La finance contre le changement climatique



Le thème de la Journée de la Terre de cette année, célébrée le 22 avril, nous invitait à "investir dans notre planète". Pour ce faire, il faut repenser la manière dont nous gérons le développement économique et recalibrer la façon dont nous orientons les flux dans le système financier.

Les interdépendances entre l'Homme, la planète et le profit sont de plus en plus évidentes et bien documentées : nous sommes intégrés dans la nature, et non pas extérieurs à elle. Plus de la moitié du PIB mondial dépend fortement ou modérément de la nature et de ses services, et environ deux tiers des cultures vivrières dépendent au moins en partie de la pollinisation animale. La dégradation des océans et des écosystèmes marins risque de coûter à l'économie mondiale environ 8,4 milliards de dollars au cours des 15 prochaines années. Le secteur financier n'est pas non plus épargné : la dégradation de la nature est un risque endogène pour la stabilité financière. À titre indicatif, une étude menée en 2021 par la Banque de France, a conclu que 42 % du portefeuille de titres des institutions financières françaises dépendent fortement ou très fortement d'un ou de plusieurs services écosystémiques. Des études similaires menées aux Pays-Basen Malaisie et au Brésil ont révélé des dépendances encore plus fortes.

Ces services sont aujourd'hui en état d'urgence. La planète a déjà perdu 83 % des mammifères sauvages et la moitié des plantes ; l'activité humaine a considérablement modifié les trois quarts des terres libres de glace et les deux tiers des environnements marins. Près d'un million d'espèces végétales et animales sont menacées d'extinction dans les décennies à venir, à un rythme des dizaines voire des centaines de fois plus rapide - et qui s'accélère - qu'au cours des 10 derniers millions d'années. Les risques pour l'économie et le système financier sont proportionnellement importants, en particulier dans les pays vulnérables au climat : la Banque mondiale estime que les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure pourraient perdre plus de 10 % de leur PIB par an d'ici à 2030, même dans un scénario prudent d'effondrement partiel des écosystèmes sans effets de rétroaction biophysique.

Mis à part les risques, même si nous n'essayons pas de résoudre la crise existentielle que représente l'effondrement d'un écosystème non substituable, la préservation de la nature et de la biodiversité a un sens économique et financier en soi : il a été calculé que 10 milliards de dollars de PIB et 395 millions d'emplois pourraient être débloqués d'ici 2030 en transformant les trois systèmes économiques responsables de 80 % de la perte de la nature (c'est-à-dire l'alimentation, l'utilisation des terres et des océans, les infrastructures et l'environnement bâti, ainsi que l'énergie et les industries extractives). S'il est vrai qu'un effort financier important sera nécessaire pour y parvenir, les possibilités d'économies futures signifient qu'il s'agit d'un investissement et non d'un coût.


Double crise : nature et climat

L'effondrement des écosystèmes est étroitement lié au changement climatique : les crises de la nature et du climat se renforcent mutuellement, érodant les fondements mêmes dont dépend notre bien-être collectif. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a averti à plusieurs reprises qu'il était essentiel d'investir dans notre planète, en particulier dans ses écosystèmes, si nous voulions atteindre l'objectif climatique de 1,5 °C fixé par l'Accord de Paris.

Les liens vont dans les deux sens : le monde naturel est important pour l'atténuation du changement climatique et l'adaptation à celui-ci, tandis que le changement climatique entraîne la perte de la nature. 

Nos océans et nos forêts servent de puits de carbone naturels et sont responsables de l'absorption de 60 % des émissions anthropiques mondiales. Les mangroves, les algues marines et les coraux protègent l'Homme et la faune des causes et des effets du changement climatique. Par exemple, les mangroves côtières stockent trois à cinq fois plus de carbone que les forêts tropicales et sont plusieurs fois moins coûteuses que les infrastructures de protection contre les inondations telles que les brise-lames. Parallèlement, l'augmentation de la fréquence, de l'intensité et de l'étendue géographique des perturbations liées au climat dégrade les écosystèmes et érode la capacité de la nature à atténuer le changement climatique. Par exemple, les sécheresses peuvent entraîner la libération de quantités importantes de gaz à effet de serre par les zones humides, tandis que la fonte du pergélisol arctique peut également entraîner une augmentation des émissions.

Pour briser ce cercle vicieux et restaurer la résilience et la productivité, les objectifs en matière de climat et de nature doivent être coordonnés. Au niveau politique, cela nécessite d'harmoniser les objectifs climatiques (tels que les contributions déterminées au niveau national et les plans d'adaptation nationaux) avec les stratégies et les plans d'action nationaux en matière de biodiversité. Les gouvernements doivent abandonner l'approche cloisonnée qui confie l'environnement à un seul ministère et ne tient pas compte du risque systémique que la perte de biodiversité fait peser sur le développement économique. Au niveau du système financier, il faut gérer les risques liés au climat et à la nature en relation les uns avec les autres.


Financement de la biodiversité

Les besoins de financement pour réaliser la transition nette zéro émissions et gérer les risques et opportunités liés au climat et à la nature peuvent être regroupés en trois catégories :

·      Premièrement, les investissements assortis de recettes définies, qui peuvent être en grande partie financés par le secteur privé. Il s'agit notamment d'une grande partie du programme d'atténuation du changement climatique, qui représente la majeure partie des besoins d'investissement, en particulier dans le domaine de l'énergie, qui a bénéficié de la baisse des coûts des énergies renouvelables.

·      Deuxièmement, les investissements qui ne génèrent pas de revenus courants mais des économies futures importantes, pour lesquels des solutions financières concessionnelles et innovantes sont nécessaires. Il s'agit notamment d'investissements dans le capital naturel, mais aussi dans l'adaptation et la résilience.

·      Troisièmement, le financement de domaines où il n'y a pas de revenus et peu d'économies, mais qui sont nécessaires pour que la transition soit perçue comme équitable et donc politiquement viable, comme la prise en compte des pertes et dommages et des coûts sociaux de la transition juste.


Plus on s'éloigne de la "frontière de la bancabilité" et plus on s'oriente vers des projets moins rentables et des régions où le coût du capital est plus élevé (mais où les besoins de financement tendent à être plus importants), plus le financement doit être innovant et concessionnel.

Pour combler les déficits de financement dans le domaine de la nature et de la biodiversité, il faudrait, selon les estimations, entre 598 et 824 milliards de dollars par an d'ici à 2030 et 4,1 milliards de dollars d'ici à 2050. Cela équivaut à moins de 1 % du PIB mondial. Une partie de cette somme peut provenir de la suppression des subventions néfastes qui endommagent les écosystèmes à la fois directement et indirectement en créant des freins à l'atténuation du changement climatique. Il s'agit notamment des subventions aux combustibles fossiles, à l'agriculture et à d'autres secteurs, qui représentent environ 800 milliards de dollars au niveau mondial et dont on estime qu'une grande partie nuit à la nature.

La réforme des subventions nuisibles peut et doit être complétée par une forte impulsion financière en faveur d'instruments innovants. Le marché des titres à revenu fixe a connu quelques succès avec des obligations liées à la nature, notamment sur le marché des obligations bleues (telles que la première obligation bleue souveraine au monde émise par le gouvernement des Seychelles pour soutenir des projets de pêche et d'exploitation marine durables, et plus récemment par la Barbade) et des obligations de conservation de la faune (telles que « l'obligation rhinocéros » de 150 millions de dollars de la Banque mondiale, qui vise à protéger la population de rhinocéros noirs d'Afrique du Sud).

Pour les économies à faible et moyen revenu vulnérables au climat et soumises à des contraintes fiscales en raison d'un endettement important, les échanges dette-nature se sont avérés un moyen efficace de faire face aux risques liés à la nature et de dégager des recettes pour la conservation. Selon certaines estimations, ces échanges ont permis de convertir environ 500 millions de dollars de dettes en 230 millions de dollars de financement de la conservation au cours des six dernières annéesLe Belizeen est un bon exemple, avec un échange de 553 millions de dollars pour protéger le deuxième plus grand récif corallien du monde, qui a permis de réduire la dette de plus de 10 % du PIB.

En s'appuyant sur les avancées réalisées dans le domaine des compensations carbone, les compensations fondées sur la nature et la biodiversité échangées sur les marchés volontaires du carbone peuvent constituer un canal supplémentaire pour réorienter les flux financiers vers la nature, à condition qu'elles soient réellement réservées aux cas où il est impossible de procéder à de véritables réductions d'émissions et que d'autres normes d'intégrité soient respectées. D'autres propositions prévoient de rémunérer directement ceux qui "gèrent" les ressources naturelles, selon un modèle inspiré des commissions perçues par les gestionnaires d'actifs dans le secteur financier privé (par exemple, une commission de 2 % versée au gouvernement brésilien pour mettre fin à la déforestation en Amazonie).


Réorienter le système financier

Il ne suffit pas d'orienter les financements vers des investissements dans la conservation, la restauration et l'utilisation durable des ressources : nous devons également aligner le système financierde manière qu'il dirige les flux des activités qui dégradent la nature vers celles qui la protègent et l'améliorent. À cet égard, le travail des ministères des financesdes régulateurs, des banques centrales et des superviseurs sera essentiel, de même que les efforts déployés par les organismes de normalisation et les agences de notation pour transformer l'architecture de l'information au sens large sur les risques et les opportunités liés à la nature. Le cadre mondial pour la biodiversité adopté lors de la 15e Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP15) qui s'est tenue à Montréal en décembre 2022 peut contribuer à donner une impulsion à l'action.

Les banques centrales en particulier sont bien placées pour étendre les cadres existants de collaboration et d'action dans le cadre du « Network for Greening Financial System" (NGFS), des évaluations liées au climat à celles liées à la nature, étant donné les similitudes distinctes entre les deux (nonobstant d'importantes différences également). Dans le cas de la nature, comme l'a exploré le groupe de travail sur la perte de biodiversité et les risques liés à la nature récemment créé par le NGFS, il est possible d'intégrer les considérations relatives à la nature et à la perte de biodiversité dans les cadres politiques existants, y compris les politiques microprudentielles et les exigences en matière de divulgation, ainsi que les évaluations macroprudentielles et l'analyse de scénarios.

Une architecture d'information sur la nature favorable est une condition préalable importante pour transformer ces opportunités en actions, tant au niveau de la politique financière, de la réglementation et de la supervision, qu'au niveau des décisions au sein du secteur financier lui-même. L'intention de l'International Sustainability Standards Board (ISSB) d'explorer les normes relatives à la nature et à la biodiversité comme l'un de ses prochains domaines d'intérêt, et de s'aligner sur les travaux de la Task Force on Nature-related Financial Disclosures (TNFD), est significative à cet égard.


Pas de planète B

La nature a toujours été une source d'inspiration et une ressource pour la civilisation humaine, une contribution essentielle à notre progrès et à notre développement. Les enjeux sont considérables alors que nous célébrons ce week-end la Journée de la Terre pour la cinquante-troisième année, notamment en raison des liens critiques entre le développement économique, le changement climatique, la nature et la biodiversité, qui sont désormais bien compris par les scientifiques et les économistes.

La COP15 a donné le signal politique. Il est maintenant temps pour le système financier de regarder cette étoile polaire tant attendue et d'accélérer le changement pour "investir dans notre planète". Non seulement cet investissement est essentiel sur le plan existentiel et a une valeur intangible, mais il contribuera également à mettre l'humanité sur une meilleure voie, définie par une plus grande sécurité alimentaire et hydrique, une réduction du risque de maladies zoonotiques et de pandémies, et des écosystèmes plus fructueux et productifs.

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