La parole à l'heure numérique

Un livre de réflexions sur le monde contemporain, qui se lit comme des Propos sur sur les évolutions de l'économie numérique. Avec son septième livre, 500 réflexions sur le digital, Bertrand Jouvenot s'adresse aux travailleurs de la Gig economy — les indépendants, freelances et switchers — pour réfléchir à l'impact du numérique sur notre quotidien. 

J'ai été surprise par la place qu'occupe la parole dans ces réflexions. Éléments centraux de création de valeur dans cette nouvelle économie de l'attention, enjeux cruciaux dans les relations entre le monde occidental et la Chine, clefs à « l'ère de l'assistance », la langue, les mots et le style deviennent plus que jamais des leviers de pouvoir.

Quelques questions que soulève Bertrand Jouvenot sur l'avenir du langage :

1. Pendant longtemps, la langue diplomatique a été le français, détrôné au XXe siècle par l'anglais, qui domine à présent l'internet. Mais ces langues syllabiques reposent sur la prédominance de l'écrit. Les langues tonales, dont un même mot, prononcé différemment, peut prendre plusieurs significations, sont mal comprises des moteurs de recherche anglo-saxons. L'écrit pourrait-il devenir un handicap à l'ère de l'assistance, des assistants vocaux et des objets connectés ? 

2. Après une brève histoire des langages informatiques, de leurs usages et de leur apprentissage, Bertrand Jouvenot s'interroge sur la possibilité pour un ordinateur de comprendre un langage humain, c'est à dire d'interpréter et d'exécuter des commandes dictées en langage naturel. À quoi ressemblerait l'informatique, si tous les utilisateurs pouvaient interagir directement, par une langue commune, avec la machine ? 

3. La parole ne sert pas qu'à communiquer ce qu'on sait, mais aussi ce qu'on ignore, ce dont on doute, ce qu'on craint, ce qu'on imagine. Quels mécanismes d'écoute active et d'encouragement à la prise de parole pouvons-nous mettre en place, pour que les développeurs s'expriment plus dans les réunions de travail agiles ?

4. Une rapide recherche de notoriété sur Google suggère une prédominance du mode de pensée « oui mais » sur le « oui et ». L'une des premières règles de l'improvisation rappelle d'éviter les « non » et « oui mais » sur scène, pour éviter de bloquer l'intrigue. « Oui mais » commence par les critiques, alors que « oui et » cherche à construire, à creuser les propositions et leurs possibilités. L'habitude de l'improvisation et de l'écoute active aident beaucoup à adopter l'esprit « oui et », et donc à permettre à vos interlocuteurs d'exprimer tout leur potentiel !

5. Je regrette de si peu connaître le chinois, pour vérifier les analyses de Bertrand. Selon lui, le chinois, parlé avant d'être écrit, confond passé et présent, écriture et image, dans une créativité de l'émotion et de l'instinct opposée à la créativité analytique et prédictive de la pensée occidentale. En tous cas, l'idée que le langage porte une forme de créativité, que le paradigme de pensée même diffère d'une langue à l'autre, est riche en développements ! 

6. Lorsque l'auteur donne des conseils à Jean-Michel Blanquer pour réformer l'Éducation National, il se centre sur l'éducation au numérique. Mais cela ne nuit en rien à l'application du Grand Oral du bac, au contraire ! Il ne suffit pas d'être un génie du code, encore faut-il savoir partager son travail, ses idées, et les remettre en question — comme l'invite à faire la deuxième épreuve du Grand Oral, qui demande au candidat d'adopter un autre point de vue sur son exposé, à partir des questions du jury.

7. Bertrand Jouvenot réfléchit avec Férréole Lespinasse à une écriture artificielle, générée par intelligence artificielle. Qu'en est-il du discours ? Si, avec GPT-3, l'écriture artificielle a atteint une grande crédibilité cognitive et logique, peut-elle écrire un discours et l'interpréter, c'est-à-dire y mettre de l'émotion, de l'ironie, de l'empathie…? 

8. Comment lutter contre les fake news ? En sachant en produire ! Connaître les grandes techniques techniques rhétoriques est aussi une manière de s'immuniser contre leur pouvoir de manipulation. De même bien sûr à l'oral : savoir structurer un discours et le rendre plus persuasif permet aussi de mieux les analyser, et donc de les juger plus objectivement. Apprenez à manipuler, c'est pour votre bien !

9. Un rappel de Guillaume de Lacoste Lareymondie : « Ce que vous présentez au public - écrits, vidéos, présentations, oeuvres - devient votre image publique. Or, avec le web, vous n'avez plus besoin de passer par un éditeur, un producteur ou un agent pour devenir visible ; il n'y a donc plus de filtre. Vous courez alors le risque de la complaisance. L'auto-publication requiert une grande discipline personnelle. Pour cela, le mieux reste de demander des avis de tiers compétents et sincères avant de poster votre travail en ligne. » On ne saurait dire mieux : testez, avant de vous improviser Youtuber !

10. Dans son Guide de survie pour tout entrepreneur, Vivien Poujade recommande de rebooster les équipes avec un discours façon Independence Day, un « motivational speech », une à quatre fois par an. Si je recommanderais aussi les rendez-vous réguliers, et bien sûr l'importance de la parole publique pour présenter le cap et les objectifs, je ne crois pas que l'hyper-valorisation de la parole du dirigeant face à ses collaborateurs soit une bonne chose pour l'entreprise. Plutôt qu'un discours Independence Day, ne peut-on imaginer des formats qui laissent plus de place à la parole des collaborateurs — concours d'éloquence, « TEDx » d'entreprise, débats…? 

11. Excellent conseil en négociation de Xavier Milin, qui rappelle dans Lever des fonds - Comprendre et maîtriser toutes les étapes que la valorisation de l'entreprise ne fait pas tout : négociez au contraire sur les marges et les avantages non-matériels, comme le statut de l'entrepreneur.

12. À force d'opposer une intelligence artificielle soumise à l'homme, et une intelligence artificielle capable de le remplacer dans tous les domaines, y compris ceux de la création, on aboutit souvent à un vague compromis : l'intelligence artificielle en collaboration avec l'intelligence humaine. Des développeurs du MIT et d'ABA English Language lui donnent du sens : ils ont créé un programme pour l'assistant vocal Alexa, capable d'évaluer, par une discussion, votre niveau d'anglais. Basé sur l'interactivité, il décharge les professeurs d'anglais de leurs tâches les plus répétitives, sans remplacer leur expertise, leur passion ou leur créativité. Vers un nouvel apprentissage des langues, plus personnalisé ? 

À travers toutes ces réflexions et ces questions, se dessine un nouvel avenir pour la parole publique en entreprise : plus synthétique et plus humaine à la fois, augmentée par le numérique, mais lui faisant contre-poids, créatrice de fake news, mais seul moyen de se rendre imperméable à la manipulation par le discours… La parole à l'ère numérique est un exercice d'équilibriste, où tout est dosage, mesure, et compréhension des enjeux !

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Le livre de Bertrand Jouvenot : 500 Réflexions Digitales (Tome I), Bertrand Jouvenot, 2020.

L'École de la Parole, Laura Sibony, Hachette, 2020