La fraîcheur et l’allégresse

La fraîcheur et l’allégresse

J'aimerais vous faire partager un peu de cette poésie, si juste dans ce texte, que l'on ressent devant la peinture chinoise où tout est suggéré, chuchoté plus que montré.

Histoire du jour

Source magazine SINOCLE Think China Twice

L’été est la saison propice aux cabanes d’ailleurs et aux jardins imaginaires : nous republions donc ici notre parution du 23 juin dernier. 

La fraîcheur et l’allégresse 


Le monde est un tissu d’intrigues, de contraintes et de compromissions. Rien ne sert de s’en plaindre, il faut juste savoir s’en détacher, en dénouer la trame, en perdre le fil. Sans grief ni amertume. La poésie ne renie pas le monde ni ne le disqualifie, elle le dénoue, le ré-accorde comme on accorde un instrument de musique.

« Digne dans mon humble hutte, à mon aise, j’ai bu du vin et composé des poèmes, accordé au cours des choses, conscient de mon sort, n’ayant plus ainsi aucune arrière-pensée ». 

Le programme est donné dès le début du 5 ème siècle par Tao Yuan-ming dont Kerouac disait qu’il avait été plus important pour la Chine que Mao. Pendant des siècles jusqu'au grand Yuan Mei qui meurt en 1797, ce programme sera joué, modulé, adapté sur tous les tons. Ils se surnomment eux-mêmes ou se laissent ainsi nommer le Maître des cinq saules, l’ermite du Lotus bleu, le Bienheureux sous le ciel, l’hôte de la pente de l’Est. Ces surnoms disent à eux seuls l’intention de leurs auteurs. On les retrouve tous dans Eloge de la cabane et du jardin, nouvelle anthologie bilingue de la poésie classique chinoise qui vient de sortir chez Moundarren.

Comme Homère rassemble sur son nom presque anonyme l’ensemble des chants des aèdes, le poète chinois classique est un pinceau-cithare-jarre de vin qui traverse les siècles. Il peint pour saisir la vie à sa source, dans son essor plus que dans ses figures, il pince les cordes en soie de sa cithare pour délester encore un peu plus ses mots de leurs sens, il boit moins pour oublier que pour pour se souvenir autrement.  

« C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes, au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs ». On se souvient de la vie antérieure de Baudelaire. Les splendeurs du poète chinois sont moins glorieuses que les fastes baudelairiens : elles se cachent dans les nids d’hirondelles, le vol des grues, le chant du gibbon au crépuscule, le sarrasin qui germe, la saveur des kakis et des courges tardives, la beauté comparée des fleurs de paulownias et de sophoras, le parfum des genévriers et des orangers, la course des crabes et des fourmis, l’oisiveté des nuages et des poissons.   

Le monde n’oblige pas le poète chinois à battre en retraite, c’est lui qui décide de s’en détacher. Même quand il est banni par le pouvoir, il ne vit pas son exil perdu dans la nostalgie du retour.  

Ici les retraites ne sont jamais des fuites ou des intermittences capricieuses dont l’unique objet serait de nous renvoyer encore plus violemment dans le monde. Elles sont des écarts à partir desquels on comprend mieux toutes les ressources du monde. Ecoutez leurs noms pour comprendre : La Villa de l’accord au cours des choses, Les Champs Bleus, la Montagne des Huttes, La Rivière aux cent fleurs. « Je me suis installé en dehors du monde de poussière pour vivre à ma guise, ma grue blanche à ma place accueille mes visiteurs, le vent printanier pour moi tourne les pages du livre ». Celui-là c’est Yuan Mei, la grande voix poétique du 18 ème mais qu’importe. « Vous me demandez pourquoi je perche sur la montage émeraude, je ris, sans répondre, le coeur libre, les fleurs des pêchers au fil de l’eau s’éloignent, ciel et terre ici diffèrent du monde ordinaire ». Celui-ci est très connu, c’est Li Bai, l’ermite du Lotus bleu, né en 701. 

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A la fin de L’Education sentimentale, Flaubert écrit de Frédéric Moreau : « Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides, et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue ». La fleur même de la sensation, par ce bonheur inédit d’expression, Flaubert dit presque l’essentiel de la quête du poète chinois. Qui ne quête rien d’ailleurs et se contente de cueillir non la rose dans sa verte nouveauté à la Ronsard mais la fleur même de la sensation.    

Contrairement au prêtre, le poète ne cherche pas à faire parler le ciel car il sait que le ciel ne parle pas et, à rebours de l’homme ordinaire ou du philosophe, il ne prête aucune intention aux nuages flottants. « Le ciel sursaute, la terre bondit, l’univers tressaille » note celui-ci, Yang Wan-li qui composa au 12 ème siècle mais qu’importe. « Les Phénomènes s’émurent » écrira un peu plus tard Rimbaud dans ces trois mots qui font pâlir toute la phénoménologie.

Le poète est celui qui attend sans impatience l’éclaircie qui fera le rouge de la pivoine plus intense, celui qui prépare le chou vert en s’étonnant que, cette saison, il rende une nuance de couleur légèrement asperge, mousse, céladon ou jade, celui qui veut vivre comme un immortel sur terre, le corps oisif, le coeur dispos, l’esprit alerte, ne négligeant aucune tâche domestique, tout occupé par les choses infimes qui lui ouvrent des grands lointains. 

« La neige fondue qui tombe serrée comme du chanvre fait le bruit des vers à soie dévorant les feuilles ou celui, quand la marée descend, des crabes qui marchent sur le sable ». Celui-là s’appelle Tang Yin, vécut au 16 ème siècle mais qu’importe. « Le clair de lune inonde la véranda, je prends soin de ne pas fouler l’ombre du prunier dépouillé ». Ici c’est Lu Yu qui meurt en 1209 mais qu’importe.  

Le monde est le royaume de ce qui se flétrit, il nous fait croire à l’importance de choses qui, paradoxalement, augmentent le désoeuvrement de l’esprit et l’inertie du coeur. La poésie est simplement cette ruse, cette esquive, qui rend au monde sa fraîcheur.

D’où vient la fraîcheur ? D’abord du vent, de l’ombre du bananier, de la fleur du jujubier, du reflet de la lune dans la source. Ensuite des cordes en soie de la cithare délicatement pincées, du vin qui donne l’oubli et l’apesanteur. Enfin de la mémoire du monde dont on s’est dégagé sans le renier, des livres familiers, des poèmes qui viennent de loin et de jadis. 

La fraîcheur a plus d’une source et toutes procurent l’allégresse qui fait que le coeur s’accorde enfin aux choses ou au vide, c’est la même chose.  

« Sans aucune pensée, allègre, j’oublie où je suis, le coeur accordé au vide ». Telle est la chute de Me réchauffant au soleil d’hiver de Bai Juyi, une des stars de la poésie Tang du 9 ème siècle mais qu’importe.  

« Je t’envie, ivre au milieu des fleurs, papillon voltigeant dans le rêve ». On a oublié le nom de celui-là.

Anne MARLEIX

TERRA PROJECT. Urgence écologique, urgence pédagogique

3 ans

Mille fois merci Isabelle pour ce beau texte.

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