire son versant de l'essentialisme anthropologique est sans doute les pires formes de caricatures auxquelles il faut se méfier. C'est une exigence méthodologique fondamentale.