Le Maroc sur le podium (6)
Bienvenue à cette sixième partie de la série Le Maroc sur le podium. Il est fortement de recommandé de lire les épisodes précédents pour mieux comprendre le contenu de cette partie.
Les 10 piliers de la philosophie managériale de Regragui
De nombreux concepts, expressions et pratiques sont venus enrichir le vocabulaire des Marocains et autres fans de l’équipe des Lions depuis le début de la compétition. Passons-en en revue les plus marquants :
1. Rêver et se donner un objectif fédérateur
« L’équipe des rêveurs », l’un des surnoms donnés par les supporters et la presse à l’équipe des Lions à côté de bien d’autres comme « l’équipe des prosternés », « l’équipe des bénis de leurs parents », « l’équipe des rêveurs », etc. C’est comme si les paroles de la chanson du mondial « We are the dreamers », produite d’ailleurs par un autre Marocain, étaient spécialement écrites pour les Lions. Combien de fois avons-nous entendu Regragui dire : « C’est notre droit de rêver. Personne ne pourra nous l’enlever… Si vous ne rêvez pas, vous n’arriverez jamais [à rien]. »
En outre, dans ses déclarations à la presse de même que devant ses joueurs, Regragui rappelait que l’équipe ne jouait pas pour elle-même, mais pour le pays, qu’elle était venue pour aller aussi loin que possible dans la compétition et si elle pouvait repartir avec la coupe, pourquoi pas ? Il faut y croire. Il rappelait également que tout le monde arabe et toute l’Afrique étaient derrière les Lions. Bien entendu, Regragui était tout à fait conscient des limites de son équipe handicapée par un nombre important de blessés, de même que de la faiblesse de certains postes. Pourtant, il a toujours tenu à donner un objectif motivant à ses Lions.
2. Dir Niyya – Croyez-y fermement
Certains sont même allés à l’écrire « Leader Niyya ». Littéralement, « celui qui croit ». Niyya est un concept islamique qui n’a pas d’équivalent en français. Il veut dire « l’intention dans son cœur de faire un acte pour l’amour de Dieu » selon le commentaire d’Ibn Rajab sur les quarante Hadiths de l’Imam Nawawi. Niyya veut également dire « Croyance » au sens fort de « Mettre sa confiance dans quelque chose ou quelqu’un». Dans le contexte de son utilisation par Regragui, Niyya voudrait dire : « Croyez en vous-mêmes, en vos chances de gagner ». Il va même jusqu’à lui donner un sens quasi spirituel ou ésotérique quand il dit : « Dir Niyya. Le ballon va buter contre le poteau et sortir. » Ça rejoint le sens donné à Niyya dans la tradition marocaine quand les gens disent avec assurance : « Dir Niyya oubat Ma’a Lhayya » ce qui pourrait être traduit par « Faites confiance et couchez à côté d’une vipère [Et rien ne vous arrivera] ». Depuis son utilisation répétée par Regragui, tout le monde au Maroc et dans toutes les sphères parle de Dir Niyya.
3. Siiir, Siiiiiir
Il s’agit en fait d’un concept bien antérieur à la coupe du monde. Il a été utilisé au début par les ultras du WAC de Casablanca dont le coach n’était autre que Regragui. À l’époque, quand les Wydadis menaient une attaque, leurs supporters criaient à l’unisson : « Siiir, Siiiiiir » en tapant fortement des mains au-dessus de leurs têtes. Siiir veut tout simplement dire : « Vas-y ». Cet encouragement a tellement plu à Regragui qu’il a demandé aux supporters marocains de le scander à Qatar. Le mot a même été immortalisé par une chanson de soutien aux Lions. Scandé en chœur par plus de quarante mille supporters, ce cri électrisait les Lions et déstabilisait leurs adversaires à tel point que Didier Deschamps a réservé une partie du coaching mental de son équipe à apprendre à ignorer ce « rugissement » qui faisait trembler tout le stade.
4. « C’est bien, mais on n’a encore rien fait »
Après chaque victoire, Regragui répétait devant la presse, mais également devant ses joueurs : « C’est bien, mais on n’a encore rien fait ». Cela a permis à chaque fois de monter la barre d’un cran et a empêché les Lions de dormir sur leurs lauriers et de se ramollir. À chaque fois il leur disait, « Oublions le match précédent. Concentrons-nous sur celui qui s’en vient. » Comme nous le verrons plus loin dans cette série, une telle pratique rompt complètement avec un comportement qui a toujours été reproché aux joueurs marocains. Un stade de relâchement suivait habituellement et presque toujours les grandes réalisations des Marocains. En effet, les équipes marocaines encaissent souvent des buts quelques minutes seulement après qu’ils marquent le leur dans la cage de l’équipe adverse.
5. L’humour
Ceux qui connaissent Regragui de près, reconnaissent en lui quelqu’un de très porté sur l’humour. Loin des styles froids et distants de certains de ses prédécesseurs, Regragui par son humour et son auto-dérision, était très proche de ses joueurs. Il ne s’empêchait pas de rire de lui-même en se qualifiant de « tête d’avocat[1] », sobriquet que de nombreux Marocains se sont allégrement approprié. De même, Regragui a permis aux joueurs de toucher son crâne, voire de le balancer en l’air chaque fois qu’ils sortent victorieux d’un match. On l’a vu également courir en se donnant des tapes sur la tête comme un fou quand Hakimi a marqué son pénalty contre l’Espagne permettant ainsi au Maroc de passer au tour suivant. L’image de son échange informel avec le gardien Bounou durant le point de presse et le fou rire de ce dernier après le match contre le Portugal ne s’oubliera pas de sitôt.
6. Bénédiction des parents
En bon leader et de concert avec la fédération, Regragui a fait venir les familles des joueurs à Qatar. C’est ainsi que le monde a pu voir combien l’attachement familial était sacré pour les Marocains au moment où la plupart des Occidentaux mettent leurs parents dans les auspices à une phase de leur vie où ils ont le plus besoin d’eux. Imaginez un instant quelle serait votre fougue en vous battant sous le regard clément de votre mère ou de votre père.
7. Analyse de l’adversaire et préparation du plan de match
Au fil des matchs, des analystes ont commencé à qualifier Regragui de « perfide » tellement il excelle dans l’analyse de l’équipe adverse aidée en cela par toute une équipe multidisciplinaire. La plupart de ses remplacements se sont avérés fort judicieux et certains remplaçants ont même marqué des buts ou ont rééquilibré le match au profit du Maroc. Bien entendu, cela n’aurait pas été possible sans une préparation minutieuse de chacun des matchs que l’équipe nationale a joués.
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8. Humilité et travail d’équipe
À chacune de ses sorties médiatiques, Regragui refusait de s’attribuer seul le crédit des victoires des Lions. Il rappelle toujours que c’était grâce à un travail d’équipe qui transcende le coach et même les joueurs. Il est vrai, rappelle-t-il, que ce sont les joueurs qui se battent sur le terrain, mais s’ils sont là et s’ils gagnent c’est parce qu’il y a une équipe médicale derrière qui fait des miracles pour aider les blessés à récupérer au plus vite. Un autre coach marocain très connu, Mhamed Fakhir, a dit que faire récupérer un joueur blessé ça n’est pas aussi simple que faire recharger la batterie de son téléphone. Une équipe technique passe également son temps à visionner les vidéos des équipes adverses à la recherche d’éventuels angles d’attaque. D’autres personnes sont chargées de la logistique, de la préparation physique, de la nutrition, etc. La fédération également, sous le leadership d’un autre artisan du succès, ne ménage aucun effort pour permettre à la délégation marocaine de se focaliser sur son travail. C’est le concours de tout le monde qui permet, dit-il, aux Lions d’être fins prêts et de rugir haut et fort le jour du match.
9. Relations personnalisées avec les joueurs
Interrogé sur le secret de l’harmonie dans l’équipe nationale et sa manière de convaincre certains joueurs de revenir à la tanière des Lions et à jouer dans des positions qui ne sont pas habituellement les leurs, Regragui a expliqué que bien que tous les joueurs soient égaux, ils ne les traitent pas de la même façon. Il a expliqué qu’il les écoute, qu’il les aide du mieux qu’il peut et qu’il les considère tous comme ses petits frères. Parlant plus particulièrement du cas de Ziyach, il a dit « Ziyach c’est mon petit. Je l’adore. Ziyach c’est quelqu’un qui peut se tuer pour toi si tu lui donnes ton amour. D’ailleurs, je ne comprends pas comment il a pu avoir des problèmes avant [Avec le coach précédent]. »
Des relations étroites, fraternelles et personnalisées, mais qui ne veulent pas dire débandade et laisser-aller. Jamais depuis le début de la compétition on n’a vu un joueur marocain rouspéter au moment de son remplacement ou menacer de quitter la sélection, comme c’était le cas dans d’autres équipes comme la Belgique, le Portugal et le Cameroun.
10. Sens d’appartenance et Grinta
Le sens d’appartenance a été une source extraordinaire de motivation aussi bien des joueurs que des supporters. De nombreux compatriotes aussi bien au Maroc qu’à l’étranger ont affirmé qu’ils n’avaient jamais été aussi fiers d’être Marocains que depuis l’exploit des Lions à Qatar. Le témoignage caustique et émouvant de Gad El Maleh affirmant sa fierté d’être Marocain n’a laissé personne indifférent. Mais comment Regragui a pu développer ce sens d’appartenance chez des Marocains nés et éduqués à l’étranger sans liens solides avec le pays natal de leurs parents ? La réponse est certainement à chercher du côté de la déclaration aussi bien du coach que des joueurs : « Nous sommes une famille », de même que de celui de l’amour que vouent les joueurs à leurs parents. La présence très forte et très remarquée des supporters marocains à Qatar a renforcé davantage ce sens d’appartenance qui a nourri une grinta sans précédent dans l’histoire des participations marocaines à la coupe du monde.
Mettez un Lion dans votre moteur
Comprendre les 10 piliers expliqués dans cette section et inspirés du management de l’équipe nationale par Regragui, s’il est une condition nécessaire, n’est pas pour autant suffisante. En effet, ces différents piliers ne soutiendraient l’édifice du management et développement socioéconomique que s’ils sont disposés dans une configuration raisonnée et logique leur permettant de jouer leurs rôles individuels en tant qu’éléments d’un tout, d’un système, qui les transcende.
Quand j’étais enfant, je lisais avec beaucoup de curiosité sur des panneaux publicitaires dans plusieurs endroits à Casablanca, le slogan d’une marque de lubrifiants qui disait : « Mettez un tigre dans votre moteur ».
Bien entendu, je n’y comprenais pas grand-chose et je tendais à comprendre le slogan littéralement et me demandais comment peut-on mettre un tigre dans son moteur ? Plus tard, j’ai compris qu’il s’agissait d’une image allégorique qui référait à toute la force que vous mettriez dans le moteur de votre voiture si vous utilisez le lubrifiant de cette marque. Pareillement, imaginons la force que nous mettrions en nous-mêmes si nous permettions au Lion qui dort à l’intérieur de chacun d’entre nous de se réveiller et de rugir.
L’inventaire fait dans la section précédente des piliers de management de l’équipe du Maroc émane d’une lecture et d’une analyse strictement personnelles. Essayons à présent de déconstruire les concepts et pratiques dudit management en les sortant de leur contexte footballistique pour les rendre transposables dans d’autres contextes et, en particulier dans ceux du management et du développement. La Table 1 vise justement à faciliter cette transition entre les deux contextes.
Les concepts ou pratiques déconstruits seront expliqués par la suite afin de comprendre leur sens dans le domaine du management, du leadership et de développement. Néanmoins, les explications fournies dans cette section visent juste à permettre d’en comprendre la logique et l’importance dans la perspective d’une performance meilleure. Je n’ai aucune prétention de donner ici un cours de management, de leadership ou de développement socioéconomique, mais juste de jeter les jalons d’un management performant fondé sur les succès des Lions.
[1] Bien entendu, il parle ici du fruit.