La désirabilité à l'heure du 'seen now, buy now'
En 2015, Raf Simons quitte son poste de Directeur Artistique pour la maison Dior et se confie à Cathy Horin (Business of Fashion) sur ses préoccupations quant à l’avenir de la mode. « Toutes les collections sont réalisées en trois semaines, cinq au maximum. Et quand je repense à mon premier défilé Haute Couture pour Dior, en juillet 2012, j’étais préoccupé parce que je n’avais que 8 semaines devant moi. Aujourd’hui, nous n’avons jamais plus autant de temps.» Présenter 6 à 8 collections par an est effectivement très pressurisant pour les créatifs, les artisans et tous les acteurs de la chaîne de fabrication. Et cette tension va en grandissant avec le récent phénomène du « see now, buy now » (SNBN) – qui consiste à mettre en vente les produits au moment précis où ils défilent sur le podium, et sur les réseaux sociaux en ‘live’ –. Le cycle classique de conception est forcément mis à mal, raccourcissant significativement les délais.
Toute la médiatisation du SNBN est centrée sur cette pression sur la création et la fabrication, est-elle préjudiciable ou non au secteur, à l’innovation aussi ? Mais n’y-a-il pas un autre question de fond : celle de l’impact du SNBN sur la désirabilité des produits de luxe ? Les rend-t-il plus ou moins désirables ?
Le SNBN pour les nuls
Au commencement, il y a l’instantanéité et l’hyper-connectivité. La génération Y – que cherche à toucher les maisons de luxe au XXIème siècle – est abreuvée d’information et par conséquent, est sans cesse aux faits des nouveautés. Avec ce flux d’images, de textes et de critiques émanant de la presse (digitale bien souvent), des bloggeurs et d’autres influenceurs, naît une forme d’impatience. On veut tout est maintenant.
En 2015, la mode impose un délai de 6 mois entre la présentation du défilé et la disponibilité en magasin. Le temps que les acheteurs passent leurs commandes, que les maisons affinent les patrons après les défilés et fabriquent les vêtements (selon des procédés parfois très artisanaux et qui demandent du temps), puis il faut attendre la livraison en point-de-vente et l’installation d’une scénographie. Pour certains, ce délai n’est plus acceptable car ne correspond plus au mode de vie. Pourquoi relaie-t-on un défilé sur Internet, dont nous ne verrons la publicité, les retombées presse… que six mois après ? Et puis, pire injustice encore, pourquoi la bloggeuse que l’on suit sur Instagram possède déjà la pièce, alors que de notre côté, nous devons attendre ?
Dans ces premières contestations, certains voient une opportunité. En rapprochant, la date de commercialisation du prêt-à-porter à la date de défilé, cela pourrait booster les ventes. Ce serait un énorme avantage concurrentiel quand on sait que l’essentiel des ventes de luxe correspond à la maroquinerie et non aux vêtements. Le jeu en vaut résolument la chandelle.
« Miroir, mon beau Miroir, dis-moi qui sera le premier a tenté l’aventure ? » Burberry dès la collection automne-hiver 2016-2017. La maison anglaise n’a de cesse de multiplier les innovations. Très vite suivent Tom Ford, Tommy Hilfiger et Alexander Wang. Le SNBN se répand, l’éducation du consommateur et de la presse ne prend que très peu de temps – comme souvent dans la mode –. La planète est scindée en deux : ceux qui y croient et investissent, ceux qui valorisent un respect du temps et de la création.
Aux antipodes du SNBN, le désir de la boite orange
Hermès fait résolument partie de la seconde catégorie, celle des opposant au SNBN. Le phénomène va à l’encontre de toutes leurs valeurs : le respect de la matière, de la main (formation), du processus créatif et de la fabrication. Il n’est pas possible de rentrer dans une boutique Hermès avec l’envie de s’acheter un sac Birkin brun, taille 30, avec la fermeture argent, et en ressortir le sac au bras vingt minutes après. Non, commander un sac relève d’un vrai rituel initiatique : il faut appeler la boutique pour prendre rendez-vous, pour pouvoir consulter les matières et les modèles, avant de passer commande pour un sac que l’on n’aura finalement entre les mains entre 2 mois et 1 an plus tard. Les délais sont très long, mais la demande ne semble pas décroître bien au contraire.
Finalement, se pose une question assez simple : quel produit est le plus désirable entre celui que l’on vient de voir sur le défilé – et qui est le symbole absolu de la nouveauté –, ou celui que l’on doit attendre patiemment parce qu’il met du temps à être conçu et parce que la minutie est de rigueur dans sa construction ?
Deux camps, deux mesures.
Quand on se lance dans le SNBN, il est impossible de faire marche arrière : on ne peut pas critiquer un système, tenter une nouvelle approche et finalement revenir à la précédente. Cela renverrait une très mauvaise image. De l’autre côté, elles sont peu nombreuses les maisons qui ont su créer une courbe de désirabilité par la rareté et l’attente à l'instar de la maroquinerie Hermès. Bien souvent, l’opportunité de l’effet volume prend le dessus. Rien n’est tout blanc, ni tout noir.
La tentation serait de jouer le SNBN sur certaines catégories de produits et la rareté sur d’autres ; mais le consommateur serait perdu et les pairs aussi dans ce marasme stratégique. Fondamentalement et foncièrement il faut choisir un camp entre celui de l’insta-désirabilité et celui de la chono-désirabilité.
Seul le produit à la réponse. Il est roi. Puisque la question devient finalement : peut-on compresser les délais de production ? Tout dépend du design, du délai de sourcing de la matière, de la technique de fabrication employée, de l’attention au détail, du contrôle qualité aussi… Des critères qui amènent à faire naturellement la distinction entre le luxe pur / étincelant et le masstige. Ne serait-ce pas le vrai cloisonnement derrière le SNBN ?
Délégué général
7 ansMerci pour cet excellent article. Je pense que dès lors que l'on se lance dans le mouvement, dans la course effrénée à la nouveauté, on sort du Luxe. Le Luxe, c'est le temps long et effectivement cette " courbe de désirabilité par la rareté et l’attente". Ce que fait admirablement Hermès. L'instantanéité est le fait du plus grand nombre. Le Luxe n'a pas vocation à toucher le plus grand nombre. C'est le domaine au mieux du prémium au pire de toutes ses enseignes qui se veulent "luxe abordable". Mais ce n'est que mon avis...
Account Manager - Cisco
7 ansJuliette Malard
Head of Strategic Planning Department I Cultural Analyst - Sustainability Strategist - Foresight Thinker
7 ansLa question est intéressante : le luxe peut-il se permettre d'ignorer la culture contemporaine du Now et les avancées en matière de service autorisées par la technologie ? Ou comment mettre l'avenir au service de la nature profonde du luxe ?
Photographe de la faune, de la flore, de la biodiversité et du patrimoine.
7 ansLa jeune fille qui blog touche plusieurs milliers de fans et par la même occasion est une vitrine du prêt à porter qui ne cherche que la rentabilité et le consumérisme effréné, achat impulsif pour combler un manque, d'où cette frénésie productiviste qui rafle la mise. De l'autre, on trouve le luxe qui s'adresse à une clientèle plus restreinte qui ne regarde pas aux dépenses. Je me répète souvent mais il n' y a rien de nouveau à cela, consommation de luxe, versus consommation de masse.