La gestion des conflits en entreprise : Conflit de valeurs ou conflit d’usage ?
Celui qui gère ses conflits quand ils se déclarent est semblable à celui
qui se met à creuser un puits quand il commence à avoir soif
(Proverbe chinois[1] honteusement détourné pour la circonstance)
Le travail est le théâtre de nombreux conflits qui grèvent la productivité et l’engagement au travail et font la fortune des consultants.
L’espace de travail est par nature un espace générateur de contradictions et de double-contrainte. Un espace ou se côtoient et se confrontent des personnes aux enjeux et aux intérets différents. On considère souvent que les conflits en entreprise s’originent dans les oppositions de valeurs mais ce n’est pas toujours le cas :
Ces contradictions et conflits renvoient le plus souvent à des conflits d’usage : C’est dans la manière qu’ont les acteurs d’occuper l’espace de travail que se trouvent les sources des conflits.
DES CONFLITS DE CRITERE
Le travail est l’enjeu de conflit de critères. On pourrait parler aussi de compétition de critères. On peut identifier par exemple des conflits de critère entre la direction et l’exécution :Le dirigeant, guidé par des critères d’économie, qui refuse de changer une machine tant qu’elle ne tombe pas en panne est en conflit avec son opérationnel qui passe trop de temps à réparer la machine. On voit par cet exemple se manifester la compétition de critère que met en lumière Yves Clot dans ses ouvrages sur le travail. L’entreprise est le lieu de la compétition entre les critères de direction (économiques financiers stratégiques) et les critères de travail bien fait de l’exécution.
Mais, même si les critères sont différents les acteurs de l’entreprise partagent la valeur travail et productivité.
On voit déjà ici qu’on peut partager une valeur mais pas la façon dont elle se concrétise : son équivalence concrète.
Ce qui introduit un biais dans la relation au travail de tous les protagonistes c’est ce qu’on pourrait appeler un conflit d’usage
DES CONFLITS D’USAGE
On peut prendre cette notion de conflit d’usage comme une manifestation d’opposition entre acteurs dénonçant l’incompatibilité entre certaines pratiques, formes d’appropriation de sous-ensembles spatiaux ou utilisation de ressources naturelles ou une concurrence potentielle entre certaines pratiques, formes d’appropriation de sous-ensembles spatiaux ou utilisation de ressources naturelles[2].
Prenons un exemple hors du monde du travail :
J’ai l’habitude d’aller entretenir ma santé en faisant du vélo dans un parc. Comme tout bon usager de la route je roule à la droite de la route.
Il y a très souvent des coureurs à pied qui viennent en sens inverse et qui courent à leur gauche c’est à dire dans le même espace que moi, à « ma » droite.
En faisant cela ils respectent une règle importante de la circulation, qui prescrit de marcher face au danger donc sur le coté opposé du sens de sa circulation.
Inutile de vous dire que c’est parfois l’occasion d’invectives et d’échange de « mots doux ».
Pourtant nous respectons tous les deux la loi. En ce sens nous avons une valeur commune : nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut respecter la loi pour le bien commun.
Mais cette loi de la régulation du trafic s’incarne différemment suivant l’usager. D’ou la notion de conflit d’usage.
LE CONFLIT D’USAGE N’EST PAS UN CONFLIT DE VALEUR
Le conflit d’usage de l’espace de circulation est dû au fait que chacun des usagers est soumis à des règles différentes (tenir sa droite pour les véhicules et faire face au danger pour les piétons) pour une même loi de régulation du trafic : il faut partager l’espace pour permettre un trafic fluide et diminuer les risques d’accident.
De la même manière, les conflits en entreprise ne portent pas toujours sur des oppositions de valeurs. Ce sont le plus souvent des conflits sur la manière dont la valeur ou la croyance s’actualise, s’incarne. Des conflits d’actualisation de croyances ou conflit « d’équivalences concrètes » dirait-on dans le monde de la PNL
On peut supposer que nous avons à peu près tous les mêmes valeurs puisque tant bien que mal on arrive à vivre ensemble. Mais elles s’actualisent différemment suivant l’usage que l’on doit faire de l’environnement.
ON PEUT AVOIR LES MEMES VALEURS ET ETRE QUAND MEME EN CONFLIT
Le Conflit d’usage dans la rue entre un cycliste et un automobiliste donne parfois lieu à de vifs échanges :
- « La rue est à tout le monde » ! dit l’un.
-« Justement la rue est à tout le monde » ! dit l’autre. Chacun se servant de la même valeur pour justifier son comportement.
La valeur ou la croyance est partagée mais pas équivalence concrète. Chacun se dit que la rue est à tout le monde, et qu’il a le droit de circuler comme il le souhaite et que c’est à l’autre de tenir compte de son droit.
Ainsi on peut partager des valeurs mais pas leurs équivalences concrètes, c’est à dire « la manière dont elles s’actualisent » dans l’espace de vie. En entreprise, le conflit porte plutôt sur les équivalences concrètes que sur les valeurs
Et les frictions qui en découlent s’originent dans un conflit d’usage de l’espace partagé : que ce soit la route ou l’usine.
Ce mécanisme est vrai aussi au niveau planétaire : Nous partageons tous l’idée que, puisque personne n’est propriétaire de la mer elle est à tout le monde. L’équivalence concrète de cette croyance est qu’on a le droit d’y prélever du poisson. Implicitement nous partagions cette équivalence concrète. Les bateaux usines qui pillent la mer, originellement très poissonneuses, des cotes somaliennes partagent la croyance avec les artisans pécheurs somalien, que tout le monde a le droit de se servir. Pendant longtemps personne ne s’est ému de ce que les bateaux-usines labourent la mer, du moins tant qu’on n’a pas vu le danger. Mais le conflit d’intérêt qui découle de cette croyance partagée est une mise en danger de famine à court terme des populations locales. Les pirates somaliens ne sont que le reflet de la piraterie technologique des bateaux usines.
CODIFIER LES RELATIONS POUR DECOUPLER LE BINOME VALEUR/EQUIVALENCE CONCRETE
Codifier les relations apparaît alors comme un moyen de dépasser ce conflit d’usage. Chacun est légitime pour faire triompher « son » équivalence concrète de cette valeur partagée. Il serait donc illusoire de chercher une quelconque vérité qui ferait triompher un point de vue ou un autre. Sauf à utiliser le raccourcit simplifiant de la tyrannie comme bien souvent en entreprise : j’ai raison parce que j’ai le pouvoir.
La règle a comme fonction de découpler la valeur de l’équivalence concrète associée. Lorsqu’il y a un conflit d’usage dans un environnement de travail, la seule manière de s’en détacher est de se mettre d’accord sur une règle d’usage. La règle d’usage est une équivalence concrète et circonstanciée de la loi, sa matérialisation. Sa forme va plutôt être cohérente avec la réalité du contexte et peut apparaître en contradiction avec la loi générale.
Cette proposition a un corollaire intéressant : s’il y a conflit ce n’est pas forcément que nous n’avons pas les mêmes valeurs, c’est parfois que quelque chose a été insuffisamment codifié. Il existe un flou dans l’ensemble des règles qui régissent les relations. Là ou il y a un conflit chacun y va de son couple valeur/ équivalence concrète avec implicitement l’idée que c’est la seule et la bonne façon de penser. Tant que cette question reste impensée il n’y a aucune raison de questionner les représentations en jeu dans le conflit. C’est entre autre la raison d’être d’un syndicat qui a comme fonction de mettre le doigt sur les flous, l’impensé de l’organisation pour pousser à une codification. En mettant en avant le couple valeur/équivalence concrète des salariés il contraint la direction à repenser la codification des relations pour échapper à la tentative de pression des syndicats.
SE DISPUTER[3] POUR NE PLUS SE CONFRONTER
La seule manière de sortir du conflit est bien entendue de mettre un peu de lumière sur cette zone de flou. Le travail avec les protagonistes d’un conflit s’articule souvent autour d’une mise en mot pour chacune des parties de la manière dont ils constituent leur couple valeur/équivalence concrète. L’étape suivante consiste à faire comprendre à chacune des parties qu’au delà des valeurs qui peuvent être partagées il y a nécessité de codifier d’une manière claire la façon de contextualiser, incarner, ces valeurs dans l’espace partagé.
Si chacun veut maintenir sa façon de concevoir le couple « valeur/équivalence concrète », la seule manière de continuer à être ensemble dans l’espace de travail c’est qu’une des deux partie prenne le pouvoir sur l’autre ou qu’on transgresse les règles du travail. Dans un cas comme dans l’autre c’est une forme de violence. C’est parce qu’on ne sait pas sortir de cette alternative qu’il s’installe de la souffrance.
La seule manière de résoudre le conflit est de transgresser la règle.
Quand on ne prend pas le temps de chercher à dépasser le conflit d’usage, on condamne les acteurs à produire des transgressions :
- Soit que le détenteur du pouvoir tente de manipuler le subordonné ou d’exercer son pouvoir sur lui : ce qui met en danger la relation.
- Soit que le subordonné « met sous le tapis » les difficultés et erreurs que cette situation génère : ce qui met en danger sa valeur « travail bien fait » et donc l’image de soi.
C’est en soi une double contrainte car quoi qu’on fasse on produit une situation conflictuelle : inter-individuelle ou intra-individuelle.
Cette situation de double contrainte explique la violence dans les rapports de travail et les frictions qui en découlent.
Se confronter pour dépasser la double contrainte apparaît alors comme le seul moyen d’éteindre dans l’œuf le risque de conflit. C’est généralement parce que ces ingrédients du conflit d’usage restent largement inconscients que l’on aboutit à l’émergence du conflit de relation. Conflit de relation généralement interprété comme un conflit de valeur.
[1] Le proverbe original est : celui qui se soigne quand il est malade est semblable à celui qui creuse un puis quand il commence à avoir soif.
[2] Patrice MELÉ, « Conflit d'usage », in CASILLO I. avec BARBIER R., BLONDIAUX L., CHATEAURAYNAUD F., FOURNIAU J-M., LEFEBVRE R., NEVEU C. et SALLES D. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013, ISSN : 2268-5863. URL : http://www.dicopart.fr/es/dico/conflit-dusage.
[3] La dispute© est une méthodologie d’accompagnement de la gestion de conflit qui doit son nom à l’étymologie de dispute (DISPUTER v. est emprunté au latin disputare « mettre au net après examen et discussion»,
DISPUTATION n. f., emprunté au dérivé latin disputatio «examen, discussion», a servi à désigner un débat très animé, spécialement (1541) une discussion publique sur un sujet de théologie.