La diversité, étrange concept !
Alexandre Brinsac (Kairos) : Dans votre dernier livre, L’Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle, avec michel SAUQUET , vous critiquez la notion de diversité. Vous la reliez à une dérive progressive des partis et associations, notamment de gauche, à vouloir d’abord répondre à des communautés plutôt qu’au peuple tout entier.
Ce danger existe en effet. La diversité n’est pas l’égalité et la défense d’intérêts catégoriels n’est pas l’horizon du progressisme. Il est urgent de réinventer une pensée progressiste capable de s’adresser au peuple tout entier. Et pas à des clans ou communautés isolées. Un peu comme on mesure des parts de marché.
Christopher Lasch avait pointé ce risque où « la perspective n’est plus en gros l’égalité des conditions sociales, mais simplement la promotion sélective de « non-élites » dans la classe professionnelle managériale et la classe politique »[1]. On parlera alors d’un idéal « diversitaire » qui renvoie, selon nous, l’immense majorité à un isolement sans prise sur le destin collectif tandis qu’il y a des gens, privilégiés, « bien nés », qui s’exceptent du sort commun. Cette idéal « diversitaire » s’oppose à un idéal « égalitaire » qui entrait en résonance, il y a peu, avec une France tournée vers l’extérieur en raison de sa tendance universaliste. Une France qui a eu une expérience coloniale mondiale, une tradition de projection dans le monde[2].
Chaque jour, la République est questionnée sur sa capacité à faire face à une « double » panne de l’ascenseur social : les démunis ne parviendraient pas à changer de condition suivant leurs efforts tandis que les enfants des mieux lotis ne seraient pas sûrs de conserver leurs positions[3]. Pire, quand le mérite sanctionne des privilèges pour quelques-uns seulement, l’idée se renforce d’une République supposée victime de cécité et qui ne parvient plus à marier principe d’égalité formelle et lutte contre les discriminations pour les femmes, les personnes handicapées, pour nos concitoyens issus directement d’une immigration de tous les continents, pour nos concitoyens issus des anciennes colonies françaises et aujourd’hui encore nommés, par certains, de « troisième génération » [4]...
Sur dix fils de cadres accédant aux classes d’un collège en 1995, huit réussissaient à poursuivre leur chemin comme étudiants dix ans après et un seul avait arrêté ses études sans avoir décroché le baccalauréat. Sur dix enfants d'ouvriers en revanche, trois sont présents dans l’enseignement supérieur quand la moitié a quitté le système sans décrocher le baccalauréat.
Un triple risque se fait jour avec l’extension de la notion floue de diversité. Celui d’emprisonner les individus dans des identités auxquelles il se pourrait qu’ils aient cherché précisément à fuir. Celui ensuite d’intérioriser un statut de victime et l’apprentissage de rôles qui lui sont associés. Celui enfin d’entrer dans une société de la consolation alors que la reconnaissance se fonde toujours sur un espace de discussion argumentative où l’on cherche à privilégier ce qui rassemble.
Précisons cela. Isolons les risques. « Comment définiriez-vous les différentes composantes de la société française ? » demande-t-on à Rokhaya Diallo, signataire de l’appel « pour une république multiculturelle et postraciale »[5]. « Il y a les blancs et les non-blancs. Cette dernière appellation n’est peut-être pas objective puisque parmi les personnes maghrébines, par exemple, certains ont la peau claire. Politiquement pourtant, ils sont non-blancs. Idem pour les Asiatiques, les Africains et les personnes d’outre-mer. De toute façon, on voit dans les médias qu’il y a un traitement différent selon la couleur de peau. Les journalistes utilisent volontiers « d’origine guadeloupéenne » jamais « d’origine berrichonne »[6].
Nous rejoignons Gérard Noiriel quand il écrit : « le déclin des partis politiques a amplifié le mouvement du fait qu’ils ont été partiellement remplacés dans l’espace public par une multitude d’associations, de comités et autres groupes de pression qui ont pris en charge des intérêts multiples et contradictoires en s’appropriant la trilogie moralisatrice qui structure le récit de fait divers : victime/agresseur/justicier »[7].
Gérard Noiriel pointe une dommageable « fait-diversion » de la société et la généralisation de procédés polémiques propres au temps court médiatique, et notamment des chaines d’information en continu. Des scènes ou s’exacerbent « l’indignation et la dénonciation qui sont les ressources les plus répandues dans toutes les sociétés humaines ». Des scènes où l’on reprend sans vergogne certaines des catégories politiques nord-américaines pour penser notre propre société (blancs, non blancs, noirs de France, minorités dites visibles...) alors que nous n’avons pas la même histoire (esclavagiste et ségrégationniste jusque dans les années 1960 aux Etats-Unis) et que l’invisibilisation des différences individuelles - derrière la figure du citoyen - est un socle de notre laïcité.
Nous serions dans un nouveau mode de fonctionnement de l’économie, dans une nouvelle société dont le défi, adressé à la République, est désormais le risque d’individu tout puissant et de fragmentation des liens ? Cela reconfigure la notion de mérite ?
François Dubet a su souligner deux façons de lutter contre les inégalités et reconnaitre un mérite. Une critique conduite au nom des « places » et de l’égalité dénonce, par exemple, les écarts de salaires entre les revenus des dirigeants et ceux des salariés modestes. Une critique menée au nom des « chances » viendra plutôt dénoncer, au nom de la diversité, « l’endogamie sociale des groupes dirigeants dans lesquels les femmes et les minorités visibles ne sont pas assez représentées »[8]. Nombre de nos dirigeants, à droite comme à gauche de l’échiquier politique, semblent hésiter entre l’idéal malmené de la République (au nom des « places ») qui suppose de l’universel possible (et ignore les groupes) et des politiques de la différence, sorte d’idéal des tesselles d’une mosaïque, qui sous-entendraient que quelque chose de profondément singulier, qui ne peut être universellement partagé, appartient à chacun dans la définition de son identité dans un groupe ou une communauté[9]. Pour ces politiques de la différence, l'intégration en France aurait montré son échec. Pour les zélateurs les plus radicaux de ces politiques, une étape transitoire, une étape communautaire, doit marquer notre République parce que plus l’on serait « organisé structurellement en tant que communauté, en tant que groupe communautaire, plus l’on aurait de chances réelles de s'en sortir »[10].
Vous pointez une forme de désaveu du « social » face à une montée en puissance de la question des origines ?
Nous rejoignons Marcel Gauchet quand il écrit que « La question de l’égalité, qui avait été au cœur de la pensée de gauche depuis toujours, cède la place à la question de l’exclusion. L’attention se déplace sur les victimes et les marges. La visée qui s’impose est celle de l’équité à l’égard des plus défavorisés plutôt que celle de l’égalité générale. La notion cardinale de changement social change de visage. Il ne s’agit plus tant d’instaurer la justice sociale que d’assurer la coexistence de tous les individus dans les conditions de la tolérance universelle des différences et des convictions » [11].
Le premier mal qui touche notre société, avant le déni de revendication culturelle ou ethno-raciale, est la désaffiliation sociale. Les femmes et les hommes ont besoin d’être reconnus sur différents plans et dans notre société, de plus en plus sont ceux qui éprouvent le besoin de se protéger du risque permanent d’être « débranché » face à des places et des statuts menacés de disparaître[12]. Face au péril de ne pouvoir gérer les écarts entre l’identité héritée, l’identité espérée et l’identité acquise[13], face à la croyance que le jeu est ouvert et que tout le monde peut concourir et être classé selon son mérite, fort est le risque de se distinguer et de se différencier non autour de droits individuels mais de chercher à trouver la chaleur d’une histoire signifiante autour de droits collectifs et culturels. Pour précisément compenser l’idée que l’échec est imputable à l’individu lui-même[14]. Dans ces affrontements symboliques visant à imposer à l’ensemble de la société sa vision du monde en vue d’améliorer sa place dans la société, dans les débats publics, la lutte contre les discriminations (sous l’angle culturelle) a progressivement pris l’ascendant sur la lutte contre les inégalités, souvent en référence publique à des communautés stigmatisées (« musulmanes », « juives », « roms »…) et aussi en référence au mot de « diversité »[15]. Luttant pour leur « reconnaissance », nous voyons un danger à ce que des individus aient davantage acquis un droit à faire reconnaître la dignité de ce qui les rend différents les uns des autres que ce qui les rassemble[16].
Vous associez progressisme et interculturalité ? Que penser d’une morale qui se propose de prendre comme modèle de toute relation éthique la responsabilité envers les personnes les plus vulnérables et non la relation contractuelle entre personnes libres et informées ? On pourrait tendre, comme l’exprimait Raymond Boudon, vers une situation où la morale paraît se réduire à un principe unique : le respect de l’autre.
Ce sociologue rappelait aussi qu’une société multiculturelle est une société marquée par la figure du « côte à côte » et dans laquelle le comportement qui est jugé « bon » dans le privé ne l’est pas aussi dans le public et réciproquement [17].
Les institutions devraient être créées pour ce qui rapproche et non pour souligner les divisions entre des acteurs de plus en plus diversifiés (autorités étatiques, associations, entreprises, services publics, partenaires sociaux…).
L’humanité du citoyen passe par l’intersubjectivité, autrui m’obligeant éthiquement et politiquement à devenir moi-même. Je dois, pour être libre, éprouver la résistance extérieure de l’autre qui vient limiter sans cesse l’espace de déploiement de mes intérêts personnels. Face à la faiblesse des corps intermédiaires, dans la société française d’aujourd’hui, chacun aurait tendance à investir ce qui lui est le plus proche, les liens fondés sur la ressemblance et l’origine commune, les valeurs universalistes et « les grands idéaux politiques apparaissent comme des principes trop abstraits, trop généraux ou lointains » [18].
Plus qu’aucun autre, l’idéal d’une société interculturelle exige. Et Christopher Lasch a raison d’écrire que « ce sont des sociétés organisées autour d’une hiérarchie du privilège qui peuvent se permettre des normes multiples, mais pas une démocratie »[19]. Et plus encore, ajoutons-nous, une République, où les normes de vie en commun et de conduite personnelle : civilité, zèle, autocensure, modération... doivent être transmises dans le temps long d’une conscience historique à partager. La République, modèle interculturel de référence à nos yeux, doit savoir constamment fixer un cap plus haut et exigeant que l’ouverture d’esprit et la fade tolérance.
Marcel Gauchet pointe aussi ce risque : « Il faut être « ouvert » sur tous les plans, vis-à-vis de toutes les différences, qu’elles soient religieuses, culturelles, ethniques, sexuelles ». Marcel Gauchet relève que « l’ethnocentrisme d’autrefois consistait à dire : « Nous sommes supérieurs aux autres races et religions ». Le dogme de l’ethnocentrisme contemporain est autre : « Nous sommes tous pareils », cela voulant dire que nous avons tous nos us et coutumes particuliers qui doivent coexister harmonieusement sans qu’il soit besoin de s’enquérir de leur contenu. Autrement dit, toute interrogation sur une altérité vraie est stigmatisée du mot infamant d’« exclusion ». Nous sommes dans des sociétés incapables d’interroger la diversité civilisationnelle puisque celle-ci est a priori réfutée par l’idée de la similitude universelle »[20].
« L’idée que l’unité du genre humain s’accommode d’authentiques écarts civilisationnels, qui nous instruisent sur les possibles humains, n’a plus droit de cité » exprime Marcel Gauchet[21].
Etre progressiste, c’est accorder de l’importance à l’idée que chaque être vaut pour lui-même indépendamment de la communauté à laquelle il appartient. Lutter, par exemple, contre l’enfermement des femmes au foyer, la répudiation de l’épouse, le retrait des filles de l’école avant la fin de leur scolarité...
Felwine Sarr exprime cela formidablement :
« Habiter le monde, c’est se concevoir comme appartenant à un espace plus large que son groupe ethnique, sa nation, le continent qui vous a vu naître, ceux qui ont la même couleur d’yeux que vous, ceux avec qui vous partagez le même niveau de richesse, le groupe culturel initial dont on est issu. C’est pleinement habiter les histoires et les cultures de l’humanité : endosser ses multiples visages, se sentir héritier des gisements de sens provenant de ses cultures plurielles »[22].
La justice est un principe et non un « être » [23] défendu par de pseudo droits « culturels » et un discours de la « différence » qui, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir un dispositif de contrôle des populations qui les cantonnent dans une fausse authenticité nostalgique[24]. Un dispositif qui nie la capacité des individus à réécrire le sens de leurs propres actions et les emprisonne dans des murs de significations auxquels il se pourrait qu’ils aient cherché à échapper. On sait le danger à intérioriser un statut de victime, à faire l’apprentissage de rôles qui lui sont associés et à couronner une « société de la diversité » qui n’est que « société de consolation » (devenir obligé, au nom de la revendication de la dignité ou de la fierté, de se soumettre en réalité à une identité stigmatisée pour revendiquer plus de droits que le groupe voisin).
Au-delà, il y aura toujours en matière de lutte contre les inégalités mais aussi contre les discriminations, à distinguer, ente deux types de justice. Une justice mathématique, commutative en quelque sorte, et qui se définit par le poids, la mesure et le chiffre, et une autre liée avec l’égalité (proportionnelle) qui s’attache aux subjectivités, aux trajectoires vécues, aux élans de générosité et aux sentiments. Avoir des droits ne se réduira jamais à un catalogue de droits. Les luttes en faveur du droit des citoyens discriminés, des femmes en particulier, nous apprennent que la justice seule, procédurale, ne suffit pas et qu’il faut mobiliser d’autres valeurs telles que la solidarité.
La République ne consiste pas à fonder une égale reconnaissance des identités méprisées, des cultures dominées et des communautés opprimées. Elle consiste à se voir sous l’angle des autres sans reconnaitre d’égale valeur aux valeurs, sans céder au « tout se vaut ».
Dans votre ouvrage, vous prenez beaucoup de distance avec le terme de diversité. En quoi, selon vous, la diversité est un cheval de Troie des politiques de discrimination positive ?
Dans la lutte contre les inégalités, un premier risque est de confondre égalité et diversité. Si elle répond au désir d’autonomie des individus, l’égalité des chances prônée par la diversité s’accommode souvent de l’existence et même du développement des inégalités. L’accès d’un petit nombre à la réussite n’a pas forcément de répercussions pour le plus grand nombre.
Notion flottante qui s’impose comme une vérité d’évidence, la diversité a su conquérir en quelque sorte par simplification lexicale un statut qui rend impossible l’expression d’idées contraires. Il est d’ailleurs paradoxal de mesurer l’influence dans le débat public des politiques d’action préférentielle en France alors qu’elles sont sous le feu des critiques ailleurs quant à l’attribution de marchés publics, emplois publics ou d’éducation[25]. Qu’est ce pourtant que discriminer ? Faire ce que font certains zélateurs de la diversité et enfermer involontairement l’autre en admettant que les attributs de son identité en fassent, pour toujours, les signifiants. On mesure là le risque de tout communautarisme. Cela s’exprime souvent sournoisement par un passage d’une différence - un mode de raisonnement différent du nôtre, par exemple (« ils ne pensent pas comme nous ») - à une description de l’infériorité en réalité (« laissons les réfléchir de leur côté »). On croira aussi repérer une différence de nature et à force de chercher à identifier, séparer des communautés, certaines politiques dites de gestion de la diversité, peuvent précisément conduire à redéfinir les différences matérielles qui existent entre les gens (« j’ai plus que toi, tu as moins que moi, tant pis pour toi ») comme des différences de culture (« j’ai la mienne, tu as la tienne, et tout le monde est content »)[26].
En cela, les discriminations sont toujours une pathologie due à l’absence de mixité sociale pour des individus qui simplement s’additionnent, vivent côte à côte et fuient ce qu’une politique juste réclame, à savoir prendre le risque d’une analyse des causes profondes de l’absence de certaines populations à des positions de pouvoir plutôt que la promotion médiatique, ponctuelle, arbitraire de personnalités censées « incarner » cette diversité si recherchée. Les politiques de gestion de diversité contribueraient à ce que certaines personnes échappent à un traitement injuste sans abolir les inégalités de fond des positions économiques, sociales et symboliques (hiérarchies salariales, hiérarchies d’autorité, accès aux postes les plus intéressants…) auxquelles on ne veut pas, on ne veut plus ou on ne peut plus toucher[27]. Alors qu’il y a au cœur des politiques de gestion de diversité, la tentation de mesurer le mérite et de distinguer, mais le peut-on toujours, déterminismes sociaux et part de la responsabilité individuelle, jamais les manifestations et les causes des discriminations ne se réduisent à une définition unique. Il est en effet souvent difficile de démêler ce qui relève de la discrimination entre des individus du fait de certaines de leurs caractéristiques et ce qui relève des inégalités entre leurs milieux sociaux d’origine. Par exemple, si les étrangers sont plus souvent au chômage que les Français, cela tient d’une part à une discrimination à l’embauche mais aussi d’une inégalité de niveau de qualification qu’il faut tout autant combattre. La justice est un principe et non un « être » [28] défendu par de pseudo-droits « culturels » et un discours de la « différence » qui, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir un dispositif de contrôle des populations qui les cantonnent dans une fausse authenticité nostalgique[29]. Un dispositif qui nie la capacité des individus à réécrire le sens de leurs propres actions et les emprisonne dans des murs de significations auxquels il se pourrait qu’ils aient cherché à échapper[30].
Un deuxième risque est bien d’entrer volontairement, au nom de motifs que l’on croit justes, dans une société de la consolation. Francesco Fistetti a raison d’écrire que nous pouvons être en désaccord et même refuser certaines pratiques culturelles des autres cultures (comme la subordination des femmes) sans pour autant dévaluer leur culture in toto et avec elles les mondes vécus qui y sont incorporés [31].
Quand lorsque l’on se sent étranger, répudié, ignoré… quand ses propres représentations ne sont pas possibles dans l’espace public, il convient de comprendre pourquoi et comment prennent force, dans cet espace, des identités latentes soudainement vécues et revendiquées comme moyen de lutte. Mais grand est le danger d’intérioriser un statut de victime, de faire l’apprentissage de rôles qui lui sont associés et de couronner une « société de la diversité » qui ne serait que « société de concurrence victimaire » (le mécanisme amène à devenir comme obligé, au nom de la revendication de la dignité ou de la fierté, de se soumettre à une identité stigmatisée pour revendiquer en réalité plus de droits que le groupe voisin). En cela, la reconnaissance de groupes sociaux ou de groupes culturels n’est pas une théorie de la justice suffisante[32]. Walter Benn Michaëls a raison d’écrire que « si nous parvenons à nous convaincre que les pauvres ne sont pas des personnes qui manquent de ressources mais des individus qui manquent de respect, alors c’est notre « attitude » à l’égard des pauvres et non leur pauvreté, qui devient le problème à résoudre » [33]. Elena Filippova souligne utilement que « la vitrine d’une « diversité », représentée par la fine couche d’une élite « ethnique », masque le sort de milliers de citoyens « de base » qui n’aspirent pas à l’entrée aux grandes écoles, mais à l’emploi stable, au salaire correct et au logement décent »[34].
Dans une société française par ailleurs si propice actuellement à cibler les populations autour d’une origine ethnique et à distinguer deux types de Français, ceux de souche et ceux courant le risque de se voir déchus de leur nationalité, nous cernons aussi le risque qu’il y aurait, chez certaines associations ou chez certains responsables politiques, à chercher à piéger systématiquement les « auteurs » de discrimination, à punir plutôt qu’éduquer. Car l’on peut s’étonner, chez certains défenseurs pourtant sincères de la lutte contre les discriminations, de l’argument qui consiste à pointer la discrimination de Français identifiés comme « non blancs » en la rattachant à l’injustice qu’il y aurait à être « assimilés » à des personnes immigrées à qui l'on demande précisément aussi de « s'intégrer ». Dans les deux cas, l’infamie consiste à être victime de discriminations et non à être semblables à des citoyens perçus comme des citoyens de « seconde zone » par ceux qui discriminent. Par un étrange retournement, ces défenseurs en arriveraient à renforcer l’idée de la constitution d’une catégorie héréditaire d’immigrants pour toujours, sortes « d’étrangers de l’intérieur »[35].
Qui sont les auteurs et qui est la victime de la discrimination ? Il est des situations où personne ne puisse livrer une réponse marquée du sceau de l’évidence. Il n’est évidemment pas nécessaire d’être noir ou métisse pour engager le combat de la lutte contre le racisme. Certaines politiques invitent pourtant souvent à aller au plus pressé, à renvoyer aux seules « origines » pour sanctionner les fautifs avant d’analyser les causes (et encaisser des sommes de plus en plus importantes offertes pour la défense juridique des vraies ou fausses victimes). Comment prouver, par exemple, qu’une personne d’origine immigrée ne bénéficiera pas des mêmes augmentations de salaire que ses collègues effectuant le même travail sans études fiables et patientes ? Comment prouver que cette personne sera systématiquement écartée des promotions au titre de ses seules appartenances plus ou moins visibles ? Comment montrer, et sur quels critères se baser, que son supérieur hiérarchique et son DRH n’ont pas agi correctement alors qu’ils peuvent aussi connaître mieux l’histoire de l’entreprise, les objectifs de travail ainsi que le contexte dans lequel le salarié devait les réaliser ?
On mesure là tout l’intérêt des sciences humaines et sociales pour parer le risque de séparer analyse des processus et examen des indicateurs. Les discriminations constituent des réalités encore mal connues dans le monde du travail. Les victimes hésitent à porter plainte, ne voulant pas attirer défavorablement sur elles l’attention d’un futur employeur. Une politique de lutte contre les discriminations ne se résume pas à la mise en place de statistique, même de la diversité. Et fort est l’intérêt de peser également les dégâts collatéraux liés à la mise en œuvre d’un management de la diversité. On en fait généralement abstraction[36].
Quelles sorties de crise proposez-vous ?
Une approche possible consisterait à mettre en œuvre une stratégie volontaire et systématique d’égalité par la représentation de groupes cibles avec quotas (que ces groupes se définissent comme communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance). Elle conduira aussi à l’échec et fera le lit de modèles néo-libéraux qui ne disent pas leur nom mais sont toujours propices à désigner des « minorités ethniques » pour qui l’on aurait les meilleures intentions[37].
Tout nous porte à croire sincèrement qu’il y a possibilité en France d’identifier des dynamiques discriminatoires sans renforcer le recours à des statistiques de la diversité produites par des partenaires ou officines ne présentant aucune garantie solide de scientificité. Nous pensons ici à des Directeurs des Ressources Humaines sommés de produire des chiffres et de chiffrer en toutes circonstances leurs engagements en faveur de la diversité.
Dans toute société, le risque d’une concurrence victimaire tend à s’attiser quand chacun s’affilie, sous la contrainte d’un système, à un collectif identifié et enfermant. Nombre d’observateurs pointent avec raison le risque d’amener des groupes discriminés à faire reconnaitre comme positives les caractéristiques sociales, culturelles et identitaires au nom desquels ils sont discriminés. Notre société n’a rien à gagner à ce que nos concitoyens, soient placés, au nom de la diversité, en compétition et que le facteur « racial » entre en concurrence avec d’autres facteurs (orientation sexuelle, âge, apparence physique..) constitutifs de faits de discrimination.
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Grand est le risque de favoriser en France des politiques de discrimination positive aux effets peu connus alors que la force des politiques d’action positive jusqu’ici menées en France tient à la possible reconnaissance d’une identité syncrétique et non la simple énumération de catégories juxtaposées dans une désignation générique en surplomb et polarisante comme « race » ou « ethnicité ».
Rappelons les choses. La diversité est le caractère de ce qui est pluriel. Ce n'est pas un idéal. L'équité, si. Proposons-en une définition : identifier et assumer une différence, autour de nous, qui profite à Toutes et Tous ! Marquons des différences qui profitent à Toutes et Tous !
[1] : Christopher Lasch, La révolte des élites, Flammarion, 1994, p. 21.
[2] : Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, p. 15.
[3] : Sophie Heine, « La dimension communautarienne du républicanisme français. L’affaire du foulard islamique comme réactivation d’un imaginaire national », Raison publique, n° 9, octobre 2008, pp.59-85.
[4] : Laury Bacro, « Quid de la gestion de la diversité en France ? Le cas des Français originaires des anciennes colonies françaises », http://www.raison-publique.fr/article243.html.
[5] : Editions Respect Magazine, 2010
[6] : Rokhaya Diallo, « La France a beaucoup à apprendre des États-Unis en matière de diversité », Revue France Amérique, mars 2010.
[7] : Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, p. 64. La Découverte.
[8] : François Dubet, Les places et les chances, Paris, Le Seuil, 2010, p. 55.
[9] : Stanley Cavell, 2001, p. 360 cité par Francesco Fistetti, Théories du multiculturalisme, Paris, La découverte, 2009, p. 119.
[10] : Débat entre F. Durpaire et K. Seba, Respect Magazine, 22 août 2010.
[11] : Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, p. 127.
[12] : Vincent De Gaulejac, « Le sujet manqué », in Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Eres, 2004, p. 132.
[13] : Vincent De Gaulejac, « Le sujet manqué », in Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Paris, Eres, 2004, p. 141.
[14] : Robert Castel, L'insécurité sociale : qu'est-ce qu'être protégé ?, Paris, Editions du Seuil, 2003.
[15] : François Dubet dans son dernier livre, montre bien que le modèle d’une méritocratie qui cherche à offrir aux individus, à tous les individus quel que soit leur âge, leurs sexe, leur métier, leur origine, leur orientation sexuelle et choix de vie… la possibilité de se répartir équitablement à tous les niveaux de la pyramide sociale des positions et des statuts est faussé, en réalité, par l’inégalité des dotations collectives initiales et ce que parvient notamment à offrir ou pas, faute de moyens, l’école de la République.
[16] : M. Giraud, « Diversité. Le piège des mots, la dérive des idées », in Elisabeth Badinter et alii, Le retour de la race. Contre les « statistiques ethniques », Paris, L’Aube, 2009, p.72.
[17] : Raymond Boudon, Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, Presses Universitaires de France.
[18] : Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004, p. 94.
[20] : Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, p. 252.
[21] : Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, p. 253.
[22] : Felwine Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Mémoire d'encrier, p. 21.
[23] : François Dubet, Le travail des sociétés, Le Seuil, 2009.
[24] : E. A. Povinelli, The Cunning of Recognition. Indigenous Alterities and the Making of Australian Multiculturalism, Duke University Press, 2002.
[25] : Daniel Sabbagh, « La remise en cause de l’affirmative action dans l’enseignement supérieur aux Etats-Unis : rupture ou faux-semblant ? », Revue Mouvements, janvier-février 2003, pp. 103-107.
[26] : Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009, p. 46 et p. 47.
[27] : « Je n’agis pas de la même manière selon que je me bats pour améliorer ma position ou pour accroitre mes chances d’y échapper. (…) Une société ne se perçoit pas et n’agit pas sur elle-même de la même manière selon qu’elle opte d’abord pour l’égalité des places ou d’abord pour l’égalité des chances » (François Dubet, Les places et les chances, Le Seuil, 2010, p. 12).
[28] : François Dubet, Le travail des sociétés, Le Seuil, 2009.
[29] : Elizabeth A. Povinelli, The Cunning of Recognition. Indigenous Alterities and the Making of Australian Multiculturalism, Durham, Duke University Press, 2002.
[30] : A. Salia, l’un des juges de la Cour suprême des Etats-Unis, hostile à l’affirmative action, avait imaginé « un système de justice réparatrice (ou correctrice) à points, par lequel on accorderait aux individus un crédit de points donnant droit à des faveurs, en fonction des discriminations subies par le groupe social, le groupe ethnique, le sexe, l’âge auxquels ils appartiennent » (« The Disease as a Cure » cité par Eric Deschavanne, « La discrimination positive face à l’idéal républicain : définition, typologie, historique, arguments », Pour une société de la nouvelle chance, La documentation française, 2005, p. 174).
[31] : Franscesco Fistetti, Théories du multiculturalisme, La découverte, 2009, p. 130.
[32] : François Dubet, Les places et les chances, Le Seuil, 2010.
[33] : Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009, p. 15.
[34] : Elena Filippova, « Les recensements comme instrument politique (un bref aperçu des exemples étrangers) », in Elisabeth Badinter et alii, Le retour de la race. Contre les « statistiques ethniques », L’Aube, 2009, p. 87.
[35] : Etienne Balibar, « Uprisings in the banlieues », Lignes, numéro 23, Novembre 2006, cité par Robert Castel, La discrimination négative, Paris, Le Seuil, 2007, p. 94.
[36] : C. W. Von Bergen, B. Soper et T. Foster, « Unintended negative effects of Diversity Management », Public Personnel Management, vol 31, n°2, 2002.
[37] : « Toute politique d’égalité des chances implique la reconnaissance de l’existence de minorités », Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie, Les oubliés de l’égalité des chances, Institut Montaigne, 2004, p.27.
Expert RH, sociologue et accélérateur de talents !
1 ansL'art et la manière - Conseil en Interculturel
Co-fondateur EMPITOS RH - l'Ecologie de l'humain dans le collectif de travail - Conseil en Ressources Humaines - Mentorat RH - Praticienne Narrrative - DRH Outdoors
1 ansMerci pour cet article passionannt: “Rappelons les choses. La diversité est le caractère de ce qui est pluriel. Ce n'est pas un idéal. L'équité, si.” A l’heure des plans pour la diversité sur lesquels les DRH sont sommes de plancher …. Voilà une réflexion qui repositionne les enjeux et la finalité de ces politiques.
Développer ses capacités d’apprécier et d’intervenir sur le réel avec discernement
1 ans« la lutte contre les discriminations (sous l’angle culturelle) a progressivement pris l’ascendant sur la lutte contre les inégalités » Un texte puissant qui nous invite à nous rappeler les fondements de notre république
CEO The Helpr | People & Organizations expert & strategist | HBR Fr
1 ansTres interessant !
Fondatrice & dirigeante CONSEQUALLY - Lauréate Ingénieuse 2024 - Engagée pour l'égalité, la diversité et l'inclusion, j'aide les entreprises dans leur développement opérationnel, la RSE et l’égalité professionnelle.
1 ansMerci cher Philippe Pierre PhD pour ce post et les questions qu'il soulève ! Moi non plus je n'aime pas ce terme diversité, qui est très mal employé en français je trouve. Et prendre des concepts tout fait pour les transposer purement et simplement d'une culture (américaine) à une culture (française ou autre) n'a jamais été une super idée ! Toutefois, une fois n'est pas coutume, je ne suis pas 100% d'accord sur tout ton argumentaire et j'adorerais pouvoir échanger en vrai sur cette thématique . Et si on s'organisait une rencontre ? À te lire