La figure du bourreau dans le roman Mercure d'Amélie Nothomb (1998)

La figure du bourreau dans le roman Mercure d'Amélie Nothomb (1998)

Roman à la fois sombre et déconcertant, Mercure sort en 1998 et s'inscrit dans la thématique de l'enfermement; une thématique que l'auteure, Amélie Nothomb, semble apprécier, puisque nous la retrouvons sous d'autres formes dans ses romans Les Catilinaires et Cosmétique de l'ennemi. Le roman Mercure, lui, nous séduit par son incertitude permanente: l'histoire est déjà lugubre, puisque nous découvrons une jeune infirmière venant soigner une jeune fille du nom de Hazel, vivant à l'écart du monde avec un vieillard, sur une île fictive nommée Mortes-Frontières (le nom n'est évidemment pas anodin). Très vite, cette infirmière, nommée Françoise, va nourrir de forts soupçons à l'égard du vieillard, Omer Loncours, qu'elle pense être le bourreau de Hazel. A partir de cette situation, l'écrivaine va plonger son lecteur dans une histoire où les illusions se succèdent, afin de nous faire oublier qui incarne réellement le mal parmi ce trio de personnages.

Tromperies et illusions

Alors que nous pourrions nous laisser duper en pensant que l'histoire repose sur des rapports simples entre les individus, on comprend très vite que ce roman suggère une certaine complexité dans les relations qu'entretiennent les personnages. Amélie Nothomb refuse ici une conception manichéenne: il n'y a finalement aucune opposition explicite entre le bien et le mal. Pourtant, bien malin est celui qui pourrait s'en douter dès les premières pages, car, au départ, la situation semble pointer du doigt Omer Loncours, tel le personnage odieux qui mérite d'être puni pour ce qu'il a fait. S'il peut apparaître comme un bienfaiteur en ayant sauvé Hazel cinq ans plus tôt suite à un bombardement (en 1918), on a l'impression qu'il garde aujourd'hui la jeune fille en captivité dans son manoir. En tant qu'infirmière, Françoise se retrouve chargée de prodiguer des soins efficaces à Hazel. Chaque jour, elle se rend sur l'île pour soigner l'intéressée. Au gré de ses visites quotidiennes, elle va se retrouver face à un personnage aussi machiavélique qu'obsédé. Ce personnage est le vieillard Loncours, qui semble avoir fait de sa propriété une demeure éternelle pour Hazel. Il dit l'aimer plus que tout. Si Hazel se présente à nous comme une personnage à la fois très ingénue et fragile, on comprend qu'elle se délecte de l'asile dans lequel elle se trouve, puisque celui-ci lui permet de ne plus présenter à autrui son visage défiguré suite au bombardement. De ce fait, on ne trouve aucun miroir, ni aucune glace dans le sombre domicile du vieillard, de telle façon que la jeune fille ne sera jamais blessée par le reflet de sa propre image.

Un interminable enchevêtrement d'illusions vient parfaire ce roman mystérieux. Tout d'abord, nous pouvons nous interroger sur la relation développée entre Françoise et Hazel. La première d'entre elles est une infirmière qui va presque endosser le costume de détective tout au long du roman, tant elle ne peut rester insensible à la détresse affichée par Hazel. Cette dernière n'a de cesse d'être paradoxale: elle s'obstine à voir une amie en la personne de Françoise, elle est apte à s'enfuir du manoir mais refuse de le faire à cause d'une sinistre présence qu'elle ressent dehors, et elle exècre autant qu'elle admire le vieillard avec qui elle vit. Face à ce schéma captivant, Françoise va chercher à faire éclater la vérité au grand jour. Sa curiosité la mènera elle aussi à devenir prisonnière de l'île.

Une représentation brutale et contradictoire de l'amour

En tant que lecteur, on ne reste pas insensible à la façon dont Amélie Nothomb aborde le sentiment amoureux dans ce roman. Dans un premier temps, il n'y a d'ailleurs pas lieu de parler d'amour. En effet, la relation entre le vieillard et la jeune Hazel est répulsive car, outre la différence d'âge considérable entre ces protagonistes, on a surtout l'impression d'avoir affaire à un viol récurrent. Hazel est opprimée par ces dures soirées où le vieillard la trouve dans sa chambre, et pourtant, on réalise à s'y méprendre, que dans le même temps, elle en tire une certaine satisfaction.

Au fur et à mesure de son enquête personnelle, Françoise va réaliser l'impensable, à savoir qu'une autre jeune femme s'appelant Adèle, avait autrefois vécu avec Omer Loncours, tout comme le fait Hazel aujourd'hui. Ceci dit, celle qui avait précédé Hazel avait fini par se donner la mort. Dès lors, l'amertume domine dans une situation qui s'inscrit dans la répétition. C'est notamment en réalisant l'existence passée d'Adèle que Françoise sera amenée à être faite prisonnière par le vieillard, vexé par cette découverte.

Toutefois, les actes horripilants d'Omer Loncours vont paradoxalement traduire l'amour viscéral qu'il ressent pour Hazel. On parle ici de destruction par l'amour. Le vieillard détruit toute forme de vérité pour assouvir ses désirs sentimentaux et, surtout, charnels. Car, aussi affligeant que cela puisse paraître, on sera amené à comprendre que nous avons été pris au piège, nous lecteurs, à l'instar de Françoise, dans une situation pleine d'effronterie. Effectivement, si le rapport au visible est prédominant dans cet ouvrage, il l'est d'autant plus lorsque nous découvrons que la laideur d'Hazel n'est qu'un mythe entretenu par Omer Loncours, qui la persuade depuis toujours de sa disgrâce, pour qu'elle n'ose ainsi jamais sortir et se montrer. De ce fait, Omer Loncours incarne le monstre, la figure de perversion. Hazel, elle, est remarquablement belle, mais elle est persuadée du contraire. On pourrait même parler d'un diable cherchant à tromper l'ange qu'est Hazel (la beauté de cette dernière étant comparée à celle d'un ange à plusieurs reprises). En revanche, l'ignominie de cette situation a quelque chose de douteux. Inévitablement, on peut facilement comparer le vieillard à la figure du bourreau, ayant volé l'existence d'une jeune fille en usant de mensonges et en s'appuyant sur sa force. Malgré cela, Loncours convainc sans relâche Françoise que son amour pour Hazel est le motif de l'abomination commise. En outre, le lecteur adhère à l'idée que Loncours est un personnage troublant par sa froideur. Il ne semble jamais réaliser la gravité de ses actes. Pire encore, il éprouve des difficultés à admettre qu'Adèle, quelques années plus tôt, se serait peut-être donnée la mort à cause de lui. Et on ne peut lui donner tort, car plusieurs choses finissent par nous faire penser que cet être tordu n'est peut-être pas aussi effrayant que ce que l'on imaginait. C'est là que ce roman est une pure merveille: Amélie Nothomb parvient avec succès et délicatesse à soumettre une vérité inavouable à son lecteur : le bourreau n'est peut-être pas celui que l'on croit.

Des personnages désincarnés

Lorsque l'on analyse le récit avec attention, on peut penser que les personnages ne sont plus vraiment eux-mêmes. C'est même Omer Loncours qui nous souffle l'idée à l'oreille, en répétant durant l'histoire qu'il perçoit Adèle et Hazel comme une seule et même femme. Il unifie la défunte et la vivante en un même corps. Par ce raisonnement, il ne distingue plus vraiment les différentes enveloppes charnelles, mais seulement une seule et unique âme, intrinsèque à son bonheur insulaire. Oui, à maintes reprises, on peut voir ce vieillard comme un personnage diabolique. Mais le limiter à cela reviendrait à faire délibérément une croix sur d'autres interprétations tout à fait plausibles. A commencer par le rôle de l'infirmière Françoise, qui s'accorde tout compte fait avec la figure de trouble-fête dans cette histoire curieuse. N'est-elle pas elle-même une représentation cachée du bourreau? Bien qu'elle soit pleine de bonnes intentions au départ en voulant libérer Hazel de sa prison, elle inflige à cette dernière une véritable torture en lui révélant la vérité. En avouant à Hazel qu'elle vit dans un monde où sa prétendue laideur n'est qu'une arme utilisée par Loncours pour la garder avec elle, Françoise vient finalement déstabiliser une certaine tranquillité que connaissait Hazel jusqu'alors. En outre, Hazel n'en veut presque pas à Loncours de l'avoir détenue dans un mensonge. Ainsi, on peut penser que Françoise est la représentation du bourreau, venu s'immiscer dans l'isolement partagé par deux amants énigmatiques.

De même, nous pourrions admettre que Hazel est elle aussi le bourreau des autres personnages, car elle est celle qui concentre l'attention de Françoise et de Loncours. Par sa fragilité d'esprit, elle impose aux deux autres personnages beaucoup de désillusions et de craintes, ce qui finit par rendre ce huis-clos encore plus inquiétant: les personnages diffèrent les uns des autres, mais se rejoignent sur le fait qu'ils s'infligent mutuellement de lourdes peines.

A ce sujet, on peut citer l'extrait suivant, situé à la fin de l'ouvrage. Une scène frappante qui nous méduse, tant la façon dont Hazel accepte en partie ce que Loncours lui a fait subir nous montre bien qu'elle ne restait pas indifférente à l'amour de son bourreau. Néanmoins, elle s'offusque du fait qu'elle n'ait pas été la seule à subir cette cruauté: la situation devient alors presque irrationnelle, voire comique et morbide.

"Un homme qui aime jusqu'à l'abjection, jusqu'à détruire celle qu'il aime, je peux le comprendre. En revanche, ce qui me révolte, c'est de penser que je ne suis pas la première. Vos méfaits en sont comme banalisés: ils tiraient leur grandeur de leur caractère exceptionnel, de leur unicité. Si je ne suis qu'une répétition, alors oui, je vous en veux et je vous déteste."

Mercure d'Amélie Nothomb est donc un ouvrage intense où les caractères distincts d'un trio de personnages se rencontrent et se perturbent. L'amour devient un sentiment indéchiffrable, qui n'est définitivement pas vécu de la même façon par chaque personnage. Le rapport à l'esthétique corporelle est aussi très intrigant, et est façonné par le mercure, qui est éponyme à l'ouvrage. On pense à la scène où Françoise reconnaît avoir tenté de générer un reflet, en récoltant le mercure s'échappant de plusieurs thermomètres brisés, afin de trouver un moyen de montrer à Hazel son vrai visage, sa véritable beauté. Finalement, cet élément chimique résume à lui seul une histoire inexplicable: le mercure peut refléter la beauté mais peut aussi la détruire. On note une union des contraires, qui n'est pas sans nous rappeler le machiavélisme grâce auquel le vieillard Loncours anéantit celle qu'il aime. La victime ne finit-elle pas par aduler son bourreau? Quelle fin peut donc être soumise à une histoire aussi cathartique? Amélie Nothomb nous suggère deux dénouements différents pour cet ouvrage; il reste au lecteur de trouver celui qui lui correspond le mieux.

par Rayane Beyly























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