La force du pardon - Forgive but never Forget
Nous avons passé tout l’après-midi de ce jour de novembre 2017 à déambuler dans les rues de Lefkosa, la partie turque de Nicosie. La promenade s’est terminée devant un grand immeuble, l’un des plus hauts de toute Lefkosa, qui surplombe la « Buffer zone », la ligne de démarcation entre les deux parties, turque et grecque de la ville, contrôlée par les casques bleus onusiens. Le flanc gauche de la bâtisse blanchâtre qui donne sur Nicosie (la partie grecque de la ville), est occupé par une gigantesque fresque en noir et blanc d’un derviche tourneur en transe. A quelques mètres de lui, de gros trous noirs et irréguliers entachent la beauté de la fresque et ne manquent pas de détourner l’attention des admirateurs de la jolie œuvre d’art. Je n’ai pas pu m’empêcher d’en faire la remarque à Hakan, mon accompagnateur turco-chypriote qui me répondît en soupirant :
« Ces trous sont les marques de tirs d’obus grecs qui nous rappellent nos souffrances durant la guerre civile. Nous les avons volontairement laissés visibles pour ne pas oublier cette période sanglante de notre histoire. Il est vrai que nous pardonnons, mais nous n’oublierons jamais. We Forgive but we never Forget. »
Cette réponse m’a beaucoup marqué, mais je n’arrivais pas à en comprendre toute la portée. Je me suis surpris de nombreuses fois à la répéter même après mon départ de Chypre. Si on n’oublie pas, de quel pardon parle-t-on ? Ne serait-ce pas de l’hypocrisie que de dire qu’on « passe l’éponge » sans pour autant oublier ? Pardonner ne signifierait-il pas également oublier ? Dans mon cas, si je n’arrive pas à pardonner à certaines personnes qui m’ont fait du tort c’est parce que je ne parviens pas justement à oublier le tort qu’elles m’ont fait.
Plus récemment, il y’a quelques mois, en tant que consultant, j’ai fait une intervention en entreprise dont 70% du coût devaient être pris en charge par un organisme étranger. Une fois la prestation terminée à la satisfaction du client, ce dernier a refusé de payer sa quote-part prétextant que les autres consultants se contentent de la partie payée par le bailleur de fonds étranger et, qu’en tout cas, la situation financière de son entreprise ne lui permettait pas de payer le solde de la facture. J’ai beau lui rappeler son engagement contractuel, le client a refusé catégoriquement de payer. Après de nombreuses relances, je n’avais que deux choix possibles : ester en justice pour essayer de récupérer mon dû ou passer le montant aux pertes et profits. Après mûre réflexion, c’est pour le second choix que j’ai opté en me répétant que, tout compte fait, j’étais responsable de la situation puisque je n’avais pas exigé dès le début le paiement d’avance de la quote-part du client. Comme je le connaissais personnellement je n’avais pas hésité à lui faire confiance en violation de l’une de mes propres règles qui rappelle que « la confiance n’exclut pas le contrôle ». Plusieurs semaines plus tard, j’ai fortuitement rencontré la collaboratrice de mon client défaillant lors d’un événement commercial à Casablanca. De fil en aiguille, nous abordâmes la question du solde non-payée de la facture. À ma grande surprise, la collaboratrice m’a conseillé de lui pardonner.
« Jamais au grand jamais je ne lui pardonnerai » Me suis-je surpris à crier.
La fille m’a répondu calmement :
Recommandé par LinkedIn
« Je vous ai demandé de lui pardonner pour vous-même, pour que vous puissiez retrouver votre paix intérieure. »
Cette réponse inattendue m’a replongé dans la réflexion commencée à Lefkosa. Je commençais alors à entrevoir la relation entre le pardon et l’oubli à travers le prisme de la paix intérieure. Le pardon ne signifie pas alors effacer la faute et faire comme si elle n’a jamais été commise. Il ne signifie pas non plus oublier ou feindre d’oublier tout le préjudice subi. J’ai lu quelque part que celui qui oublie le mal qui lui a été fait se condamne lui-même à le revivre. Le pardon serait en fait plus proche de la grâce qui dispense le fautif de la peine dont la faute est assortie sans pour autant effacer cette dernière, que de l’absolution, entendue au sens religieux, qui efface aussi bien la faute que la peine.
Pardonner est en fait à l’avantage de celui qui pardonne et non à celui de l’auteur de la faute. Elle consiste pour le pardonneur à prendre conscience des effets toxiques, des émotions négatives et délétères de la faute et de refuser d’en souffrir. Tout tort qui nous est fait, toute faute commise à notre encontre, génèrent chez nous des émotions négatives comme la colère, la haine, la peur, le désir de vengeance, etc. qui, si nous les acceptons, nous rendraient malheureux, dépressifs, vindicatifs et nous feraient plus de mal que la faute elle-même. Ce que nous devrions oublier, ce sont justement ces effets toxiques de la faute et non la faute elle-même.
C’est indubitablement dans ce sens qu’Anthony Nevo a écrit :
« Le pardon est avant tout un exercice de libération intérieure qui te permet de passer à autre chose et d’aller de l’avant. C’est un outil d’une puissance absolue disponible à tous. Quand tu pardonnes, tu te libères. Tant que tu n’as pas franchi cette étape, la haine, le désir de vengeance ou tout autre sentiment toxique te rongent de l’intérieur et ne s’estompent pas. (1) »
Est-ce que cela veut-il dire qu'il ne faut pas donner une seconde chance aux fautifs pour se racheter ? Prière de mettre votre réponse dans les commentaires
(1) Nevo, A. (2018). « Il suffit d’une rencontre pour changer de vie ». ALISIO.