La lutte contre le blanchiment d'argent se trompe-t-elle (parfois) de cible?

Deux commentaires publiés cette semaine mettent en lumière la position difficile dans laquelle se trouvent les intermédiaires financiers, et plus particulièrement les compliance officers, en matière de lutte contre le blanchiment d’argent en Suisse. En prolongation de l'opinion du Prof. Carlo Lombardini concernant les méthodes de la lutte contre la criminalité économique et du commentaire de Me Nicolas Béguin, à propos d’un arrêt récent du Tribunal pénal fédéral, on peut s'interroger quant à la pertinence et à l'efficacité de l'inflation des normes en la matière. On ne saurait remettre en cause le principe même de la lutte contre le blanchiment d’argent et le fait que les intermédiaires financiers y ont une part importante à jouer. Néanmoins, on peut discuter de l’apparent renversement des priorités qui met au cœur de la cible de la lutte contre le blanchiment d’argent non pas les criminels présumés mais les professionnels (intermédiaires financiers et leurs collaborateurs) qui auraient mal ou pas rempli leurs obligations professionnelles.

La multiplication des procédures (de droit pénal administratif) contre des employés d’intermédiaires financiers (notamment des compliance officers) pour violation de l’obligation de communiquer en vertu de l’art. 37 LBA interpelle particulièrement. En effet, à la lecture des rares décisions publiées, le praticien aura en général un sentiment de décalage important entre ce qui est décrit comme le comportement qu’il aurait fallu adopter (étendue et profondeur des clarifications, temps à disposition pour y procéder, estimation de ce qu’une autorité de poursuite pénale pourrait déjà avoir dans son dossier pour évaluer si – malgré une procédure pénale déjà engagée – il ne subsisterait pas une obligation de communiquer, etc.) et la réalité de la mise en œuvre des normes anti-blanchiment. La capacité à identifier des informations négatives et la définition du moment où il faudra communiquer se déterminent de cas en cas et selon l’ensemble des circonstances. Le point sensible est de décider si on dispose de temps supplémentaire pour clarifier une situation ou s’il faut communiquer, comme le préconise la jurisprudence, un « simple doute » devenu « soupçon fondé » parce qu’on estime ne pas pouvoir finaliser à satisfaction des clarifications. Face à la même situation, deux intermédiaires financiers pourront avoir un temps de réaction et un délai jusqu’à la prise de décision variables selon la nature de l’alerte (identification de l’élément problématique par un employé au moment d’une transaction ou lors du batch mensuel des transactions à risque accru), leur capacité de clarification (celles-ci sont aussi inhérentes à la nature de la relation d’affaires et à son niveau de risque selon les critères définis par l’intermédiaire financier concerné, qui déterminent notamment les informations déjà disponibles), leur processus de prise de décision, etc.

Le sentiment de décalage est d’autant plus grand lorsque les décisions judiciaires sont prises à la limite du délai de prescription, voire dans des cas où les procédures pour blanchiment ont été classées. Sans compter le sentiment – très peu juridique il est vrai – de malaise quand on voit en parallèle que le temps d’examen des communications par le MROS ne cesse de s’allonger au-delà des 20 jours ouvrables de l’art. 23 al. 5 LBA, prolongeant d’autant la période d’incertitude pour les intermédiaires financiers. Last but not least, dans sa « Fiche d'information relative au formulaire de communication de soupçons », le MROS indique « Le MROS n’accepte une communication de soupçons que lorsque le formulaire de communication est dûment rempli et que les annexes à la communication sont fournies de façon complète. (…) les annexes mentionnées en gras doivent obligatoirement être jointes à la communication de soupçons. Si ces documents sont absents ou fournis de façon incomplète, le MROS se réserve le droit de ne pas accuser réception de la communication de soupçons. » Or, le MROS n’est pas l’autorité compétente pour déterminer si un intermédiaire financier a rempli ses obligations de diligence. Par ailleurs, indépendamment des exigences de l'Ordonnance sur le Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent (MROS), le MROS peut-il vraiment prendre la responsabilité d’ignorer une communication et/ou de ne pas confirmer à un intermédiaire financier sa réception au motif qu’il manquerait des informations ou documents ? Ceci alors qu’il a le pouvoir de demander des compléments et que les intermédiaires financiers sont poussés à communiquer plus souvent et plus rapidement (ce qui peut précisément avoir pour conséquences des communications moins précises) ?

On peut craindre que la révision en cours de la Loi sur le blanchiment d'argent n’apporte pas de réponse satisfaisante. En effet, le Message du Conseil fédéral :

  • réitère sa volonté de garder un système de communication de qualité (et non « défensif »), ce qui est une option parfaitement valable;
  • s’appuie sur une jurisprudence qui a érigé le « simple doute » au rang de « soupçon fondé » imposant de procéder à une communication plus souvent et rapidement donc probablement au détriment de la qualité de celles-ci (ce qui va à l’encontre de ce « système de qualité » et au cadre mis en place dès 1998);
  • annonce que la notion de « soupçon fondé » devrait être définie à l’avenir, mais uniquement au niveau d’une ordonnance;
  • ne réexamine pas les conséquences de l’art. 37 LBA en matière de violation de l’obligation de communiquer, pas plus que la question de l’abandon de la punissabilité par négligence figurant à l’art. 37 al. 2 LBA tel que demandé par nombre de participants à la consultation relative à l'avant projet de loi.

Ceci ne contribue pas à clarifier l’étendue de la responsabilité des intermédiaires financiers et de leurs compliance officers.

Il serait de loin préférable d’oser ouvrir une réflexion sur l’ensemble du système de communication au MROS en y incluant les points suivants :

  • l’option principale entre système privilégiant les communications de qualité avec un certain niveau d’analyse préalable vs. un système privilégiant la quantité et basé sur une réaction quasi immédiate à tout type d’alerte sans analyse préalable;
  • le type de communication (droit et/ou obligation, la coexistence de ces deux systèmes ne contribuant pas à clarifier la situation);
  • la (re)définition du seuil de déclenchement de la communication (non pas dans une ordonnance mais soit dans la loi soit dans un document informel exprimant la pratique souhaitée illustrée d’exemples spécifiques qui ne sauraient être érigés en règles pour tous les cas, chaque situation devant être examinée en fonction des circonstances spécifiques);
  • une nouvelle terminologie (par exemple « soupçon » au lieu de « soupçon fondé ») pour montrer que les règles ont changé;
  • la responsabilité de la communication (par exemple, véritable reconnaissance des fonctions de compliance officer et de MLRO au niveau de la loi, mais à condition qu’en leur attribuant des responsabilités on leur accorde aussi des droits);
  • la punissabilité en cas d’absence de communication ou de communication tardive ou incomplète (intermédiaire financier vs. ses organes et employés en particulier les compliance officers; mauvaise application d’obligations professionnelles vs. comportement – intentionnel – méritant d’être puni par une mesure de droit pénal administratif);
  • les conséquences au niveau de la mission du MROS (il ne leur revient notamment pas de déterminer si un intermédiaire financier a respecté ou non son obligation de communiquer) et de son organisation (notamment ses ressources).

Une révision en profondeur et complète de notre système communication, du simple doute au sort de la relation d’affaires après la communication, représenterait un challenge important notamment lors de son passage aux Chambres, mais cela ne serait-il pas le seul moyen de rétablir enfin une certaine sécurité du droit pour les intermédiaires financiers et les compliance officers soucieux de remplir leurs obligations ?

Opinion du Prof. Lombardini : https://www.letemps.ch/economie/methodes-totalitaires-lutte-contre-criminalite-economique

Commentaire de Me Béguin : https://www.cdbf.ch/1078/#.XS71znl7nDA

Douglas Hornung

Fondateur de Hornung Avocats, Divorce.ch Sàrl et Lawffice SA

5 ans

Régulièrement, le GAFI et autres organismes bien pensants reprochent à la Suisse d’être encore insuffisamment diligente dans la lutte contre le blanchiment, en particulier dans le nombre juge insuffisant de dénonciations pudiquement qualifiées de communications. Il faut faire du chiffre camarade ! Et le plus simple est de taper sur le maillon faible à qui il est tellement plus facile de reprocher tout et son contraire, surtout des années après et par des ayatollahs qui n’ont jamais fait de la pratique dans le domaine mais arrivent tellement bien à théoriser et faire la leçon

Prof. Dr. Andrew Garbarski

Partner at Bär & Karrer AG, Co-Head of White Collar Crime Practice Group

5 ans

Tout à fait d’accord avec ces réflexions et préoccupations. A cela s’ajoute la détermination parfois « aveugle » de l’autorité à poursuivre le soupçon de manquement à l’obligation de communiquer, souvent en relation avec un état de fait ancien, proche de la prescription (7 ans). On peut s’interroger quant à la pertinence de telles procédures, surtout lorsque l’intermédiaire est recherché pour une violation commise par négligence.

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